S’agissant du partenariat franco-allemand, on dit périodiquement qu’il se porte mal. Depuis les premiers temps de la réconciliation entre nos deux pays, nos intérêts ne sont pas toujours convergents, mais je constate que nous parvenons toujours à trouver des solutions de compromis.
Demain, je serai à Fribourg. Le Président de la République présidera avec Angela Merkel le sommet franco-allemand. Dans la foulée, je me rendrai à Illkirch, près de Strasbourg, pour accueillir un bataillon de soldats allemands qui va s’installer sur le territoire français dans le cadre de la brigade franco-allemande. Ce symbole fort témoigne que notre partenariat avance.
De manière plus prospective, nous sommes en train de préparer, dans le cadre de ce que l’on appelle le triangle de Weimar, une initiative commune à la France, à la Pologne et à l’Allemagne pour faire progresser la politique européenne de sécurité et de défense. Vous le voyez, nous ne renonçons pas, bien au contraire.
En ce qui concerne le jeu des États-Unis, je ne lis pas dans les cœurs ou dans les esprits. Je me contente de lire les textes : selon le concept stratégique de l’Alliance tel qu’il a été adopté à Lisbonne, le cœur de la responsabilité de l’OTAN demeure la sécurité collective, conformément à l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord, aux termes duquel toute attaque contre l’un des membres de l’Alliance est une attaque contre l’ensemble des membres de l’Alliance. C’est le cœur de la vocation de l’OTAN.
J’ai été un peu surpris que M. Chevènement, dont je sais qu’il est en général un lecteur attentif, ait fait une lecture aussi approximative du concept stratégique. Il est écrit noir sur blanc que l’Alliance est une alliance nucléaire tant qu’il y a des armes nucléaires. On ne peut donc pas considérer que ce qui a été décidé à Lisbonne, c’est la liquidation de la dissuasion nucléaire ; bien au contraire !
Mme Voynet m’a rappelé mes déclarations en faveur du désarmement. Oui, madame Voynet, je souhaite, comme tout un chacun, un monde sans armes nucléaires. Mais quand on veut mettre quelqu’un en difficulté en rappelant ses propos, il faut les citer jusqu’au bout. Je me suis exprimé en ces termes dans la Revue de la défense nationale : « Je souhaite que la France tire les conséquences du processus souhaitable de désarmement, “le moment venu”, quant à ses propres capacités. Je considère que le moment n’est pas venu. » Je ne me sens donc pas du tout en contradiction avec ce que j’ai pu déclarer. De même, je me sens parfaitement à l’aise avec le processus de réintégration de la France dans les structures intégrées de l’Alliance atlantique.
J’en viens maintenant à l’objet plus précis de notre débat, c'est-à-dire la défense anti-missile.
À la suite du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, la France a décidé, dans le cadre de l’Union européenne et de l’Alliance atlantique, de prendre part aux efforts collectifs pouvant conduire, à terme, à une capacité de défense active contre les missiles.
Là encore, je ne crois pas que l’on puisse parler de « volte-face », comme en témoigne une note au bas de la page 5 de l’excellent rapport de M. le président de la commission des affaires étrangères : « Un tel outil – la défense anti-missile balistique – ne peut donc être considéré comme un substitut de la dissuasion. Mais il peut la compléter en diminuant nos vulnérabilités. C’est pourquoi la France s’est résolument engagée dans une réflexion commune, au sein de l’Alliance atlantique, et développe son propre programme d’autoprotection des forces déployées. » Ces propos ont été tenus par Jacques Chirac lors d’un discours prononcé à l’Île Longue, le 19 janvier 2006.
En cohérence avec un tel objectif, la loi de programmation militaire prévoit le financement d’une capacité autonome d’alerte avancée et d’une capacité autonome de défense anti-missile de théâtre destinée à protéger nos forces déployées.
La future capacité d’alerte avancée reposera sur un radar de très longue portée, dont la capacité opérationnelle est attendue pour 2018, et sur une composante spatiale fondée sur un satellite géostationnaire à capteur infrarouge, dont le lancement est prévu en 2020. Cela étant, nous bénéficions d’ores et déjà des acquis d’un démonstrateur, Spirale, lancé en 2009, qui place la France au petit nombre des pays disposant d’une compétence d’alerte avancée spatiale.
En matière de capacité de défense anti-missile de théâtre, nous disposons déjà d’un premier élément avec le système sol-air moyenne portée terrestre, ou SAMP-T, qui commence à être mis en œuvre par l’armée de l’air. Mais, dans l’état actuel de la programmation, il faudra attendre l’horizon 2020, avec la mise en service du radar de détection et de poursuite et du système de commandement et de contrôle associé, pour que la France dispose d’une capacité anti-missile autonome. Tel est bien notre objectif.
Pour financer ces projets, 1 milliard d’euros de crédits de paiement a été prévu en programmation sur la période allant jusqu’à 2020. À ce montant s’ajoutent environ 55 millions d’euros en matière d’études amont sur la période 2011-2014 pour la préparation du programme d’alerte avancée. J’ai bien noté que le président de Rohan trouvait cette somme insuffisante ; nous tiendrons le plus grand compte de son avis.
