Intervention de Daniel Reiner

Réunion du 9 décembre 2010 à 21h30
Débat d'orientation sur la défense antimissile dans le cadre de l'otan

Photo de Daniel ReinerDaniel Reiner :

… ou bien pourra-t-elle un jour s’y substituer, comme on semble le croire outre-Rhin ?

Il s’agit là d’une question de fond, car la défense d’un pays ne se conçoit pas de la même façon avec ou sans l’arme nucléaire. Pour la France, la dissuasion nucléaire est le cœur de la politique de défense, le garant ultime de sa souveraineté.

Un autre point de désaccord réside dans le fait que l’Allemagne a considérablement diminué son effort de défense. Elle a pris la décision, comme nous, de mettre fin à la conscription, mais les raisons pour lesquelles elle l’a fait semblent surtout dictées par des considérations budgétaires.

La question se pose, et nous devrions en discuter plus franchement avec nos amis allemands : l’Allemagne a-t-elle décidé de s’en remettre uniquement à l’OTAN ? Considère-t-elle que toute menace a disparu ? Quelle est sa stratégie ? S’agit-il simplement d’une politique d’autodéfense, ou bien d’une approche guidée par des préoccupations commerciales, comme on peut le penser en lisant les déclarations des dirigeants de Thyssen Krupp Marine Systems, TKMS, le principal constructeur naval allemand, qui a préféré l’alliance avec un groupe émirati – j’en ai parlé ici même, voilà une dizaine de jours – plutôt qu’avec le français DCNS, considérant que cette alliance était « autrement plus solide que la perspective d’un groupe naval européen ».

Il nous faut poser ces questions et nous en expliquer avec nos amis allemands.

Deuxième question : quelles sont les chances réelles de faire prospérer le partenariat franco-britannique ?

Nous sommes prêts à y travailler.

Tout le monde sait que les forces armées britanniques ont tissé des liens étroits avec les forces américaines, en particulier dans le domaine de la dissuasion nucléaire.

Tout le monde sait que les industries de défense britanniques sont étroitement liées avec leurs homologues américains, au point que l’on peut se demander si BAE, encore anglais par son capital, n’est pas devenu complètement américain par ses parts de marché.

Cette entreprise, qui se classe aux tout premiers rangs mondiaux en matière de défense, poursuit depuis 2004 une stratégie d’expansion aux États-Unis. Elle est, du reste, sortie de l’actionnariat d’Airbus, en 2006, et a vendu ses participations navales à l’allemand TKMS la même année.

De nombreuses rumeurs circulent sur le fait que le gouvernement britannique et les forces britanniques auraient été déçus de la façon dont ils ont été traités par leurs homologues américains ces dernières années, en particulier dans l’aventure irakienne et la guerre en Afghanistan. Pour autant, personne ne pense que le Royaume-Uni va défaire les liens traditionnels qui l’unissent aux États-Unis, pour leur substituer de nouveaux liens avec nous.

Dans ces conditions, que peut-on espérer concrètement des accords de Londres ?

M. le président de la commission a bien mis en place un groupe de travail réunissant les quatre commissions parlementaires intéressées ; la première réunion s’est tenue hier. Nous verrons dans le temps s’il peut apporter une contribution utile. C’est en tout cas ce que je souhaite.

Troisième question : à supposer que ce partenariat franco-britannique prospère, est-il de nature à constituer un « noyau dur » auquel d’autres pays pourront s’agréger ? Il s’agit d’une question importante, que nous avons d’ailleurs posée à nos collègues britanniques.

En supposant que, d’ici à dix ans, le partenariat franco-britannique ait prospéré, que nous fabriquions ensemble des drones, que nous ayons des projets communs d’avions de combat, que nos satellites soient communs, que les avions de la Navy atterrissent sur le Charles-de-Gaulle et ceux de l’Aéronavale sur le Queen Elisabeth, comment cela s’articulera-t-il avec les aspirations légitimes de nos amis allemands, italiens, espagnols et suédois ? Les Britanniques les laisseront-ils entrer dans un tel partenariat ?

Après tout, l’Europe monétaire s’est faite autour de l’Allemagne et de la France, et a ensuite agrégé les autres pays. L’Europe de la défense ne pourrait-elle pas se construire autour du Royaume-Uni et de la France ? Mais est-ce vraiment l’esprit des accords de Londres ?

Quatrième question : quel jeu jouent les États-Unis ?

