Mais revenons à la défense anti-missile, puisque c’est le sujet qui nous occupe aujourd’hui.
Beaucoup de choses ont déjà été dites excellemment par mon collègue Daniel Reiner, qui s’est fait une spécialité de cette question, notamment sur le plan technique ; ce n’est pas le moindre des défis.
Je m’en tiendrai donc aux aspects plus politiques du sujet, aux conséquences qui en découleront pour notre pays, à la place de la France dans le concert des nations dotées de l’arme nucléaire, aux aspects qui touchent à la propre sécurité de notre pays et aussi à son indépendance, notamment à sa liberté d’appréciation de la situation internationale et à sa capacité à décider lui-même de son action, sans oublier d’évoquer rapidement au passage, bien sûr, la problématique de l’Europe de la défense, si tant est que l’on puisse encore y faire référence : ce n’est pas là la moindre de nos inquiétudes.
En effet, cet accord sur le système anti-missile, qui est à bien des égards un succès américain, suscite des motifs de préoccupation plus que sérieux pour les Européens. Dans son mode de fonctionnement prévisible, il présente un triple risque de contrôle politique des États-Unis sur les alliés, de marginalisation des industries de défense européenne et de captage de crédits au détriment des projets visant à construire l’Europe de la défense.
Monsieur le ministre d’État, ma première question sera très directe : êtes-vous en mesure de nous confirmer les propos tenus très récemment par votre prédécesseur devant nos collègues députés, lorsqu’il leur a expliqué que « la défense anti-missile, pour séduisante qu’elle paraisse à l’opinion publique, n’en constitue pas moins une erreur », alors que notre pays vient justement de donner le feu vert à sa mise en œuvre ?
Le très récent ralliement du Président Sarkozy à la défense anti-missile proposée par les États-Unis et son docile missus dominici, M. Rasmussen, secrétaire général de l’OTAN, mérite à tout le moins quelques explications, quand bien même la France a, semble-t-il, mis en œuvre de multiples manœuvres de retardement ou de ralentissement du processus, lesquelles, il faut bien l’admettre, ont échoué.
Notre conviction est faite : l’affaire a été amorcée dès le processus de réintégration du commandement intégré de l’OTAN. Alors, qu’avons-nous réellement obtenu en échange ? Vous ne nous redirez pas, j’ose le croire, que nous avons gagné de nombreuses étoiles, dont, je le crains, la plus en vue est déjà en train de pâlir sérieusement, hélas : c’est désormais un secret de polichinelle.
Il n’était pas anormal que les alliés aient tiré les conclusions qui s’imposaient de notre alignement et que nous ayons été de facto embarqués dans les projets de l’OTAN que nous refusions jusqu’alors. Le Président de la République avait expliqué que notre réintégration serait irrévocablement liée à deux conditions : la redéfinition du concept stratégique de l’Alliance et la mise en route sérieuse de l’Europe de la défense. J’imagine que vous saurez nous convaincre que ces deux conditions sont remplies…
Maintenant, nous y sommes ! Voilà pourquoi les contorsions se multiplient. On nous explique que l’on accepte le principe de la défense anti-missile de territoire – le principe seulement ! –, en ajoutant que celle-ci n’est que le complément de la dissuasion nucléaire. Telle n’est pas notre conviction. Selon nous, il y a, à terme, de vrais risques d’affaiblissement de notre capacité de dissuasion et de décision. Qu’en pensez-vous vraiment, j’allais dire sincèrement ? Sotto voce, on nous dit que, de toute façon, ce n’est pas pour demain et que nos industriels tireront des bénéfices de cette aventure technologique. Ces bénéfices, nous aimerions les connaître : nos industriels seront-ils acteurs ou sous-traitants ?
Comme je le disais à l’instant, le président de Rohan a courageusement tenté de sauvegarder la parole de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées au travers d’une communication sur laquelle nous n’avons pas trouvé grand-chose à redire. Pour notre part, nous avons tenté d’analyser sa pensée, dont nous avons d’abord considéré qu’elle visait à ne pas froisser le Gouvernement. On ne saurait lui en faire reproche, en raison de son appartenance à la majorité présidentielle.
