Monsieur le président, monsieur le ministre d’État, mes chers collègues, je voudrais tout d’abord me féliciter de la tenue de ce débat, dû à une demande de nos collègues socialistes, sur la défense antimissile balistique.
Mais nous débattons après coup, après que la décision a été prise il y a quinze jours, au sommet de l’OTAN, à Lisbonne.
Je sais bien, monsieur le ministre d’État, qu’un concours de circonstances indépendant de votre volonté explique cette situation, mais, dans ces conditions, je suis sans illusion sur la portée du débat que nous consacrons aujourd’hui aux orientations de notre politique de défense.
Je le regrette d’autant plus vivement que votre ralliement et celui du Président de la République au système de défense anti-missile constitue une inflexion majeure, voire un revirement stratégique, sur certains aspects de notre politique de défense. Ce ralliement marque aussi l’abandon de l’ambition d’une défense européenne.
Cette évolution de doctrine aurait dû être démocratiquement précédée d’un débat parlementaire. En effet, avec cette décision, vous remettez en cause deux importants concepts stratégiques de votre politique de sécurité et de défense : la doctrine française de la dissuasion nucléaire et la construction d’une Europe de la défense. Je pense qu’il n’est pas excessif de parler de revirement sur cette question, puisque, jusqu’à une date récente, la France manifestait de sérieuses réticences à l’égard d’un système de défense hérité de la « guerre des étoiles » du président Reagan. Pendant longtemps, notre pays a pourtant estimé que la dissuasion nucléaire et la défense anti-missile étaient incompatibles parce qu’elles reposaient sur deux logiques différentes.
Quelques semaines avant le sommet de Lisbonne, votre prédécesseur, Hervé Morin, parlait encore de « ligne Maginot », doutait de l’efficacité du bouclier anti-missile et critiquait la répartition des coûts ainsi que la maîtrise d’emploi de ce système d’armes. Il estimait peut-être implicitement que contribuer au développement de ce projet aggraverait la dépendance des pays européens à l’égard des États-Unis en les mettant de nouveau sous le parapluie nucléaire américain, alors qu’ils réduisent, dans le même temps, leurs budgets militaires en raison de la crise financière. Peut-être considérait-il aussi qu’un tel bouclier mettrait inévitablement en question l’utilité et la crédibilité de la dissuasion nucléaire française. Il posait de vraies questions.
À Lisbonne, vous n’avez pas obtenu de réponses claires, car accepter de contribuer à ce projet comporte de graves inconvénients et aura de lourdes conséquences sur notre politique de défense. Sa fiabilité est incertaine et les experts en la matière ne l’estiment efficace qu’à hauteur de 80 % des tirs. La doctrine d’emploi est encore mal définie. Vous n’avez aucune garantie sur la chaîne de commandement et de contrôle de ce bouclier, ainsi que sur les règles d’engagement.
Il est pourtant vraisemblable que seuls les États-Unis seront maîtres des tirs, puisqu’il est prévu que le système soit raccordé, sous un commandement unique, à la défense aérienne de l’OTAN et au système anti-missile américain. Le coût sera certainement bien supérieur aux 200 millions d’euros annoncés par le secrétaire général de l’OTAN. En tout état de cause, les sommes qui lui seront consacrées représenteront autant de moyens en moins pour financer des coopérations européennes sur des programmes d’armement.
En ce qui concerne notre pays, une participation à hauteur de 12 % du montant total estimé freinera considérablement notre effort de défense et mettra certainement en cause quelques-uns de nos programmes d’équipement. Les pays européens contribueront financièrement, mais n’ont absolument aucune garantie de retombées industrielles propres. Connaissant la puissance de l’industrie américaine de défense, on peut, là aussi, légitimement craindre qu’elle soit seule à tirer le bénéfice de la réalisation de ce projet, laissant la sous-traitance à nos industries.
Ces données objectives conduiront presque automatiquement à entraver davantage encore la construction d’une défense européenne commune. La perspective d’une Europe de la défense émancipée de l’influence pesante de l’OTAN s’éloignera d’autant. La conséquence négative de tout cela sera une accentuation de la dépendance stratégique, technologique, industrielle et politique des pays européens, en particulier le nôtre, à l’égard des États-Unis, dont l’influence reste prépondérante au sein de l’OTAN.
Le bouclier anti-missile est, par ailleurs, en totale contradiction avec votre conception de la dissuasion nucléaire. La dissuasion repose, en effet, sur une doctrine de non-emploi de l’arme nucléaire. Le bouclier anti-missile s’inscrit, quant à lui, dans une logique stratégique différente, qui vise à se prémunir contre des adversaires potentiels en détruisant en vol des missiles. Ces deux options sont difficilement conciliables.
