Monsieur le président, monsieur le ministre d’État, mes chers collègues, les 19 et 20 novembre derniers, un sommet de l’OTAN important s’est tenu à Lisbonne. Les vingt-huit chefs d’État et de Gouvernement des pays membres ont approuvé un nouveau concept stratégique. Ils ont exprimé leur volonté de se doter de tout l’éventail des capacités nécessaires pour s’adapter aux mutations internationales des dix dernières années. Pour cela, ils ont notamment décidé de développer une capacité de défense anti-missile et ils ont invité la Russie à coopérer avec l’OTAN dans ce domaine.
Une impulsion politique forte a donc été donnée à Lisbonne. En revanche, l’architecture du système, les concepts opérationnels, le coût du dispositif, les conditions de participation et de décision des pays européens devront être examinés dans les mois à venir.
Je salue l’organisation du présent débat au Sénat à un moment opportun, lorsque l’orientation est connue mais que le chemin doit encore être tracé. Le débat de ce soir ne consiste pas à nous interroger sur le point de savoir si, oui ou non, la France doit prendre une part active au système anti-missile que l’OTAN a décidé de bâtir. Comme le président de Rohan, je dis que la réponse à cette question est « oui ».
Premièrement, il s’agit de nous doter d’un nouvel outil militaire. En dehors du cercle des puissances majeures, on observe le développement rapide de capacités balistiques. Les technologies maîtrisées par certains pays dans le domaine de la courte et de la moyenne portées sont plus avancées que le Livre blanc de 2008 ne le prévoyait. À Lisbonne, le Président de la République a explicitement évoqué la menace iranienne. Sur ce point, je tiens à dire qu’il faut veiller à ne pas diaboliser l’Iran. Ce pays a, à sa tête, des dirigeants dangereusement caricaturaux, mais une partie de la société civile et de la classe politique iraniennes souhaite apaiser les relations avec les pays occidentaux. Aujourd’hui, l’Iran ne fait pas peser de menace imminente et sérieuse sur la France et ses alliés ; il faut le souligner. C’est la voie du dialogue ferme qui doit être privilégiée, pour que l’Iran ne reste pas à l’écart de la communauté internationale.
Cependant, pour être forte, une armée doit anticiper et se prémunir contre des risques futurs. À l’horizon 2020, il faut nous prémunir contre une attaque balistique sur le territoire national. Depuis de nombreuses années déjà, les États-Unis considèrent que la dissuasion nucléaire n’offre plus une garantie suffisante. Nous pouvons ne pas partager cet avis, mais nous ne pouvons pas l’ignorer.
Le Président de la République a indiqué quelle était la position française : « la défense anti-missile peut être un complément utile à la dissuasion nucléaire mais ne saurait s’y substituer ». Cette formulation est satisfaisante. Elle clôt un débat d’arrière-garde sur le sujet : arrêtons de nous interroger pour savoir si la défense anti-missile va remplacer la dissuasion nucléaire ! Cette question est résolue : la réponse est « non », toute idée de substitution est exclue.
L’Amérique de Reagan a nourri le fantasme de l’invulnérabilité. Elle a rêvé d’un bouclier impénétrable ; c’était il y a bientôt trente ans, aux États-Unis. Avec sa géographie étriquée et son histoire jalonnée de guerres, l’Europe n’a jamais entretenu ce fantasme. Il n’est pas question de renoncer à la dissuasion nucléaire. La défense anti-missile doit être « un complément utile ».
Deuxièmement, il faut prendre part à la défense anti-missile de l’OTAN pour en tirer des bénéfices technologiques. La mise au point d’une défense anti-missile est un puissant facteur de développement technologique. Elle implique de maîtriser les satellites et les radars d’alerte avancée, les radars de poursuite, les intercepteurs et les systèmes de commandement et de contrôle.
L’acquisition de ces technologies peut engendrer des avancées concernant l’ensemble des équipements aéronautiques, spatiaux et électroniques. La France ne peut pas passer à côté de ces progrès. L’investissement dans la défense anti-missile balistique doit permettre d’améliorer la compétitivité de notre industrie de défense et, au-delà, celle de notre industrie civile.
Enfin, la troisième raison qui doit nous inciter à prendre une part active à la défense anti-missile de l’OTAN est diplomatique. La capacité des grandes puissances à proposer à leurs alliés une défense anti-missile balistique « clés en main » devient un outil diplomatique. La France doit développer les technologies nécessaires pour proposer ces services à ses alliés et à ses partenaires.