On dit les dirigeants américains, et plus encore l’opinion publique de ce pays, fatigués de payer pour la défense de l’Europe. Cela peut se concevoir. Le « partage du fardeau » est une revendication ancienne et légitime de nos amis américains. Je dis cela à l’intention de ceux de nos amis européens qui penseraient que l’on peut avoir la sécurité sans en payer le prix.

On dit également les dirigeants américains, et en particulier l’actuel Président Barack Obama, plus préoccupés par l’évolution des puissances en Asie et la question coréenne que par l’Europe.

Dans ces conditions, on peut comprendre que les dirigeants américains appellent à l’émergence d’un « pilier européen de l’OTAN ». Ce n’est du reste pas une nouveauté, puisque les termes mêmes ont été forgés par le Président Kennedy. Mais cela n’est pas l’Europe de la défense.

Les dirigeants américains sont-ils prêts à admettre l’émergence d’une « Europe puissance », certes alliée, mais néanmoins autonome sur la scène internationale ? Rien n’est moins sûr.

Enfin, cinquième et dernière question : quelle Europe voulons-nous ?

On ne peut pas sans cesse rejeter les responsabilités sur les autres, et quand je constate le choix qui a été fait par les leaders européens pour les représenter sur la scène internationale, je me dis que nos dirigeants ne veulent pas vraiment d’une « Europe puissance » capable de parler d’une voix ferme et résolue.

Indépendamment de la forme, nous sommes incapables de nous accorder sur le fond. Au Moyen-Orient, dont je reviens, et pour ne prendre que ce seul exemple, l’Europe paye mais ne décide de rien ! Seule la diplomatie américaine est à la manœuvre, et nous n’avons même pas droit à un strapontin dans la pièce des négociations !

Vous le voyez, la défense antimissile a cette vertu intéressante qu’elle permet de diffracter cette nouvelle lumière stratégique et d’éclairer d’un jour différent nos propres contradictions. Elle nous force à nous poser les questions de fond : qui s’agit-il de défendre ? de quelle menace ? avec quels moyens et avec quels alliés ?

Ce qui m’amène à ma seconde série d’observations, concernant l’appréciation de la défense antimissile balistique en soi.

Premièrement, il ne s’agit pas de construire une défense pour répondre à une menace immédiate du territoire national. En effet, on ne peut pas laisser croire à nos concitoyens qu’un pays proliférant – n’en nommons aucun, c’est préférable –, soit actuellement en capacité de lancer sur le territoire européen des missiles intercontinentaux équipés d’ogives nucléaires.

À supposer qu’un gouvernement aux intentions belliqueuses ait à sa disposition de telles armes, il est peu probable qu’il s’en prenne à l’Europe en général et à notre pays en particulier, car, si tel était le cas, ses dirigeants savent avec une certitude absolue qu’ils n’échapperaient pas à des représailles massives. De ce point de vue, rien ne remplacera la force de dissuasion nucléaire.

Bien sûr, il n’est pas gravé dans le marbre qu’une telle menace n’existera pas dans un futur plus ou moins proche. Mais nous n’en sommes pas là.

Deuxièmement, si menace il y a, elle concerne pour l’heure non pas le territoire national ni même le territoire européen, mais celui de nos alliés, au Moyen-Orient, par exemple, et nos forces qui pourraient y être déployées.

Une telle menace est alors de type classique. Il s’agirait vraisemblablement de charges conventionnelles, avec des missiles « rustiques », c’est-à-dire non manœuvrants et à rayon d’action limité, de l’ordre de 600 ou 700 kilomètres au maximum.

Dans une telle hypothèse, disposer d’une capacité de défense antimissile balistique de théâtre étendu pourrait se révéler utile. C’est du reste ce que nous avons commencé à faire au travers du programme sol-air moyenne portée/terrestre, ou SAMP/T, pour l’armée de terre, et Principal Anti Air Missile System, ou PAAMS, pour la marine nationale. Cela était d’ailleurs inscrit dans le Livre blanc.

Ces systèmes sont opérants et ont commencé à être déployés, mais il faudra aller au-delà, notamment pour ce qui concerne les radars de conduite de tir.

Troisièmement, la défense antimissile est moins un outil militaire qu’une locomotive technologique.

