Le moins que l’on puisse dire, personne n’en disconviendra, c’est que ce phénomène s’amplifie. D’ailleurs, n’est-ce pas le président du Sénat, Gérard Larcher, qui affirmait ceci en 2009 : « D’ici à quelques années, une quinzaine de départements vont se retrouver en situation de rupture de charge financière. […] » Il ajoutait : « On ne va pas laisser les départements déposer le bilan à cause de la solidarité intergénérationnelle. [...] Il faut imaginer une nouvelle dynamique. »
Or, un peu plus d’un an après, la situation n’a guère évolué, si ce n’est que le nombre de départements en grande difficulté a considérablement augmenté. En croisant les données issues du travail commun réalisé en 2009 par l’Assemblée des départements de France et les services du ministère de l’intérieur à ceux qui ont été fournis par la commission Carrez-Thénault, qui a travaillé sur des données plus récentes fournies par la direction générale des finances publiques, il y aurait, début 2010, trente départements en difficulté.
L’hétérogénéité de cette liste quant à la nature des départements concernés – urbains ou ruraux –, à leurs tailles ou aux majorités qui les gèrent, permet d’écarter immédiatement un débat qui ne m’apparaît pas opportun, celui de la qualité de la gestion de ces derniers, débat que le Gouvernement tente pourtant de lancer.
Je note d’ailleurs avec satisfaction que M. le rapporteur, Charles Guené, a évité ce travers, même si je regrette qu’il ait précisé dans son rapport que, si elle était adoptée, la présente proposition de loi aurait pour effet de déresponsabiliser les départements. Je reviendrai sur ce point.
Si je le souligne, c’est que cela revêt une très grande importance et nous renvoie au contenu même de la proposition de loi que nous avons déposée simultanément avec le groupe RDSE et le groupe socialiste, et dont l’élaboration a été réfléchie et travaillée avec l’Assemblée des départements de France, naturellement impliquée sur le sujet, dont je salue, à mon tour, la délégation présente dans les tribunes.
Il ne s’agit pas, contrairement à ce que d’aucuns voudraient faire croire, d’imposer à l’État la prise en charge d’une partie du déficit dont souffrent les départements. Au contraire, cette proposition de loi se borne à rappeler à l’État ses engagements premiers, c’est-à-dire la garantie pour toutes et tous de l’existence de dispositifs individuels, solidaires, nationaux – j’insiste bien sur ce caractère national. Voilà l’objet de cette proposition de loi !
Comme vous le savez, depuis l’adoption des lois de décentralisation du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions et du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales, la solidarité repose en partie – en large partie – sur les collectivités territoriales, dont les départements. Se sont ainsi multipliées les lois de transferts de compétences, à l’image de la loi du 18 décembre 2003 portant décentralisation en matière de revenu minimum d'insertion et créant un revenu minimum d'activité, qui a décentralisé la gestion du revenu minimum d’activité, d’extension des compétences, telle la loi du 1er décembre 2008 généralisant le revenu de solidarité active et réformant les politiques d'insertion, de création de compétences à la charge des départements, comme ce fut notamment le cas avec l’allocation personnalisée d’autonomie et la prestation de compensation du handicap.
Nous le voyons, avec ces trois allocations individuelles de solidarité – le RSA s’étant substitué au RMI –, les départements jouent aujourd’hui un rôle central dans les dispositifs destinés aux plus démunis ou aux plus fragiles de nos concitoyens.
Ces trois allocations sont, chacun le mesure, de très grande importance pour celles et ceux qui en bénéficient et correspondent à la traduction dans les faits – bien que beaucoup reste encore à faire – du principe fondamental posé par le préambule de notre Constitution, selon lequel « tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence ».
C’est pourquoi, en tant qu’acteurs de terrain côtoyant au plus près nos concitoyens et ayant pour mission au Sénat de veiller au respect des collectivités et des territoires, nous devons, au delà nos divergences et nos oppositions politiques, tout faire pour éviter que la dégradation des finances publiques et locales n’ait un jour pour conséquence de priver d’accès à ces allocations celles et ceux qui en ont besoin pour vivre dans la dignité, ou d’en réduire le champ.
C’est afin d’éviter cette situation que les membres du groupe CRC-SPG ont déposé, comme leurs collègues du groupe socialiste et du groupe du RDSE, cette proposition de loi, laquelle pose le principe simple de la compensation intégrale des dépenses engagées par les départements au titre du RSA et de la PCH et à hauteur de 90 % pour celles de l’APA.
Nous sommes actuellement loin de cette compensation puisque, de l’aveu même du rapporteur, l’adoption de cette proposition de loi – et j’y vois là le réel et seul motif d’opposition – aurait pour conséquence de coûter 3, 34 milliards d’euros à l’État.
Comme le souligne Charles Guené dans son rapport, la situation est connue de tous : « Le coût de ces prestations augmente et les compensations versées par l’État ne couvrent pas cette augmentation, qui pèse lourdement sur les budgets départementaux. »
À titre d’exemple, madame la secrétaire d’État, de 2004 à 2010, pour le Val-de-Marne – département que nous connaissons bien et que nous aimons toutes les deux, j’en suis sûre ! –, les dépenses non compensées se montent à 260 millions d’euros. Pour 2011, cela correspond à 95 millions d’euros, soit le coût de construction de cinq nouveaux collègues !
