Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, la presse tient dans notre pays une place à part. Par la diversité des titres, la pluralité des opinions qui s’y expriment, sa participation au débat démocratique, la presse française n’est pas seulement un pouvoir ou un contre-pouvoir, elle est simplement l’espace de liberté et de débat qui rend possible la vie en démocratie, elle en est même le corollaire indispensable.
L’examen de la proposition de loi portant diverses dispositions tendant à la modernisation du secteur de la presse vient à point nommé, parce que la liberté de la presse ne doit pas rester une pétition de principe, une liberté virtuelle, un slogan de manifestation. La liberté de la presse doit avoir les moyens de s’exercer pleinement. Or elle ne s’exerce qu’à la condition d’avoir des journaux nombreux, divers, robustes financièrement et confortés dans leur liberté.
Nous examinons évidemment cette proposition de loi dans un contexte très différent, dont nous ne pouvons nous abstraire, de celui dans lequel s’est tenu le débat à l’Assemblée nationale. Notre pays vient de vivre la pire attaque terroriste depuis la fin de la guerre. Ne nous y trompons pas, l’attaque abjecte contre Charlie Hebdo voilà un mois visait certes à décimer une rédaction, mais aussi à frapper au cœur la République. Douloureux rappel : les Français ont sans doute pris conscience à cette occasion que ce cœur, précisément, c’est la presse.
Nous contribuons aujourd’hui à répondre à l’immense espérance née le 11 janvier dernier, en affirmant avec solennité et dignité que la France se lèvera toujours pour défendre les valeurs de la République, au premier rang desquelles figurent la liberté et la laïcité.
Je veux le dire ici, à la tribune du Sénat, en reprenant les mots prononcés par le Président de la République lors du 70e anniversaire de l’Agence France-Presse : « Nous n’insultons personne lorsque nous défendons nos idées, lorsque nous proclamons la liberté. […] Le drapeau français, c’est toujours celui de la liberté. »
Le temps de l’émotion, vive encore, commence à laisser place au temps de la réflexion et de l’action : la réponse face à cette attaque sera évidemment multiple, mais je pense que notre travail d’aujourd’hui en fait partie. En rénovant le cadre de la distribution de la presse, en assurant l’avenir de l’Agence France-Presse et en créant ce nouveau statut d’entreprise solidaire de presse d’information, nous contribuons au maintien et au développement du pluralisme des médias dans notre pays.
Je suis heureuse de voir que le travail en commission a permis un débat très ouvert, où chaque famille politique a pu formuler des propositions d’amélioration du texte, dont plusieurs ont pu être acceptées. Ce travail collectif, dont je vous remercie, mesdames, messieurs les sénateurs, montre que l’avenir du secteur de la presse est un sujet transpartisan, un enjeu républicain et démocratique, qui prend évidemment un relief particulier dans ce contexte dramatique.
Après le travail d’orfèvre réalisé à l’Assemblée nationale par Michel Françaix, que je veux de nouveau saluer, le rapporteur du Sénat, Philippe Bonnecarrère, a effectué un travail constructif, lequel, à bien des égards, a permis d’utiles enrichissements du texte, ce dont je le remercie. Je veux enfin saluer l’investissement du groupe CRC sur ce texte. Pierre Laurent au Sénat et Marie-George Buffet à l’Assemblée nationale se sont particulièrement impliqués. Si nous ne sommes pas d’accord sur tout – le débat le révélera sans doute –, nous nous rejoignons au fond sur l’essentiel et le niveau d’ambition à avoir pour le secteur de la presse.
Je ne reviendrai pas sur la crise structurelle que traverse la presse, dont le diagnostic est largement connu et partagé : la révolution numérique bouleverse les modèles économiques de ce secteur, mais aussi les usages de lecture. Ces mutations ne remettent pas en cause les principes fondamentaux qui gouvernent la presse : la garantie du pluralisme des courants de pensée et d’opinion, notamment politiques, qui ne saurait être effectif sans la possibilité d’une distribution libre sur l’ensemble du territoire et d’un égal accès à la presse par tous les citoyens.
Cette proposition de loi se décline en trois volets : le renforcement de la régulation de la distribution de la presse ; la modernisation de la gouvernance de l’Agence France-Presse et sa mise en conformité avec les exigences communautaires ; enfin, la création d’un nouveau statut d’entreprise solidaire de presse d’information.
Le titre Ier de la proposition de loi répond aux enjeux de la refondation de la distribution de la presse, en renforçant la régulation du secteur.