Pour résumer, la France doit prendre une part active à ce projet parce que c’est un outil de puissance.
Comme vous l’avez rappelé, monsieur le président de la commission, les États-Unis ont ouvert la voie dès 1983 ; ils ont investi plus de 160 milliards de dollars dans leur « initiative de défense stratégique » ; la Russie modernise l’ancien système de l’Union soviétique ; en janvier dernier, la Chine a réussi son premier test d’interception d’un missile dans sa phase de vol exo-atmosphérique ; l’Inde a démarré récemment un programme national d’intercepteurs balistiques ; le Japon et Israël ont acquis depuis longtemps des systèmes de défense anti-missile.
Pour projeter sa puissance, un État doit toujours avancer sur la voie du progrès technologique. La France ne peut pas se soustraire à cette règle des relations internationales modernes.
La question soulevée par ce débat est la suivante : comment faire ? Comment notre pays peut-il et doit-il participer au projet de l’OTAN ? Quelle contribution pouvons-nous y apporter ? Quelle place dans le commandement et le contrôle du système pouvons-nous occuper ? Quel sera le coût réel de sa mise en place ? Quelles contreparties industrielles pouvons-nous espérer ? Quelles retombées technologiques et économiques pouvons-nous attendre ?
Très rapidement, j’évoquerai trois enjeux, que je considère déterminants.
Premièrement, nous devons être très attentifs aux enjeux industriels. Lorsqu’ils ont mis en place l’initiative de défense stratégique, le premier bouclier anti-missile, les États-Unis ont consacré seulement 1 % du budget à des entreprises non américaines. Aujourd'hui, le déclin industriel américain n’offre pas un contexte favorable à des revendications européennes de partage des techniques. Mais la France a des compétences à faire valoir, et elle doit les faire valoir. Des entreprises françaises développent non seulement des capacités d’interception des missiles intercontinentaux dans l’espace – je regrette d’ailleurs que l’on ait pris deux ans de retard dans le développement du démonstrateur spatial Spirale –, mais aussi des capacités d’interception des missiles à courte et à moyenne portées dans l’atmosphère.
La contribution française pourrait prendre la forme de « briques », s’insérant dans l’édifice collectif de l’OTAN. Ces briques doivent être conçues et construites en France ou en partenariat avec les Britanniques. Ce serait une avancée concrète, dans l’esprit du traité de coopération en matière de défense et de sécurité que nous venons de conclure avec la Grande-Bretagne. À l’article 2 de ce traité, il est prévu que les parties développent « en interdépendance les bases industrielles et techniques de défense et les centres d’excellences autour de technologies clefs ».
Le développement de projets communs fait cruellement défaut à la défense européenne. Lors de l’examen du projet de loi de finances pour 2011, j’ai rappelé que les pays de l’Union européenne comptent quatre-vingt-neuf programmes d’armement différents, contre vingt-sept seulement pour les États-Unis. La fragmentation des marchés de la défense européens coûte cher. Il est urgent de renforcer la coopération, la mutualisation et l’intégration des moyens européens. Si les conditions industrielles sont réunies, la mise en place du bouclier anti-missile peut y contribuer. À cet égard, le défi majeur est l’absence non pas de réalisations techniques, mais d’expérimentations communes. Pour développer les capacités européennes, il faudra veiller à faciliter les essais et le développement intégrés.
Deuxièmement, nous devons être extrêmement attentifs au rôle des États européens dans la prise de décision. Les accords dits « Berlin plus », conclus lors du sommet de Washington en 1999, régissent la mise à disposition de l’Union européenne des moyens et des capacités de l’OTAN. Ces accords, mais aussi la Politique de sécurité et de défense commune, doivent permettre le partage avec les forces de l’Union européenne de la défense anti-missile créée pour l’OTAN.
Les dispositions des accords « Berlin plus » fixent les conditions d’accès et de participation des moyens de l’Union européenne et la nature de l’influence politique qui pourrait être exercée. Ces accords garantissent l’accès de l’Union européenne aux capacités et aux moyens pré-identifiés de l’OTAN. Mais l’Union européenne et l’OTAN ont des vues divergentes sur les conditions posées par les accords « Berlin plus » pour déterminer si les pays qui ne sont membres que de l’OTAN ou de l’Union européenne peuvent utiliser les moyens en question. Le règlement de ces désaccords est particulièrement crucial s’agissant de la Norvège et de la Turquie, étant donné leur importance stratégique pour la défense anti-missile.