Vous voyez donc bien que ces chiffres sont importants pour les départements !
Dès lors, mes chers collègues, il n’existe aucune autre voie possible, à moins de considérer – ce que nous ne pouvons accepter –, que, un jour, ces allocations perdent définitivement tout caractère national, ce qui ne manquerait pas d’entraîner d’importantes disparités entre nos concitoyens et constituerait ainsi une atteinte sans précédent au principe d’égalité.
À cet égard, je voudrais réfuter l’argument, avancé par M. le rapporteur, selon lequel l’adoption de cette proposition de loi aurait pour effet – vous l’avez dit et cela a été répété – de déresponsabiliser les départements dans l’attribution de ces allocations.
C’est bien mal connaître les départements et ceux qui participent à leur direction au sein des exécutifs que de croire cela ! Mais, surtout, c’est oublier un élément important puisque, en raison du partage opéré entre l’État et les départements, c’est à l’État, au nom de la solidarité nationale et du principe d’égalité dont je viens de parler, qu’incombe la compétence générale de détermination des normes et de la définition des conditions d’accès.
Toutes les autres propositions sont donc insatisfaisantes, notamment celles qui consistent à espérer que se réduise, après la crise, l’écart entre les dépenses liées à ces trois allocations et les ressources propres aux départements. Ce raisonnement, exact du point de vue strictement comptable, part cependant du postulat – que nous ne pouvons accepter – selon lequel ce serait aux départements d’assumer seuls les évolutions passées et à venir de ces allocations.
Ce raisonnement entérine le désengagement total de l’État dans le financement de ces allocations, ce que nous avions d’ailleurs dénoncé lors de l’adoption des lois de décentralisation et à l’occasion de l’examen de chacune des lois créant ces allocations ou transférant leur gestion aux départements.
De plus, quand bien même nous accepterions cette logique – ce qui n’est pas le cas –, les mécanismes actuels de financement ne peuvent suffire et ne sont pas de nature à garantir un financement pérenne et durable. Je pense notamment aux ressources issues de la CNSA et destinées au financement de l’APA et de la PCH. En effet, la contribution solidarité autonomie, tout comme la fraction de 0, 1 % de la CSG perçue sur les revenus d’activité, dépend très fortement de l’activité économique, singulièrement du taux d’emploi. Quant aux recettes tirées des droits de mutation à titre onéreux, elles sont trop volatiles et sont elles aussi soumises à la conjoncture économique, comme l’atteste leur effondrement en raison des effets de la crise économique sur le secteur de l’immobilier.
À tout cela, il convient d’ajouter, comme le rappelle justement M. le rapporteur, que « les difficultés des départements pourraient être accentuées par la réforme de la taxe professionnelle », puisque, selon la commission Carrez-Thénault, avec cette réforme, les conseils généraux ne peuvent plus utiliser qu’un levier sur des recettes fiscales réduites de moitié, c’est-à-dire représentant 16 % de leurs ressources contre 35 % auparavant.
Au final, compte tenu de tous ces éléments, le reste à charge net supporté par les départements devrait atteindre près de 10 % de leurs dépenses de fonctionnement, soit un peu plus de 5 milliards d’euros. Il s’agit d’un montant d’autant plus important que les départements ne disposent plus de levier d’ajustement, à moins de réduire encore plus qu’ils ne le font déjà leurs investissements ou d’augmenter considérablement la fiscalité locale, notamment celle qui est supportée par nos concitoyens.
D’autres invitent également les départements à se concentrer sur les seules dépenses obligatoires. Cela n’est pas sans rappeler la suppression de la clause de compétence générale, prévue pour 2015. Ces deux propositions sont différentes, mais sont issues d’une même matrice, celle de la baisse des dépenses publiques par le biais de la réduction des missions, qui n’est naturellement pas satisfaisante.
D’ailleurs, Pierre Jamet, dans le rapport sur les finances départementales dont il s’est vu confier la rédaction et qu’il a remis au Premier ministre le 22 avril dernier, confirme la situation et l’analyse que nous faisons aujourd’hui avec mes collègues du groupe socialiste et du groupe du RDSE. Il rappelle en ces termes que cette solution n’en est pas une puisque « la simple recommandation adressée aux départements de se recentrer sur leurs dépenses obligatoires est simpliste et illusoire ». Il précise en outre que, « à la fois en matière d’investissement et surtout en matière de fonctionnement, nombre des politiques facultatives dans le domaine scolaire, culturel, sportif ont un impact social réel ».
Réduire les moyens financiers des départements, en n’assurant pas, par exemple, le financement des missions qui leur sont transférées et en les obligeant à puiser dans leurs propres ressources, est une manière de les empêcher d’accomplir les missions qu’ils se sont, certes, eux-mêmes confiées, mais dans le seul but – faut-il le rappeler ! – de pallier les carences de l’État dans de nombreux domaines par l’utilisation de cette clause. Je voudrais notamment citer le secteur du logement, qui souffre, encore une fois, de la baisse constante de crédits inscrits en loi de finances.
Madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, tout est fait, pas à pas, pour empêcher les départements de jouer leur rôle de garant d’une solidarité efficace et de proximité.