C'était logique : la meilleure des préventions consiste à déceler rapidement l'origine de la menace et les intentions d'un État présumé hostile. Sur ce point au moins, le Livre blanc était dans le vrai. Dans ce domaine, des crédits et des programmes existent.
Faut-il développer plus vite ces programmes ? Faut-il approfondir certaines recherches ? Est-ce financièrement possible ? Tout cela méritait réflexion et action, parce que les technologies développées pour l'alerte avancée serviront directement à la protection contre les missiles. Il fallait sans doute explorer encore plus avant cette piste et, dans ce cadre, tenter de favoriser les industries européennes d'abord. Toutefois, l'alerte avancée, sorte de vigie de la dissuasion nucléaire, ce n'est pas la même chose que la défense anti-missile américaine adoptée à Lisbonne.
La menace balistique et nucléaire iranienne justifie-t-elle la mise en place d’un système de missiles anti-missiles ? Il y a sur ce sujet aussi une inflexion. Jusqu'ici, on disait qu'un Iran nucléaire était inacceptable ; aujourd'hui, on admet implicitement que c'est envisageable.
Mais c'est le rôle de la dissuasion de faire échec à une telle menace, le jour où elle existera. Un seul missile iranien sur l'Europe et les pays occidentaux seraient habilités, y compris d'un point de vue juridique, à riposter de la façon la plus sévère sur le territoire iranien. Voilà la doctrine française, qui n'a pas besoin de définir avec précision l'ennemi ou la cible, puisqu'elle se doit, pour être vraiment dissuasive, d'être tous azimuts.
Par ailleurs, et c'est paradoxal, la prévention et la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive et de leurs vecteurs marquent le pas. Au même moment, on lance une nouvelle course aux armements, qui emporte des conséquences sur la militarisation de l'espace ; c'est comme si on acceptait, de facto, la prolifération balistique et ses conséquences. C'est un aveu d'impuissance et une faute stratégique !
Entre l’OTAN et la Russie, les relations ont toujours été complexes et malaisées, à cause du poids de l'histoire, sans doute, mais aussi du fait que les relations entre l’OTAN et la Russie sont, pour le meilleur et pour le pire, étroitement liées aux rapports entre les États-Unis et l’OTAN. Aujourd'hui, après le sommet de Lisbonne, il en va de même : l'Europe a encore perdu l'occasion d'être l'auteur et l'acteur d'une politique originale, européenne, à l'égard de la Russie. La main passe, et les Européens auront donc à se mettre au diapason de la relation entre les États-Unis et la Russie, marquée par le traité START, la défense anti-missile, etc.
Pourquoi la Russie, farouchement hostile aux défenses anti-missiles, semble aujourd'hui disposée à entrer dans le jeu ? D'abord parce que le projet n'est plus celui que Bush dressait contre Moscou, l’OTAN assurant que l'ennemi n'est plus en Russie. Ensuite parce que la Russie se place ainsi de nouveau, en quelque sorte, à la hauteur des États-Unis : ces deux pays négocieront ensemble les conditions du futur réseau anti-missile. Illusion ou réalité ? Les Russes discuteront de la sécurité continentale avec l'OTAN, et non pas avec l'Union européenne. Hélas, voilà encore une pelletée de terre jetée sur la politique étrangère et de sécurité de l'Europe…
Après avoir longtemps voulu élargir son espace géographique, avec des velléités opérationnelles quasiment planétaires, l'Alliance semble revenue à des options moins ambitieuses. Peut-être le bourbier afghan lui rend-il une raison stratégique perdue…
Toutefois, son nouveau cheval de bataille paraît être non pas l'élargissement géographique, mais la recherche d'une défense « globale » qui puisse inclure des aspects civils et militaires : nouvelle dérive, nouveau défi lancé à l'Union européenne, qui a, de son côté, bien avancé en matière de gestion des crises et d'action civile d'urgence.
Dans la praxis, il faudra rapidement éclaircir un point important : l’OTAN veut-elle se lancer dans une concurrence acharnée avec l'Union européenne dans des domaines comme l'action civile de crise, l'action humanitaire ou les actions militaires de basse intensité, contre la piraterie maritime par exemple ? Quel serait le sens d'une telle concurrence ? Affaiblir encore plus l'Union européenne ? Assécher ses budgets pour que l’OTAN soit la seule ressource possible ?
Récemment, l’OTAN s'est proposée pour coordonner l'aide envoyée en Israël à l'occasion de graves incendies. Est-ce bien raisonnable ? Est-ce bien le rôle d'une organisation militaire de coordonner des moyens civils dans la gestion d'une crise non militaire ? Il va falloir bien définir, à l'avenir, les relations entre l'Union européenne et l’OTAN post-Lisbonne, faute de quoi des concurrences stériles et des doublons inutiles se feront jour.
L’état de nos finances, dont vous êtes grandement responsables, monsieur le ministre d’État, chers collègues de la majorité, puisque vous gouvernez depuis 2002, ne nous permet plus de tout faire, notamment de faire tout ce qui est inscrit dans la loi de programmation militaire. Et vous voulez maintenant ajouter de nouvelles dépenses, via l’OTAN !
Il est possible de tirer des plans sur la comète sans financement réel ; la dernière et déjà caduque loi de programmation militaire en est une illustration. En revanche, il n’est pas possible de les concrétiser : voyez le projet de loi de finances pour 2011 !
Or si la France s’associe au programme américain, il faudra en assumer le coût, aujourd’hui et surtout demain !
De plus, compte tenu des moyens financiers de l’OTAN, la mise en place d’un tel bouclier anti-missile hypothéquerait les autres capacités de l’Alliance. Quel sera le coût financier du projet ? Dans cette affaire, quelle sera la part laissée par les industriels américains à leurs homologues européens ? Dans le système dont M. Rasmussen s’est fait le VRP, nous avons du mal à trouver la place des industries européennes. Seront-elles de simples sous-traitants ?
Ne soyons pas trop naïfs en ce qui concerne les bénéfices attendus par nos industriels ! Nous connaissons tous l’acharnement des Américains, et même de nos amis Britanniques, quand il s’agit de défendre leurs intérêts en matière de technologies militaires !
Selon le très complet rapport du président de notre commission, le projet de défense anti-missile américain et « otanien » nous oblige à un choix douloureux : soit la France participe, et elle risque une dérive budgétaire ; soit elle ne participe pas, et elle risque à la fois l’effacement stratégique et la perte d’un marché pour son industrie de la défense. Entre le Charybde budgétaire et le Scylla stratégique, nous sommes, je le crains, devant un marché de dupes : nous aurons Charybde et Scylla !
Maintenant que le principe du bouclier anti-missile est accepté, des réponses doivent être apportées aux questions essentielles : faut-il prendre acte du projet américain et s’insérer directement dans le dispositif préconçu ? Peut-on demander que ce projet devienne américano-européen, c’est-à-dire que les Européens participent pleinement à la conception, à la réalisation, au fonctionnement et au commandement du système ? Quelle sera la participation des industriels français et européens ? Quelles sont vos réponses à ces questions, monsieur le ministre d’État ?
En définitive, nous sommes devant un projet défensif militaire qui cache une nouvelle forme de mainmise sur la défense européenne et qui nous éloigne d’une politique de sécurité et de défense autonome. Je vous le concède, cela se produit avec le consentement d’une bonne partie de nos partenaires européens…
Il n’en demeure pas moins que nous sommes en train de perdre notre autonomie stratégique, acquise au prix de grands sacrifices depuis les années soixante. Une page se tourne ; j’espère que nous n’aurons pas à le regretter !