Troisièmement – et c’est peut-être l’enjeu le plus important –, il faut rechercher activement la pleine coopération de la Russie, et prendre la pleine mesure de ce que cela implique.
Le développement d’un système anti-missile constitue une évolution majeure du dispositif de protection du territoire européen par l’OTAN. L’alternative est claire : soit ce projet sera vécu par la Russie comme une menace contre sa propre dissuasion nucléaire, et une nouvelle course à l’armement commencera, soit la Fédération de Russie y sera associée, et cela ouvrira une nouvelle page dans l’histoire de la défense du continent européen.
Dans un entretien diffusé mercredi 1er décembre sur CNN, le Premier ministre Vladimir Poutine a agité la menace d’une nouvelle course aux armements en cas de non-coopération entre la Russie et l’OTAN sur ce dossier. Il reprenait quasiment les propos tenus la veille par le Président Medvedev devant les parlementaires russes. Il a été chaudement applaudi lorsqu’il a affirmé que « sans accord constructif, une nouvelle course à l’armement commencera ».
Cette tonalité guerrière, contraire à l’esprit qui a manifestement prévalu au sommet de Deauville, cache peut-être le souhait de la Russie d’être mieux intégrée dans le concert des nations de l’OTAN. Si l’on parvient à une vraie coopération avec la Russie, la place de l’État russe dans l’architecture de sécurité de l’Europe pourrait changer radicalement la donne. Une association de la Russie supposerait un partage d’informations sensibles sur des zones d’intérêts communs, la mise en commun de technologies militaires et duales de très haute qualité, la définition d’un spectre de menaces identifiables pour les deux parties, l’instauration d’un régime de complémentarité militaire entre elles. À terme, il s’agirait de mettre en place un modèle dissuasif partagé. Techniquement, cela impliquerait un partage des matériels et des données sensibles, mais peut-être aussi une association au système de décision, sans angélisme de notre part : les Russes restent les Russes !
Sur ce point, monsieur le ministre d’État, pouvez-nous nous indiquer où en sont les échanges entre l’OTAN et la Russie ? Le Conseil OTAN-Russie est-il le bon cadre pour faire avancer les discussions ? La délicatesse de nos amis Américains a-t-elle encore frappé ? Si l’on parvient à mettre en place une véritable coopération avec la Russie sur ce dossier, la Fédération russe sera arrimée au continent européen. Cela pourrait faciliter les relations mutuellement bénéfiques que l’Union européenne et la Russie essaient de mettre en place en tenant des réunions trimestrielles.
Voilà, monsieur le ministre d’État, la contribution que je voulais apporter à ce débat et les enjeux sur lesquels je souhaiterais connaître votre avis.
Je terminerai en insistant sur trois risques qu’il nous faudra éviter, car le projet n’est pas sans risques.
La France court d’abord un risque budgétaire, avec un possible effet d’éviction des autres programmes de défense. Pour cette raison, la question du coût financier du projet est cruciale et appelle des réponses. Le montant évoqué de 200 millions d’euros sur dix ans semble largement sous-évalué. Le chiffre de 1 milliard d’euros sur la même durée paraît plus crédible, mais j’espère que vous pourrez nous apporter des indications plus détaillées sur ce sujet, monsieur le ministre d’État.
La France court également un risque stratégique. Si nous n’avons pas notre mot à dire dans le futur système de commandement, nous ne maîtriserons pas ce qui est devenu un « complément utile » à notre dissuasion. Cela marquerait un recul de notre souveraineté.
Le projet n’est pas sans risques pour l’Union européenne. Si l’on ne prévoit pas une vraie place institutionnelle pour l’Union européenne, si ce projet procure à nos partenaires un faux sentiment d’invulnérabilité, si l’on délaisse l’Europe de la défense au profit du bouclier, l’Union européenne sera perdante.
Enfin, le projet n’est pas sans risques pour l’ordre international. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la stabilité de l’ordre international repose sur l’équilibre des puissances. Si la mise en place du bouclier anti-missile est vécue comme une rupture de cet équilibre, si d’autres grandes puissances, comme la Chine, considèrent que leur projection de puissance est affaiblie, l’ordre international pourrait être perturbé. Ce risque ne doit pas être ignoré.
Ce projet est une avancée considérable pour la protection de l’Europe. La France gagnera à s’y engager activement, en faisant valoir ses atouts industriels et technologiques, mais veillons à éviter les fantasmes de menaces et d’invulnérabilité et à progresser en se conformant à une éthique de responsabilité et de dialogue.