Enfin, je n’évoque même pas les aides directes accordées par les Émirats arabes unis et le Qatar, dont les budgets publics ont amplement les moyens d’une charité d’autant mieux ordonnée qu’elle commence par leurs propres intérêts. Une récente étude commandée par les grandes compagnies aériennes américaines tend à montrer que les trois compagnies du Golfe auraient ainsi bénéficié, pendant dix ans, d’environ 40 milliards de dollars de subventions.
Quelle est la motivation de ces États ? Veulent-ils favoriser la découverte du monde par leurs habitants, afin qu’ils s’ouvrent à d’autres cultures ? Souhaitent-ils accueillir plus de touristes à des prix suffisamment incitatifs pour qu’ils ne comptent pas lorsqu’ils fréquentent leurs centres commerciaux ? Non !
Si Dubaï est devenu la quatrième destination internationale long-courrier au départ de Paris, ce n’est pas pour ramener chez eux les Qataris ou Émiratis après leur avoir laissé admirer les splendeurs de l’Hexagone. Ce n’est pas non plus pour que nos concitoyens puissent découvrir les plus hauts gratte-ciel au monde et les plus vastes ensembles d’îles artificielles. C’est tout simplement pour capter la clientèle long-courrier vers une grande partie des destinations asiatiques, très à l’est du Golfe.
En effet, ces trois compagnies assurent les trois quarts des voyages entre l’Europe, d’une part, et le Moyen-Orient, l’Inde, l’Asie du Sud-Est et l’Océanie, d’autre part. Entre 2008 et 2013, les compagnies européennes ont réduit de 30 % leur capacité sur la zone formée par le Golfe, le sous-continent indien et l’Asie du Sud-Est.
Cette réduction de 30 % a intégralement profité aux compagnies du Golfe. Celles-ci ont capté toute la hausse du trafic sur ces destinations. Il importe de souligner qu’un avion affrété par une compagnie européenne crée indirectement quatre fois plus d’emplois en Europe que le même appareil exploité par une compagnie de pays tiers.
Cette forme de concurrence, observée à l’échelon international, n’est pas la seule à déplorer. Sur certaines liaisons mondiales et sur les marchés intérieurs de l’Union européenne, parfois même sur des liaisons nationales, de nouveaux venus s’imposent par des moyens particulièrement peu orthodoxes : il s’agit des compagnies low cost, dont le contre-modèle mérite notre attention.
La plus célèbre et la plus ancienne en Europe est l’irlandaise Ryanair, fondée en 1985 avec un seul avion de quinze sièges, à hélices, reliant Dublin et Londres. Cette compagnie détient aujourd’hui la deuxième place en Europe, après Lufthansa. Sa capitalisation boursière est quatre fois supérieure à celle d’Air France-KLM…
La deuxième grande compagnie européenne low cost est la britannique Easyjet. Fondée en 1995, elle s’est hissée aujourd’hui à la quatrième place en Europe. Cet opérateur utilise 200 avions qui desservent 700 lignes en Europe, en Afrique et au Moyen-Orient, sur 127 aéroports. Là aussi, le succès est au rendez-vous.
Depuis l’invention du concept low cost, il y a une quarantaine d’années, par la compagnie américaine Southwest, de nombreuses variantes sont apparues. Je limiterai mon propos à la plus grande de ces compagnies, Ryanair, qui exploite aujourd’hui 25 % de lignes de plus que Southwest, mais avec deux fois moins d’avions. L’élève a dépassé le maître, en quelque sorte.
Son modèle économique, ou plutôt son contre-modèle, associe vente de billets à un tarif dérisoire et bénéfices procurés par la combinaison du dumping social, de subventions publiques moissonnées sans vergogne et d’une évasion fiscale érigée en art de vivre.
Le dumping social vient en premier, car une compagnie voulant proposer des tarifs imbattables commence logiquement par contracter ses charges de personnel. Trois leviers sont mis en œuvre à cette fin.
Tout d’abord, les salariés de Ryanair sont dotés d’un contrat de droit irlandais, bien que seules trois des cinquante-sept bases du réseau Ryanair se trouvent en République d’Irlande. En application d’une disposition du droit de l’Union européenne que je qualifierai d’absurde, les cotisations sociales patronales sont calculées aux taux du pays d’implantation de la compagnie, donc aux conditions irlandaises. Pour un même salaire brut, le coût de ces cotisations est quatre fois inférieur à ce qu’il serait en France. Peu importe à cet égard que, dans leur écrasante majorité, les salariés concernés ne posent jamais le pied en Irlande !
Au demeurant, tout professionnel consacrant son activité au service de Ryanair n’est pas toujours salarié, loin de là. En effet, quelque 70 % des pilotes et 60 % des hôtesses et stewards sont employés aujourd’hui avec un statut de travailleurs indépendants, alors même que 100 % de leur temps de travail est consacré à Ryanair. Les puristes de notre droit du travail pourraient à juste titre s’interroger sur la notion de recel de main-d’œuvre.