Intervention de Jacques Gautier

Réunion du 9 décembre 2010 à 21h30
Débat d'orientation sur la défense antimissile dans le cadre de l'otan

Photo de Jacques GautierJacques Gautier :

Monsieur le président, monsieur le ministre d’État, monsieur le président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, mes chers collègues, à ce stade du débat, mon intervention recoupera forcément celles de mes prédécesseurs, dont je partage de nombreuses analyses, notamment celles de MM. Josselin de Rohan et Xavier Pintat. Je vous prie donc d’excuser le caractère redondant de certains de mes propos.

La défense anti-missile balistique, ou DAMB, vise à se protéger des attaques par missiles balistiques, que ces attaques menacent des troupes déployées sur des théâtres d’opérations ou des populations à l’échelle d’un territoire.

Depuis des mois, partisans et opposants d’un tel système de défense placent le débat sur un plan théorique, dans le droit fil de l’éternel débat entre l’épée et le bouclier.

En France, les opposants à la DAMB font, en outre, valoir deux arguments : d’une part, sa mise en place coûterait extrêmement cher et induirait donc l’éviction des autres programmes ; d’autre part, la DAMB affaiblirait la dissuasion nucléaire.

Or, aujourd’hui, je pourrais dire, presque de façon provocatrice, que la question n’est que marginalement budgétaire.

En effet, le développement et le déploiement d’un système complet seraient totalement hors de portée de nos moyens financiers.

Nos collègues députés Patricia Adam et Yves Fromion rappelaient que « le Japon, pour disposer en 2011 d’une architecture anti-missile à couches multiples, pourtant limitée et reliée au système américain, a investi en cinq ans 10 milliards de dollars ». Il ne s’agit donc pas de choisir cette voie, d’autant qu’il est hautement improbable que le territoire national soit à court terme menacé par une attaque saturante de missiles.

En revanche, dès à présent, nos forces positionnées hors de nos frontières et nos points d’appui, notamment au Moyen-Orient, pourraient, comme le rappelait le président de Rohan, être pris dans l’engrenage d’une attaque de missiles de type SCUD ou dérivés. L’acquisition d’une capacité de défense anti-missile de théâtre est donc une nécessité.

La France l’a compris, comme le montre le développement du programme « sol-air moyenne portée terrestre », qui se poursuit, notamment avec une interception réussie par un missile Aster 30 de MBDA.

Mais, pour les États-Unis, la DAMB de territoire, avant d’être un instrument militaire, est un formidable atout en termes de puissance diplomatique, ainsi qu’un puissant sujet de recherche, permettant potentiellement de nombreuses retombées technologiques et économiques. Nous Français et Européens devrions partager cette vision. Je m’en explique.

La DAMB constitue, par son principe même, un parapluie non nucléaire, donc plus facilement acceptable, permettant d’offrir une protection à des alliés qui s’estiment menacés, et ce en échange de retours industriels ou politiques.

Dans le Golfe persique, les États-Unis sont en train d’étendre leur projet de parapluie DAMB, y compris à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, dans l’espoir de contrats importants. Dans les pays de l’Est, comme la Pologne, l’alignement systématique sur les États-Unis et l’achat de matériels militaires américains ne sont sans doute pas étrangers au déploiement d’un bouclier anti-missile promis par l’administration de George Bush.

La DAMB fait donc bien désormais partie des instruments de puissance, au même titre que la dissuasion nucléaire.

De plus, la recherche aéronautique et spatiale concentre nombre de technologies stratégiques essentielles. Les Américains considèrent qu’elle regroupe dix-sept des vingt-trois filières leur permettant de maintenir leur avance technologique sur le reste du monde.

De fait, nous le savons, un très grand nombre d’avancées technologiques sont des retombées de la course à l’espace et de la « guerre des étoiles ». Aux États-Unis, près des deux tiers de la recherche et technologie et de la recherche et développement dans le domaine des missiles sont consacrés à la DAMB, qui tire donc vers le haut toute l’industrie, en creusant l’écart avec l’industrie européenne.

Ne pas participer à cette course, alors que nous avons relevé les principaux défis technologiques de la puissance – la dissuasion nucléaire, les lanceurs spatiaux, les sous-marins nucléaires, les satellites de communication et de renseignement, l’aviation de combat –, réduirait encore notre rang par rapport aux États-Unis et surtout nous conduirait à être rapidement dépendants de leur politique et de leur industrie.

