Intervention de Michel Foucher

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 9 novembre 2011 : 1ère réunion
Audition de M. Michel Foucher directeur de la formation des études et de la recherche de l'institut des hautes etudes de défense nationale ihedn

Michel Foucher, directeur de la formation, des études et de la recherche de l'Institut des hautes études de défense nationale :

Pour déterminer les principaux changements intervenus depuis le Livre blanc, il faut tout d'abord rappeler qu'il a été élaboré dans le contexte politique de 2007 et du choix du rapprochement fait par les autorités politiques françaises des Etats-Unis et dans le contexte idéologique qui est celui de 2001. Cela explique que le terrorisme ait été considéré à une menace de niveau stratégique. On peut s'interroger aujourd'hui sur l'opportunité de maintenir cette analyse.

En 2007-2008, une partie du Livre blanc reprend les thèses du document de sécurité nationale des Etats-Unis qui datent de 2002. Ces années correspondent également à une rupture avec la politique chiraquienne de distanciation avec la puissance américaine telle qu'elle était au moment de l'invasion de l'Irak. La France décide de réintégrer totalement l'OTAN. En quelque sorte, la carte mentale des stratèges américains devient la nôtre. On fait l'hypothèse que ce qui va structurer notre deuxième décennie du XXIe siècle, ce sont les événements du 11 septembre. Je ne crois pas à cette hypothèse même s'il est évident que les événements du 11 septembre ont conduit à des décisions des Etats-Unis qui à leur tour ont eu des conséquences durables (Irak).

Le principal changement par rapport au contexte intellectuel et stratégique de 2007/2008 est la fermeture de la parenthèse occidentale de l'unipolarité qui débuta avec l'effondrement de l'URSS et culmina avec l'intervention en Irak.

Cette configuration a changé autour de cinq éléments structurants.

Le premier est l'intervention de la crise économique et financière qui n'avait pas été prise en compte dans le Livre blanc de 2008, « véritable surprise stratégique ». L'épicentre de la crise est aux Etats-Unis, ce n'est pas à l'origine une crise mondiale. Elle se diffuse ensuite sur l'Europe. À l'origine, il y a la dérégulation généralisée menée par l'administration Clinton qui revient à une destruction du New Deal et qui affaiblit stratégiquement l'Occident. C'est une réalité durable. Parallèlement à cette politique, les expéditions militaires des Etats-Unis ont alourdi la facture surtout si l'on y ajoute le coût du 11 septembre et les coûts à venir des dépenses pour les vétérans de ces guerres. Au total ce sont 3 300 milliards de dollars, soit 1/5 de la dette des Etats-Unis. Les conséquences de ces crises affaiblissent les Etats, particulièrement en Europe. C'est ce qui explique que le quatrième groupe de travail du SGDSN porte sur les conséquences de la crise sur la souveraineté nationale.

Le deuxième élément structurant, c'est le changement de ton des acteurs dits émergents à l'égard des puissances occidentales. La proposition qu'ont fait le Brésil et la Turquie pour résoudre la question du nucléaire iranien est symptomatique à cet égard. De même, les « BRICS » (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) s'opposent à la résolution 1973 sur la Libye. Un magazine brésilien, paru fin août, soulignait que c'étaient « les vieilles puissances qui avaient remporté la victoire en Libye et qu'il s'agissait du premier événement de la nouvelle guerre froide qui les opposait aux pays émergents ». Les nouveaux acteurs que sont le Brésil, la Turquie, l'Inde, la Chine, jugent publiquement l'attitude occidentale. Le 6 août dernier, le porte-parole chinois faisait la leçon aux Etats-Unis après la dégradation de leur notation en leur conseillant notamment de diminuer leur budget militaire.

Pour reprendre une expression imagée, il faut porter plus d'attention au « blé qui pousse ». Nous assistons à un mouvement de fond d'émancipation de pays qui veulent leur place au soleil et qui adoptent une posture gaullienne d'affirmation de la souveraineté nationale.