Les technologies nécessaires à la défense antimissile sont des technologies de rupture. Qu’il s’agisse des radars à très longue portée pour l’alerte avancée, des radars de conduite de tir pour les missiles, des systèmes de calcul de trajectoire chargés de l’interception ou des missiles eux-mêmes, ou encore du « command and control » – ce que l’on appelle le C2 –, les avancées technologiques qui sont nécessaires pour rendre ces systèmes opérants seront déclinées dans différents domaines et conféreront à ceux qui les détiendront un avantage stratégique et commercial décisif sur tous les autres.

Selon un schéma éprouvé en matière de recherche militaire, les innovations de rupture d’aujourd’hui feront les systèmes d’armes de demain et les équipements génériques d’après-demain.

C’est sans doute la perspective de détenir cet avantage technologique qui contribue à justifier l’effort financier colossal consenti par les États-Unis depuis le début de cette affaire, soit de l’ordre de 160 milliards de dollars pour ne citer que les quinze dernières années, alors même que la menace d’une attaque balistique directe contre le territoire des États-Unis n’a jamais été aussi faible.

Naturellement, l’Europe et la France au premier chef ont des industries d’armement qui disposent de ces compétences et ne peuvent ni ne veulent rester à l’écart de ces avancées de technologies clefs.

Quatrièmement, la défense antimissile balistique donne à celui qui la possède un levier stratégique considérable.

De nombreux commentateurs ont fait le lien entre la capacité qu’ont les États-Unis d’offrir une protection grâce à cette défense et le contrat d’armement du siècle – 130 milliards de dollars – avec l’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis et le sultanat d’Oman.

En effet, la défense antimissile offre une garantie de sécurité comparable à celle qu’offrait jadis le « parapluie nucléaire américain », et structure les relations diplomatiques entre, d’un côté, les protégés et, de l’autre, les protecteurs. Mais, bien entendu, il ne s’agit pas d’une garantie totale, car, à ce stade, l’interception de missiles n’est pas infaillible, comme chacun le sait.

La question est donc de savoir si l’Europe veut conserver voire développer son autonomie stratégique.

Il est légitime que certains pays nouvellement entrés dans l’OTAN se sentent tout à fait à l’aise dans la situation des protégés, mais, pour notre pays, et dans le respect de nos alliances, je veux espérer que nous ayons encore la volonté d’être souverains.

En conclusion, je vous livrerai un constat et un souhait.

Le constat est qu’il est important de pouvoir répondre aux menaces réelles, de participer à une aventure technologique déterminante et de disposer de cet outil diplomatique puissant. Voilà de bonnes raisons qui peuvent justifier notre participation à cette défense antimissile balistique. À titre personnel, j’y souscris volontiers.

Mon souhait est que cet engagement soit bien mesuré, que l’on en pèse le pour et le contre, en un mot que l’on en délibère.

Premièrement, l’engagement doit être mesuré dans ses implications financières. Or nous savons déjà que, hors défense antimissile balistique, il sera difficile voire impossible de respecter l’actuelle loi de programmation militaire. Le coût actuel annoncé par le secrétaire général de l’OTAN, M. Rasmussen – nous l’avons rencontré au mois de juin dernier – est de 200 millions de dollars pour le seul C2. Tout le monde sait que cela ne suffira pas. Il faut néanmoins que l’effort financier que nous serions amenés à consentir reste raisonnable, je pèse le mot, et compatible avec nos moyens.

Deuxièmement, cet engagement doit être mesuré dans ses conséquences industrielles. La contribution française doit se faire en nature, et pas en espèces. La décision prise à Lisbonne, à laquelle nous n’avons pas pris part, doit se traduire, en clair, par le financement d’études amont susceptibles d’éclairer les choix définitifs.

Troisièmement, cet engagement doit être mesuré dans ses conséquences stratégiques. Il ne doit pas effrayer nos voisins, je pense à la Russie. Il doit être conciliable avec les exigences de nos alliés, je pense à la Turquie. Surtout, il doit être conciliable avec une approche européenne, ce qui suppose de lever certaines hypothèques sur les modalités de décision et les règles d’engagement.

Quatrièmement, enfin, cet engagement doit être replacé dans le cadre de notre volonté de promouvoir en permanence un désarmement concerté et généralisé. Le développement du bouclier antimissile ne doit pas stopper nos efforts en faveur de la non-prolifération et du respect du traité.

Monsieur le ministre d’État, mes chers collègues, toutes ces questions méritaient bien un débat !

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