Intervention de Esther Benbassa

Réunion du 3 février 2015 à 14h30
Représentation équilibrée des territoires — Adoption d'une proposition de loi constitutionnelle dans le texte de la commission

Photo de Esther BenbassaEsther Benbassa :

Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, nous sommes réunis aujourd’hui pour débattre d’une véritable proposition sénatoriale.

En effet, la proposition de loi constitutionnelle tendant à assurer la représentation équilibrée des territoires est présentée par le président de la Haute Assemblée et par le président de la commission des lois. Elle est inscrite non pas dans un espace réservé, mais à l’ordre du jour d’une semaine d’initiative du Sénat et concerne, comme son titre l’indique, la représentation de nos territoires.

Je veux ici saluer cette initiative, qui montre, en ces tristes temps de « Sénat bashing », que notre institution est capable de se réunir et de débattre de manière transpartisane de ce qui est notre raison d’être : nos territoires.

La proposition de loi de MM. Larcher et Bas vise deux objectifs : d’une part, introduire la notion de territoire dans notre Constitution, et ce dès l’article 1er, dont le premier alinéa, une fois révisé, serait ainsi rédigé : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée. La République garantit la représentation équitable de ses territoires dans leur diversité. » ; d’autre part, modifier, l’article 72 de notre Constitution, premier article consacré aux collectivités territoriales, afin d’assurer à ces dernières une représentation équitable en introduisant une nouvelle limite maximale d’écart de représentation égale au tiers de la moyenne de représentation constatée pour l’assemblée concernée, au lieu des 20 % imposés par le Conseil constitutionnel.

Ce bref préambule permet malgré tout de mesurer tout l’enjeu de cette proposition de loi constitutionnelle, qui mêle les questions fondamentales de l’égalité devant le suffrage, de la représentation et de la démocratie.

À première vue, le principe d’égalité devant le suffrage, bien connu de nous tous, peut paraître très simple à envisager. Comme l’écrivait Hans Kelsen dans sa Théorie générale du droit et de l’État, « l’influence qu’un électeur exerce sur le résultat de l’élection doit être égale à celle qu’exerce chacun des autres électeurs : chaque suffrage doit avoir un poids égal à celui de tous les autres » ou, comme l’exprime encore plus simplement l’adage : « un homme, une voix » – il faudrait plutôt dire : « un homme ou une femme, une voix ». §

Si le principe est simple, il se heurte à une réalité qui l’est nettement moins. En pratique, lorsque deux circonscriptions élisent un même nombre d’élus, alors qu’ils n’ont pas le même nombre d’habitants, le poids du vote des électeurs de chacune des deux circonscriptions sera différent et l’égalité sera ainsi rompue.

Fort de ce constat, le Conseil constitutionnel a souvent invité le législateur à corriger le désajustement résultant des évolutions démographiques. On peut ainsi lire, dans sa décision du 6 juillet 2000 : « les dispositions combinées de l’article VI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et des articles 3 et 24 de la Constitution imposent au législateur de modifier la répartition par département des sièges de sénateurs pour tenir compte des évolutions de la population des collectivités territoriales dont le Sénat assure la représentation ».

Depuis, la Constitution a bien été modifiée, et encore récemment par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République.

Cependant, la représentativité démographique est parfois concurrencée par la représentativité des territoires. Ainsi, dans la saisine qui précéda la décision du 6 juillet 2000, les requérants soutenaient que la loi déférée, relative à l’élection des sénateurs, était contraire à la Constitution en ce que notamment « l’abaissement à 300 habitants du seuil pour désigner les délégués des communes bouleverse complètement la représentation des collectivités territoriales : les petites communes sont écrasées, tout comme les départements et les régions ».

Le seuil de 300 habitants leur apparaissait arbitraire et n’était justifié, à leurs yeux, par aucun autre argument que celui de la démographie.