Le contexte à envisager pour une relecture du Livre blanc doit donc, à mon sens, prêter plus d'attention à ces mouvements de fond. Les mouvements tectoniques plus que les points critiques immédiats.

Troisième élément structurant : dans les 17 Livres blancs qui ont été rédigés depuis 2008 dans le monde, il est pourtant question d'intérêts nationaux. La situation qui succède à la parenthèse unipolaire ne ressemble pas à une multipolarité coopérative. Il suffit du reste d'observer la progression des budgets de défense dans le monde. Sans rentrer dans les détails, la moyenne mondiale est une augmentation de 13 % des budgets de défense sur la période 2007-2010. En Europe, ce taux est de 0 % en moyenne, en tenant compte de l'effort français et de l'effort britannique. Les budgets militaires des pays émergents progressent au rythme de leur croissance alors qu'en Europe les dépenses militaires sont considérées comme des variables d'ajustement de budgets contraints.

Quatrième élément structurant : le début de repositionnement stratégique des Etats-Unis à l'échelle du monde. La réorganisation du dispositif américain après l'Irak fait naître un certain nombre de craintes dans la région où il y aurait un moindre contrepoids avec l'Iran et Al Qaïda. Les Etats-Unis concentreraient leurs installations au Koweït et s'appuieraient sur le conseil des états du Golfe qui pourrait évoluer vers une sorte d'OTAN régional. Il y a du reste une volonté de sous-traiter à des acteurs régionaux les actions que l'Amérique ne prend plus directement en charge. Par exemple, la Turquie ou l'Indonésie. On l'a vu particulièrement dans l'opération en Libye. Cela correspond également au discours de Robert Gates et de Léon Panetta appelant les Européens à prendre leur part du fardeau et annonçant le retrait américain.

On note du reste au Congrès une psychologie du désengagement et une logique de retrait d'une Amérique jugée surexposée. Il y a une fatigue de l'opinion sur l'engagement extérieur. Repli et réorganisation sont évoqués aux Etats-Unis par de nouveaux concepts : « leadership from behind » (oxymore, issu de la Harvard Business School, à partir de la métaphore du berger chère à Nelson Mandela), « offshore balancing ». Pour les Etats-Unis, ce qui reste prioritaire, c'est la relation avec Israël, la prolifération nucléaire et la nécessité de contenir l'expansion chinoise (d'où le développement de la présence militaire en Australie (Darwin), de l'alliance avec les Philippines et Singapour).

C'est donc un deuxième mouvement tectonique, même s'il s'agit d'un mouvement lent.

Dernier élément structurant : les révoltes arabes. Celles-ci n'ont pas été anticipées par le Livre blanc mais la France et ses forces armées ont fait preuve d'une grande capacité de réaction, dans le cas de la Libye, au titre de la RAP. Le retour d'expérience a montré leur capacité à travailler en interarmées. L'OTAN a été une boîte à outils efficace. Le clivage Europe/Monde musulman a été brisé par l'engagement français et à la coopération avec le Qatar et les EAU. Le cycle qui commence après cette intervention présente de nouveaux enjeux (Constitution, confrontation des partis islamo-conservateurs avec les réalités, ...). Le fait de se focaliser sur le théâtre sud-méditerranéen avec les révolutions arabes ne doit pas faire oublier l'Afrique. Les événements en Côte d'Ivoire peuvent se répéter ailleurs. Ils ont montré que les forces des Nations unies d'interposition pouvaient avoir besoin d'un appui militaire décisif.

Des événements affectant notre sécurité peuvent se dérouler très loin de nos zones d'influence directe comme par exemple en mer de Chine.

Les évolutions en cours indiquent que le maintien d'un effort de défense est nécessaire pour continuer à peser sur les crises à venir. Il faut également approfondir notre réflexion stratégique avec les grandes démocraties des pays émergents qui veulent disposer des instruments de leur sécurité, ce qui ouvre d'importantes possibilités commerciales.

L'Europe ne dispose pas de Livre blanc depuis le document stratégique de 2003. Un Livre blanc européen serait tout à fait nécessaire de manière à définir les intérêts communs des Européens.

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