Le système coopératif de distribution de la presse est un pilier fondamental de l’information pluraliste dans notre pays. Il garantit à tout éditeur le droit d’être distribué et permet ainsi la mise en œuvre effective de l’objectif constitutionnel de préservation du caractère pluraliste des courants d’expression. Cependant, il connaît aujourd’hui, à tous ses niveaux, une crise profonde liée au déclin de la diffusion physique de la presse, qui fragilise les messageries, les dépositaires, les diffuseurs et les éditeurs de presse. Ainsi, la principale société coopérative de presse, et la seule à distribuer les quotidiens, Presstalis, est engagée dans une restructuration profonde, indispensable à sa pérennité, et qui implique une véritable réorganisation industrielle de la filière de distribution. Les dépositaires se réorganisent également, dans des conditions douloureuses. Enfin, de nombreux diffuseurs voient leur activité fragilisée ; leur nombre en France est passé de 29 749 à la fin de l’année 2008 à 26 816 à la fin de l’année 2013.
Aussi, dans le respect des principes fondateurs hérités de la loi Bichet – égalité de traitement des titres, caractère coopératif du système et gouvernance paritaire –, il convient de procéder à trois évolutions, en s’appuyant sur les avancées apportées par la loi n° 2011-852 du 20 juillet 2011 relative à la régulation du système de distribution de la presse.
D’une part, il importe de renforcer les logiques de solidarité coopérative au sein de la distribution de presse. Grâce à cette proposition de loi, le législateur définit plus précisément les modalités et les critères de solidarité fondant les barèmes des messageries, qui seront soumis à une procédure d’homologation. Le renforcement de la transparence qui en résultera permettra enfin d’objectiver les fondements économiques des barèmes. De manière globale, les principes de coopération et d’équilibre financier général seront désormais inscrits parmi les finalités de la régulation de la distribution de la presse.
Je prends bonne note de la modification de cette procédure d’homologation que propose la commission de la culture du Sénat en conférant la compétence de principe à l’Autorité de régulation de la distribution de la presse, l’ARDP, après avis du président du Conseil supérieur des messageries de presse, le CSMP. Après réflexion et consultation de la profession, il apparaît que la solution proposée par la commission, sous réserve d’un aménagement que je vous proposerai, est une avancée que le Gouvernement souhaite soutenir. Nous y reviendrons dans le débat.
D’autre part, le texte vise à conférer à l’Autorité de régulation de la distribution de la presse un pouvoir renforcé pour assurer une mise en place rapide des réformes indispensables du secteur, tout en maintenant le rôle représentatif et décisionnel du Conseil supérieur des messageries de presse.
Enfin, le texte a pour objet d’ouvrir de façon encadrée le « dernier kilomètre » de distribution de la presse aux éditeurs de presse. Je note les craintes que peut susciter cette disposition. Cependant, la baisse de la diffusion imprimée rend indispensable la recherche de mutualisation entre les réseaux de distribution sur le dernier kilomètre. Cette disposition, qui s’appuie sur les nombreuses expérimentations qui ont d’ores et déjà eu lieu, permettra aux éditeurs de la presse quotidienne régionale, la PQR, dotés de leur propre réseau de distribution d’acheminer vers les points de vente les titres de la presse quotidienne nationale, la PQN, désireux de signer des contrats de distribution.
Le titre II de la proposition de loi parachève la consolidation de l’Agence France-Presse en modernisant le cadre juridique dans lequel se développe l’Agence, tant sur le plan de sa gouvernance que de la conformité au droit européen.
Seule agence internationale non anglophone, l’Agence France-Presse participe pleinement du rayonnement de la France et apporte, conformément à l’article 2 de son statut, une information exacte, impartiale et digne de confiance. Le Président de la République a pu ainsi rappeler toute l’importance de l’AFP en fêtant les soixante-dix ans de cette dernière en janvier dernier.
Toutefois, l’Agence est elle aussi confrontée à la crise que subissent ses clients traditionnels, alors même que la concurrence internationale s’accroît avec la création d’une agence chinoise. Le Gouvernement avait ainsi décidé de diligenter une mission sur l’avenir de l’AFP. Le rapport définitif du député Michel Françaix propose de renforcer la capacité d’investissement de l’Agence pour qu’elle puisse consolider son modèle grâce au développement de produits innovants, notamment avec la création d’une filiale de moyens. Je sais les craintes que la création de cette filiale a pu susciter. Cependant, non seulement le choix de cette option ne comporte aucun danger pour l’Agence, mais il permet, au contraire, de répondre efficacement à son besoin de financement.
Parallèlement, l’État accompagne le développement de l’AFP en lui accordant un traitement budgétaire très favorable en loi de finances initiale pour 2015 – avec une augmentation de 2 millions d'euros –, en finalisant la négociation d’un contrat d’objectifs et de moyens ambitieux et en achevant la refonte de la convention d’abonnement.