Les technologies de la DAMB sont les technologies génériques des futures générations de réseaux de commandement, de satellites et de radars à longue distance, de missiles d’interception.

En tout état de cause, que soient ou non développés des missiles antibalistiques haute altitude, maîtriser ces technologies est nécessaire pour garantir la pérennité d’une partie importante de l’industrie de défense en France et en Europe.

L’OTAN a lancé en 2005 un programme d’équipements communs, dont le coût est estimé à 800 millions d’euros et qui vise uniquement à intégrer les capacités européennes dans la boucle de commandement des opérations de défense aérienne.

Lors du sommet de Lisbonne, les États-Unis ont obtenu une avancée sur la DAMB et plaidé pour un « partage du fardeau » de la défense occidentale. Le secrétaire général de l’’OTAN a rappelé qu’il avait sa propre recette pour remédier au « blues » transatlantique : la mise en place d’une DAMB européenne.

Il est clair que l’éventuelle capacité de défense anti-missile européenne soulève des questions politiques, notamment à l’égard de la Russie, mais aussi opérationnelles, compte tenu de la diversité de nos moyens et du degré d’exposition de chacun à une menace balistique.

Mais si les pays Européens sont soumis de façon disparate à cette menace, ils subissent tous la rigueur budgétaire et la réduction de leur budget de défense. Ils doivent donc répondre, si possible de façon coordonnée, à la demande américaine via l’OTAN.

À partir du moment où nous devrons contribuer à la DAMB au titre de l’Alliance, mieux vaut le faire par des apports en nature sur des « briques » technologiques que nous aurons choisies – cela permettra à notre recherche et à nos entreprises de dégager de la valeur ajoutée –, et non par des concours financiers ou en sous-traitance. Les Américains nous referaient alors le « coup » de l’avion de combat JSF – Joint Strike Fighter –, qui a eu pour effet, sinon pour objet, d’assécher, par la sous-traitance et des coopérations limitées, les budgets militaires européens et de marginaliser l’industrie européenne d’avions de combat.

La France peut et doit animer une réflexion européenne, car elle possède un savoir-faire unique en matière balistique. Elle développe le démonstrateur Spirale, dont tous les spécialistes reconnaissent le potentiel. Elle participe déjà au système de commandement et de contrôle de l’espace aérien de l’OTAN, qui serait en fait élargi à la DAMB.

Mais comme l’indique M. le président de la commission dans son rapport, nos programmes ne sont pas financés à la hauteur suffisante, notamment pour respecter le calendrier de l’OTAN. Il faut donc, si nécessaire, dans un cadre bilatéral ou multilatéral – je pense aux Britanniques et aux Italiens, mais pas seulement à eux –, abonder les budgets de recherche et de développement correspondants, définir les « briques » prioritaires pour lesquelles nous pouvons apporter des plus-values et nous assurer de la compatibilité de nos systèmes avec ceux de l’OTAN.

Comme je le mentionnais en introduction, et contrairement à ce que certains affirment, le « ticket d’entrée », dans ces conditions, resterait financièrement supportable : le président de Rohan a évoqué la somme de 50 millions d’euros par an.

En outre, la DAMB n’affaiblit pas la dissuasion nucléaire. Elle ne se substitue pas à elle, mais la complète. En effet, la protection, même partielle, contre des missiles balistiques, notamment de théâtre, ouvre plus d’options au pouvoir politique et permet, en élevant le seuil nucléaire, de renforcer la dissuasion. Celle-ci reste en revanche essentielle et déterminante dans le cas d’une attaque massive contre le territoire national, car l’attaquant sait qu’il sera identifié, que la trajectoire de ses missiles sera suivie et donc que la réponse sera apocalyptique.

Enfin, pour conserver un effet de dissuasion nucléaire maximal, il faut travailler sur l’interception de missiles balistiques, ce qui permettra d’améliorer, et donc de rendre plus crédibles, nos propres missiles nucléaires, au fur et à mesure des progrès réalisés dans le domaine du bouclier.

Vous l’avez compris, monsieur le ministre d’État, la question est non plus de savoir s’il faut s’engager avec l’OTAN dans la DAMB, mais de définir avec qui, avec quelles « briques » technologiques et dans quelles conditions nous devons le faire, afin d’assurer la préservation de nos capacités de recherche et d’innovation, ainsi que la survie de nos industries de défense, outils de notre souveraineté.

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