À Lisbonne, l’ensemble des pays membres de l’OTAN ont accepté, pour diverses raisons, de contribuer à la réalisation de ce projet. Le plus grand nombre d’entre eux, en particulier les pays ayant appartenu au pacte de Varsovie, estiment que cela leur permettrait de bénéficier de la protection nucléaire américaine et de réduire ainsi leur budget de défense. L’Allemagne et les pays nordiques y voient, pour leur part, un moyen de dénucléariser l’Europe en substituant le système de défense anti-missile à l’arme nucléaire et de rendre, par là même, inutiles les forces nucléaires britanniques et françaises.
On envisage donc mal comment pourra s’articuler la coexistence de ces deux systèmes de défense, qui sont bien loin d’être complémentaires. En voulant concilier des options divergentes, vous avez aussi abouti, à Lisbonne, à un compromis qui rend votre politique de défense floue et ambiguë.
Enfin, tel qu’il est actuellement envisagé, le bouclier risque de relancer la course aux armements. On le mesure bien, d’ailleurs, à la réaction des Russes, qui, faute d’obtenir des garanties suffisantes en matière de coopération et de contrôle du système et de sa chaîne de commandement, menacent de déployer de nouvelles armes offensives. Ils doutent de la volonté des États-Unis de réellement contribuer au désarmement et font de la ratification des accords START un test. La réaction prévisible de tous les pays s’estimant visés par ce système d’armes contribuera donc à alimenter la course aux armements dans le monde.
Tous ces reculs, ces revirements, révélés par notre ralliement au bouclier anti-missile, sont la suite logique de notre pleine réintégration dans le commandement militaire de l’OTAN. Le Président de la République avait justifié sa décision, prise au prix de la perte de nos atouts et de notre autonomie stratégique, en prétendant regagner la confiance de nos alliés et faire avancer l’Europe de la défense. Pour ne pas déplaire à ceux-ci, vous vous sentez maintenant tenus d’accepter un système de défense qui, malgré vos subtilités sémantiques sur le « complément » ou le « substitut » et vos acrobaties stratégiques, est pourtant antinomique de la dissuasion nucléaire. Nous payons ainsi le prix d’évolutions successives de nos doctrines de défense vers un alignement atlantiste qui nous placera dans une dépendance accrue à l’égard des États-Unis. Ces inflexions, par petites touches, de la doctrine de la dissuasion nucléaire doivent être clarifiées.
Derrière tout cela s’ébauche, en effet, une nouvelle doctrine en matière de défense dont nous condamnons à la fois les orientations et l’imprécision. Monsieur le ministre d’État, vous savez que notre opposition à l’arme nucléaire est essentiellement motivée par le fait que nous contestons sa pertinence pour répondre militairement aux menaces et aux défis de notre époque. Elle n’est plus non plus un moyen efficace de garantir la paix et d’assurer un système de sécurité collective.
Ce sont ces raisons qui font craindre que votre décision n’entraîne des répercussions négatives. Il serait dommageable que l’image positive que nous avons acquise auprès de nombreux pays émergents, grâce à notre attitude exemplaire, en matière tant de ratification des traités que d’efforts de réduction de notre arsenal nucléaire, soit à nouveau ternie par la position que vous avez adoptée à Lisbonne.
Ce soutien paraît contradictoire avec la volonté, encore affichée lors de la dernière conférence de révision du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, le TNP, de prendre des initiatives en faveur d’un processus de désarmement nucléaire.
Pour ma part, je considère que, pour sortir de ce dilemme et clarifier les choses, notre pays devrait concrétiser par des actes sa volonté de progresser sur la voie du désarmement nucléaire. Pour montrer les dangers pour la paix de ce bouclier, proposons solennellement à tous les États possédant l’arme nucléaire de s’engager à mettre fin à la modernisation de leurs armes et de leurs vecteurs.
Plus généralement, montrons à nouveau l’exemple par une réduction significative de notre arsenal nucléaire, en interrompant notre programme de missiles stratégiques M 51, qui est davantage un héritage de la guerre froide qu’un instrument de défense adapté aux menaces d’aujourd’hui. Nous respecterions en cela l’un des engagements pris au travers de la signature du TNP de ne pas procéder à la recherche de nouveaux systèmes d’armes nucléaires.
Proposons enfin, pour tous les pays, des doctrines de dissuasion strictement limitées au non-emploi des armes nucléaires, comme l’était la nôtre avant les inflexions décidées par les présidents Chirac et Sarkozy dans leurs discours respectifs de l’Île Longue et de Cherbourg.
Telles sont, monsieur le ministre d’État, les réflexions que nous inspirent les récentes évolutions de votre politique de défense.