Ces dispositions de modernisation de la gouvernance de l’Agence et de mise en conformité avec le cadre communautaire parachèvent ainsi la consolidation du modèle original de l’AFP.
À l’issue de l’examen du texte à l’Assemblée nationale, plusieurs évolutions dans la gouvernance ont été proposées.
Je citerai, en premier lieu, une modification de la composition du conseil d’administration, où les représentants des éditeurs de presse seraient moins nombreux, où siégerait une nouvelle catégorie d’administrateurs – des personnalités qualifiées nommées par le conseil supérieur de l’AFP – et où serait enfin fixé un objectif de parité femmes-hommes.
Je signale, en deuxième lieu, une modification de la composition du conseil supérieur : les membres dont le mandat devient renouvelable une fois ne pourront le cumuler avec un mandat au conseil d’administration et devront être des personnes en activité.
Je souligne, en troisième lieu, la participation de la commission financière, sans voix délibérative, aux séances du conseil d’administration.
J’appelle enfin votre attention sur la quatrième avancée, l’allongement du mandat du président-directeur général de l’AFP de trois à cinq ans.
Sur l’initiative du rapporteur, M. Bonnecarrère, la commission de la culture du Sénat a fait une proposition de réforme plus radicale de la gouvernance de l’Agence, qui consiste à faire fusionner le conseil supérieur et la commission financière en une nouvelle commission de surveillance. Cette solution mériterait un examen et une concertation plus approfondis pour en mesurer finement toutes les implications. Le moment où cette proposition intervient ne le permet pas. C’est pourquoi il me semble prématuré – et même aventureux juridiquement – de choisir cette option ; nous aurons l’occasion d’en débattre.
Par ailleurs, la clôture de la plainte pour aide d’État, déposée par un concurrent de l’AFP auprès de la Commission européenne, appelle des aménagements au statut de 1957 afin de transcrire les mesures nécessaires pour assurer le plein respect du droit européen de la concurrence, conformément aux demandes de la Commission européenne.
D’abord, le calcul de l’abonnement de l’État, aujourd’hui défini par référence aux tarifs de la presse française, doit se faire par référence au barème des « clients entreprises » de l’Agence.
Ensuite, l’Agence doit également mettre en place une comptabilité séparée pour les activités ne relevant pas des missions d’intérêt général de l’AFP.
Enfin, le régime de faillite spécifique de l’AFP, prévu par l’article 14, est revu pour soumettre les droits des créanciers au droit commun, sans que l’État puisse être appelé en garantie.
Je sais la sensibilité de ces deux dernières dispositions, qui ne sont cependant que des modalités de protection de l’Agence. En effet, la mise en place d’une comptabilité séparée et la réforme du régime de faillite sont nécessaires pour respecter le cadre européen.
La pleine conformité de l’Agence au droit communautaire constitue une sécurisation indispensable pour son bon fonctionnement sur le marché européen.
Le titre III de la proposition de loi est une opportunité pour le développement de la presse et les nouveaux acteurs qui peuvent émerger dans ce domaine.
La création d’un nouveau modèle d’entreprise dans le secteur de la presse est une formidable motivation pour les entrepreneurs de la presse d’aujourd’hui. Elle pourra répondre aux besoins de tous ceux qui ont des projets innovants dont la viabilité est compromise par la difficulté de lever les fonds nécessaires au démarrage du projet et qui peinent ensuite à les conserver sur la durée, alors qu’ils en ont besoin pour consolider l’activité de leur entreprise.
L’entreprise solidaire de presse d’information permettra ainsi à de nouveaux projets éditoriaux d’émerger. Le choix de ce statut, inspiré des entreprises de l’économie sociale et solidaire, correspond à la volonté des actionnaires de renoncer à une partie des bénéfices pour les réinvestir dans l’activité de la société. Ces entreprises demeurent néanmoins des entreprises commerciales. Elles opteront simplement pour un modèle qui renforce leur obligation de mise en réserve des sommes nécessaires à la pérennité de l’activité.
Mesdames, messieurs les sénateurs, le soutien de nos concitoyens au pluralisme de la presse et à la liberté d’expression, qu’ils ont été si nombreux à manifester partout en France, peut – et doit – prendre la forme d’un soutien financier à des projets éditoriaux nouveaux ou à la consolidation de titres de presse qu’ils souhaitent voir perdurer. C’est pourquoi, au-delà de ce statut nouveau d’entreprises solidaires de presse, le Gouvernement, en lien étroit avec les sénateurs socialistes, vous proposera d’offrir au citoyen qui investit dans la presse un avantage fiscal inspiré de celui qui marque les engagements politiques et sociaux dans notre pays, comme l’adhésion à un parti, à une association ou à un syndicat professionnel.