Le Conseil constitutionnel estimait alors que, pour respecter le principe d’égalité devant le suffrage, « la représentation de chaque catégorie de collectivités territoriales et des différents types de communes doit tenir compte de la population qui y réside ». En substance, « si le nombre des délégués d’un conseil municipal doit être fonction de la population de la commune et si, dans les communes les plus peuplées, des délégués supplémentaires, choisis en dehors du conseil municipal, peuvent être élus par lui pour le représenter, c’est à la condition que la participation de ces derniers au collège sénatorial conserve un caractère de correction démographique ».

Bien que les jurisprudences du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État soient convergentes et reposent toutes deux sur des exigences essentiellement démographiques, les décisions de ces deux institutions ont pu différer.

Ainsi, le Conseil constitutionnel, en tant que juge des élections législatives, s’intéresse à l’égalité des suffrages au niveau national. Son souci constant est de veiller à la répartition des sièges en contrôlant que l’écart de population entre deux circonscriptions à l’intérieur de chaque département ne dépasse pas 20 %.

Selon les auteurs de la présente proposition de loi constitutionnelle, si cette limite « garantit [...] l’égalité de représentation des habitants et le respect du critère démographique pour l’exercice de la souveraineté nationale », dans le cadre de l’élection des parlementaires, elle est « trop étroite pour les assemblées locales ».

Le 21 octobre 2014, dans son allocution prononcée à la suite de son élection à la présidence du Sénat, M. Gérard Larcher déclarait : « Le critère démographique, mes chers collègues, est-il le critère exclusif de représentativité ? » Vous plaidiez pour une amélioration de la représentation des citoyens en combinant « la démocratie du nombre et celle du territoire ».

Combiner « la démocratie du nombre et celle du territoire », telle est donc l’ambition de cette proposition de loi constitutionnelle.

Le groupe écologiste partage tout à fait cet objectif, mais la question se pose de savoir si le présent texte constitue un moyen efficace de l’atteindre. Afin d’apporter une réponse concrète à cette question, il me semble important de rappeler certaines positions défendues de longue date par les écologistes.

Nous avons longtemps milité en faveur de la suppression du conseiller territorial et de la modification du mode de scrutin des conseils généraux pour assurer une représentation équitable des territoires et des forces politiques.

Afin de clarifier le rôle de chacun des échelons, nous préconisions qu’une « conférence régionale des compétences », réunissant dans chaque région l’État et les différents niveaux de collectivités territoriales décide de la répartition des compétences non régaliennes, autorise l’expérimentation de nouvelles compétences pour les pouvoirs locaux et permette d’assurer la qualité des services publics locaux. Ces conférences pourraient également proposer des modifications institutionnelles soumises à l’approbation du Parlement.

Nous souhaitons que la démocratisation des intercommunalités soit engagée avec la mise en œuvre d’un scrutin assurant une représentation directe de la population et garantissant celle des communes.

L’autonomie financière et de gestion des collectivités, ainsi qu’une péréquation bénéficiant aux territoires défavorisés doivent être rendues possibles par une réforme de la fiscalité locale.

Enfin, comme j’ai eu l’occasion de le rappeler il y a peu dans cet hémicycle, face aux crises politiques et institutionnelles, il faut refonder profondément nos institutions, à tous les niveaux, pour affronter démocratiquement les temps qui viennent et bâtir ensemble une nouvelle société. C’est une VIe République qu’il convient d’inventer : il ne suffit pas de « réparer » la Ve. C’est pourquoi, si nous partageons l’ambition de cette proposition de loi constitutionnelle, modifier la Constitution par petits bouts n’est pas une solution satisfaisante à nos yeux.

Parce que, nous en sommes convaincus, c’est le modèle de nos institutions qu’il faut réinventer dans son entier, c’est à la construction de la VIe République qu’il faut s’atteler maintenant. Et parce que la représentativité des territoires ne peut être envisagée uniquement en termes de population, la préservation de la nature et de la biodiversité doit être tout à fait intégrée dans les politiques publiques.

En conclusion, mes chers collègues, le groupe écologiste ne soutiendra pas ce texte.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion