Intervention de Jean-Pierre Chevènement

Réunion du 9 décembre 2010 à 21h30
Débat d'orientation sur la défense antimissile dans le cadre de l'otan

Photo de Jean-Pierre ChevènementJean-Pierre Chevènement :

Par ailleurs, on évoque le souci de sécurité exprimé par nos alliés en Europe. Encore faudrait-il que ceux-ci commencent par renoncer à contester le principe même de la dissuasion nucléaire, alors qu’ils ne disposent d’aucune garantie fiable en dehors de celle-ci.

Loin d’être complémentaire de la dissuasion, la défense antimissile pourrait se révéler contradictoire, par le coût financier prohibitif qu’elle représente potentiellement et par le sentiment de fausse sécurité qu’elle ne manquerait pas d’entraîner dans l’opinion, en créant un syndrome « ligne Maginot ». Il suffit d’ailleurs pour s’en convaincre de voir que les pays partisans de la défense antimissile en Europe sont ceux qui consacrent le moins d’efforts à leur défense.

Quels sont les faits nouveaux qui pourraient justifier l’adhésion de la France à la défense antimissile ?

Le premier fait nouveau est l’évolution de la menace, du fait de la prolifération balistique. Loin de moi la volonté de contester que la Corée du Nord et l’Iran ont fait un certain nombre de progrès dans les domaines, notamment, de la séparation des étages et du carburant solide. D’autres pays vendent des missiles et, par conséquent, contribuent à une certaine menace, bien que, à mon sens, le territoire national ne soit pas aujourd’hui menacé.

Le deuxième fait nouveau concerne nos industries de défense, et tout a été dit sur ce sujet. Elles veulent, bien sûr, rester dans la course, mais à quel prix ? Nous ne pouvons pas payer le même prix que les États-Unis. Et pour quoi faire ? Il faut trouver un bon équilibre entre le souci de notre sécurité et les dépenses faramineuses qu’il faudrait engager pour « rester dans la course ».

Le troisième fait nouveau, c’est la volonté du Président de la République de réintégrer l’OTAN, devenue l’instance d’élaboration et de mise en œuvre de la politique de défense des pays de l’Union européenne.

Nous sommes coincés !

Nous allons payer 200 millions de dollars – c’est que l’on nous dit - pour l’accès au système de commandement et de contrôle, dit C2. Cela fait 25 millions pour la France, si mes calculs sont bons.

En fait, le coût est évidemment sous-évalué. La seule défense de théâtre pourrait coûter 833 millions d’euros, ce à quoi il faudrait ajouter le coût des phases 3 et 4, qui, lui, sera tout à fait exorbitant, et il n’est pas chiffré.

Rappelons que l’OTAN accuse cette année un déficit de 650 millions d’euros, qui pourrait atteindre 1, 4 milliard d’euros en 2011. L’étude de faisabilité d’un système de défense antimissile commandée au sommet de Strasbourg-Kehl n’est pas achevée ; l’architecture n’est pas définie ; le contrôle politique pas davantage, et personne ne se fait d’illusion, monsieur le ministre d’État : la décision sera, bien évidemment, américaine, qu’elle soit celle du Président des États-Unis ou celle du Commandant suprême des forces alliées en Europe, le SACEUR.

Compte tenu des implications financières prévisibles et de la crise des finances publiques, il y a là une certaine responsabilité : elle sera la vôtre et vous allez devoir l’assumer, monsieur le ministre d’État. Je me permets de vous le dire très franchement.

Nous n’avons pas à légitimer ni même à cautionner un projet d’extension au territoire de l’Europe de la défense antimissile américaine. Nous n’en avons pas les moyens, les autres pays européens non plus. Nous vous faisons confiance, si je puis dire, pour appuyer sur la pédale de frein !

Par ailleurs, quelles que soient les précautions oratoires – l’OTAN alliance nucléaire, tant qu’il y aura des armes nucléaires – nous n’avons pas réussi à faire inscrire dans la déclaration finale du sommet de Lisbonne le fait que la défense antimissile était un complément et, en aucun cas, un substitut à la dissuasion. La réalité est à l’inverse : le ralliement au principe de la défense antimissile contribuera à l’érosion politique de la dissuasion française, en France, dans l’opinion publique, et en Europe, où le sentiment d’une fausse sécurité venue d’ailleurs sapera ce qui reste d’esprit de défense.

J’ajoute les risques d’une course aux armements, rappelée par le Président Medvedev et le Premier ministre Poutine. Il faut écouter ce que disent les responsables d’un grand pays comme la Russie, monsieur le ministre d’État.

Je ne veux pas être négatif par principe, une défense de théâtre correspond certainement à un besoin de protection de nos forces, voire de sites sensibles. Nous disposons d’un savoir-faire certain avec le système de défense antimissile SAMP/T. Il est donc envisageable d’accélérer la réalisation du radar M3R, si nous en avons les moyens, afin de pouvoir nous acquitter en nature, si c’est possible, de notre contribution au programme ALTBMD, Active Layered Theater Ballistic Missile Defence, de l’OTAN, qui correspond à une défense de théâtre, c’est-à-dire à un autre concept. Mais il n’y a pas de raison de s’engager plus avant.

J’incline à partager l’avis du président de la commission des affaires étrangères quant à l’acquisition d’une capacité d’alerte spatiale dans la seconde moitié de la décennie, à condition qu’on ne se laisse pas entraîner dans des projets d’interception dans l’exo-atmosphérique, où les Américains ont englouti des moyens sans commune mesure avec les nôtres.

Enfin, nous pouvons continuer à développer nos capacités d’interception dans les couches moyennes-hautes de l’atmosphère.

Un projet a été élaboré par les industriels de défense. Mesurons-le à l’aune de nos besoins de sécurité. Nous devons rester performants sans nous laisser happer par l’engrenage d’une course aux armements.

Je passe sur la coopération européenne évidemment souhaitable et je conclus en disant que vous devez veiller, monsieur le ministre d’État, à ce que la France ne se laisse pas entraîner dans un engrenage non maîtrisable. Le monde sans armes nucléaires, dont le Président Obama avait dessiné la perspective à Prague, ne s’est pas rapproché. Il sera très difficile au Président Obama, vous le savez, de faire ratifier le traité d’interdiction des essais nucléaires, compte tenu de la très faible majorité dont il dispose au Sénat. Les pays d’Asie continuent de développer leurs arsenaux. La sagesse populaire nous rappelle qu’il ne faut jamais lâcher la proie pour l’ombre.

Dans une période d’austérité où nos finances publiques sont mises à rude épreuve, si la France s’engageait dans cette doctrine plus avant que je ne l’ai dit, monsieur le ministre d’État, ce serait totalement incompréhensible pour l’opinion et vous saperiez ainsi le consensus national sur la défense que nous avons eu beaucoup de peine à réunir, et à maintenir.

Nous jugerons donc, monsieur le ministre d’État, la politique du Gouvernement sur les actes, sur votre capacité à ne pas nous laisser entraîner sur la voie dangereuse qui a été ouverte à Lisbonne.

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