Mais nous avons aussi perçu chez lui les mêmes réticences que les nôtres. Sur la défense anti-missile de théâtre, il faut continuer ; nous sommes d’accord. Sur la défense anti-missile de territoire, nous avons ressenti quelques réserves et une ferme volonté de préserver le rôle de la dissuasion ; nous partageons cette volonté. Sur le coût du système, le risque de dérive suscite beaucoup d’interrogations ; elles sont aussi nôtres, car l’état de nos finances, dont la majorité est en grande partie responsable, elle qui gouverne depuis 2002, ne nous permet pas de faire tout et n’importe quoi. S’ajoute à cela le fait que, les moyens financiers de l’OTAN étant ce qu’ils sont, la mise ne place d’un tel bouclier anti-missile hypothéquera à coup sûr les autres capacités de l’Alliance, alors que celle-ci est durablement embourbée en Afghanistan, malgré les annonces incertaines de début de retrait : 2011, 2014, 2016, maintien de forces au-delà ? Plus personne ne sait vraiment qui croire ! C’était bien le sentiment des parlementaires lundi et mardi à Washington.
Enfin, nous avons perçu très distinctement, au travers du rapport du président de Rohan, qu’il ne faudrait pas se mettre entre les mains des Américains. Or, monsieur le ministre d’État, comment pourrait-il en être autrement quant à la décision ultime de mise en route du système si le besoin s’en faisait sentir face à une agression quelconque ? Qui peut croire sérieusement que la décision pourra être partagée par les Américains ?
En résumé, ce que nous avons lu au travers de ce rapport fort bien fait, c’est qu’il faut y être, parce que de toute façon cela peut se faire sans nous ; mais nous avons lu aussi que la France est dans l’OTAN, que la défense anti-missile se fera dans l’OTAN et donc que la France fera partie de la défense anti-missile : curieux syllogisme, qui nous permet de mieux apprécier les conséquences d’une décision unilatérale et à contre-courant de la décision du Président Sarkozy de retourner dans le commandement intégré de l’OTAN, ainsi que de constater, avec une réelle amertume, quelle place est laissée aux choix politiques de la France.
Monsieur le ministre d’État, nous voudrions que la représentation nationale soit éclairée devant ce risque de perte d’autonomie dans la décision pour la France. Qu’en est-il de la mise en place d’un outil de commandement et de contrôle – le fameux C 2 – pour cette nouvelle défense ? Qui commandera réellement le système ?
On nous dit que la décision est prise sur la base d’un projet réaliste, adapté à l’évolution de la menace balistique que font peser certains programmes mis en œuvre au Moyen-Orient. Pouvez-vous nous dire quelle est la réalité de l’évolution de cette menace ? À mots mal couverts, tout le monde semble comprendre que c’est de l’Iran qu’il s’agit. Sans nul doute pourrez-vous nous éclairer sur l’urgence qu’il y a à décider.
Nous attendons de vous, cela va de soi, des réponses précises, et non les mêmes explications que celles que nous fournissent à longueur de colonnes les quotidiens. Nous sommes devenus prudents quant à l’affirmation de ce genre de menaces, dont l’une des premières vertus est d’abord d’entretenir l’inquiétude chez nos concitoyens et de justifier – je fais ici allusion aux propos à peine voilés et souriants que nous a tenus au mois d’octobre, à New York, l’ambassadeur de Russie auprès des Nations-Unies – l’extraordinaire effort d’équipement militaire de tous les pays de la région. L’ambassadeur de Russie nous a d’ailleurs demandé, l’air un peu narquois, si nous n’aurions pas une petite idée sur le nom du pays qui avait bénéficié de ces juteux marchés…
Voyez-vous, monsieur le ministre d’État, je suis devenu extrêmement prudent depuis que, dans cette maison, j’ai eu avec d’autres collègues ici présents le privilège d’entendre, voilà quelques années, l’une de nos soi-disant spécialistes en matière de prolifération nucléaire affirmer qu’il y avait des armes de destruction massive en Irak. Cette affirmation n’était donc pas l’apanage de George Bush : c’était du Bush à la française ! On sait ce qu’il est advenu de ces fameuses armes et, pour ma part, je ne remercierai jamais assez le président Chirac de ne pas s’être laissé enfumer – pardonnez moi l’expression ! – par ces beaux esprits.