Cette nouvelle disposition fiscale, annoncée par le Président de la République lors des soixante-dix ans de l’AFP, a aujourd’hui toute sa place dans la proposition de loi. J’avais d’ailleurs indiqué, lors de la discussion à l’Assemblée nationale, que le Gouvernement travaillerait et ferait rapidement des propositions sur ce point.
Je voudrais remercier l’ensemble des groupes politiques de la Haute Assemblée qui, partageant cet objectif commun, ont tous déposé de nombreux amendements. Je veux, en particulier, remercier très chaleureusement les sénateurs du groupe socialiste, notamment le sénateur David Assouline, dont l’expérience sur les sujets qui touchent à la presse n’est plus à démontrer.
L’amendement déposé par le groupe socialiste correspond au but précis poursuivi par le Gouvernement. En accord avec M. le sénateur et avec, je l’espère, l’assentiment de tous les groupes – je sais avoir votre accord, monsieur le rapporteur –, le Gouvernement complétera et précisera cet amendement par un sous-amendement, respectant ainsi le travail parlementaire important qui a été réalisé et auquel je souhaite rendre hommage en m’adressant à toutes les travées.
Cette disposition permettra de soutenir tous les titres de presse d’information politique et générale et, parmi eux, en particulier, les entreprises solidaires de presse pour lesquelles l’avantage fiscal sera plus incitatif. Elle répond aussi aux attentes de Charb, qui avait travaillé au sein de Charlie Hebdo à un texte de loi de cette nature pour encourager les financements participatifs de la presse écrite et le soutien au pluralisme de la presse.
En se rassemblant autour de cet amendement, la Haute Assemblée adresserait, me semble-t-il, un signal extrêmement puissant en direction de la presse et permettrait une véritable avancée en faveur d’un financement citoyen de la presse. Nous en débattrons dans quelques instants.
Dans le titre III de la proposition de loi figurent également des dispositions diverses intéressant le secteur de la presse et les journalistes. Nous aurons l’occasion de débattre de ces sujets, comme la procédure d’habilitation des journaux d’annonces légales ou l’accès des parlementaires et des journalistes dans les lieux privatifs de liberté pour lesquels je pense souhaitable de conserver les dispositions adoptées par l’Assemblée nationale.
Enfin, les réformes concernant la presse ne relèvent pas toutes de cette proposition de loi. Le Gouvernement progresse également sur la protection du secret des sources des journalistes et la réforme des aides directes.
Je sais votre sensibilité au sujet de la protection du secret des sources des journalistes, qui se traduit par vos propositions d’amendements au présent texte. Je sais aussi que le Parlement attend depuis longtemps des avancées en la matière.
La protection du secret des sources des journalistes est, comme le rappelle la Cour européenne des droits de l’homme, « l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse ». Soyons très clairs, le Président de la République s’est engagé cette année à ce qu’un texte soit présenté au Parlement pour améliorer cette protection. Je répète ici cet engagement, ce sera fait durant l’année.
Le Gouvernement souhaite des dispositions équilibrées. À la demande du Premier ministre, nous y travaillons très activement avec la garde des sceaux, Christiane Taubira, en veillant au respect scrupuleux de tous nos principes à valeur constitutionnelle : la liberté de la presse, comme la sûreté et la sécurité de nos concitoyens. La tragédie que nous venons de vivre atteste de l’impérieuse nécessité de ne plus opposer ces exigences républicaines.
Par ailleurs, je note également votre préoccupation relative aux aides au pluralisme et au soutien aux titres d’information politique et générale. En la matière, je respecterai, monsieur le sénateur Laurent, l’engagement pris devant Marie-George Buffet à l’Assemblée nationale. Ces réformes relèvent du pouvoir réglementaire, et je vous informe qu’un décret sera pris dans les prochaines semaines pour étendre le bénéfice de l’aide aux quotidiens nationaux d’information politique et générale à faibles ressources publicitaires aux titres hebdomadaires et mensuels relevant de cette catégorie.
Pour conclure, je crois que nous apportons, avec cette proposition de loi, avec les réformes que je viens d’annoncer, une réponse adaptée à l’ampleur du défi que doit relever la presse de notre pays, en cette heure où nous mesurons combien elle est précieuse et fragile.
J’entre dans ce débat avec la certitude que nous ferons aujourd’hui œuvre utile, pour la presse, bien sûr, mais sans doute aussi et surtout pour la qualité de notre vie démocratique.