Ces efforts commencent à porter leurs fruits. Le 18 octobre dernier, avec le succès du premier tir de qualification du système SAMP-T face à une menace de type « missile balistique de théâtre », la France est entrée dans le club très fermé des puissances ayant démontré une capacité d’interception dans ce domaine.
Lors du sommet de Lisbonne, les 19 et 20 novembre derniers, les alliés ont décidé du principe de l’extension de la défense anti-missile de théâtre à une défense des territoires et des populations.
Vous le savez, notre environnement stratégique évolue de plus en plus vite.
La prolifération balistique au Moyen-Orient, en particulier en Iran, fait peser une menace croissante sur le territoire de certains de nos alliés, qu’il s’agisse de l’Union européenne, de l’Alliance atlantique ou des pays liés à la France par des accords de défense, ou sur nos forces déployées, notamment aux Émirats arabes unis, au Liban ou en Afghanistan.
À moyen terme, à l’horizon 2015-2025, la question de la vulnérabilité de notre propre territoire national peut aussi se poser. Dans ce contexte, nous avons donc donné notre accord au développement d’une capacité de défense anti-missile des territoires et des populations de l’Alliance, tout en restant vigilants sur deux points essentiels.
Nous avons d’abord obtenu que seul le système de commandement et de contrôle, qui permettra le raccordement et le fonctionnement, au sein d’une architecture intégrée, des systèmes d’interception et des capteurs apportés librement par les nations, soit financé en commun. C’est à ce projet que sera affectée la somme de 150 millions à 200 millions d’euros qui a été mentionnée. Le coût de l’extension de ce système de la défense des théâtres à la défense des territoires fait l’objet d’une première estimation de l’Alliance qui correspond à peu près à ce montant. La France contribuera à ces financements via sa contribution annuelle au budget commun de l’Alliance atlantique dédié aux infrastructures, selon la clef de répartition habituelle d’environ 12 %, ce qui paraît à notre portée et correspond en tout cas à nos ambitions.
Nous avons également obtenu que la défense anti-missile soit clairement définie comme un renforcement et non comme un substitut de la dissuasion nucléaire. Sur ce point, je voudrais m’inscrire en faux contre les propos tenus ce soir par certains orateurs dénonçant une ambiguïté. Non, il n’y a aucune ambiguïté, car la formulation du concept stratégique et de la déclaration finale est parfaitement claire sur ce point !
La déclaration du sommet de Lisbonne énonce en effet que l’Alliance atlantique « dispose de tout l’éventail des capacités nécessaires pour assurer la dissuasion et la défense contre toute menace pesant sur la sûreté de nos populations », que « nous maintiendrons une combinaison appropriée de forces conventionnelles, nucléaires et de défense anti-missile », que « la défense anti-missile deviendra partie intégrante de notre posture générale de défense » et que « notre objectif est de renforcer la dissuasion en tant qu’un des éléments centraux de notre défense collective ». Une phrase capitale de cette déclaration finale est gravée dans ma mémoire : « la défense anti-missile renforce la dissuasion – missile defence bolsters deterrence ». Il est en outre prévu, dans le même texte, que la souveraineté de la France sur sa force de dissuasion nucléaire est totalement garantie par les accords que nous avons conclus.
La dissuasion nucléaire française indépendante conserve donc son rôle national propre de garantie ultime de nos intérêts vitaux, tout en concourant à la dissuasion globale de l’Alliance. Rien ne change sur ce point.
Pour aller plus loin, nous devons aujourd’hui prendre en compte cinq enjeux : un enjeu stratégique, lié au besoin de garantir à terme notre dissuasion et de consolider notre relation avec la Russie ; un enjeu de souveraineté, lié à la nécessité de préserver un accès et une participation de la France aux systèmes de commandement et de contrôle ; un enjeu industriel, compte tenu du risque de marginalisation de notre industrie de défense face aux entreprises américaines ; un enjeu financier, au regard des moyens que nous consacrerons à la défense anti-missile et des risques d’éviction qu’elle pourrait faire peser sur notre programmation militaire ou sur celle de l’Alliance ; enfin, un enjeu d’interopérabilité, car nous devons veiller à ce que les systèmes concourant à la défense anti-missile balistique au niveau national – systèmes de veille, d’acquisition et de tir – soient compatibles avec des architectures et des standards retenus dans le cadre de l’Alliance atlantique.
Au regard de ces différents enjeux, nous agirons en conformité avec trois principes de base.
Le premier principe est le maintien de notre autonomie stratégique.
Cela suppose de rester vigilants et de développer une stratégie de pédagogie envers nos alliés européens sur l’intérêt de la dissuasion nucléaire française et britannique, pour faire valoir la complémentarité réelle de celle-ci avec la défense anti-missile balistique.
Cela suppose ensuite de préserver notre souveraineté, notamment sur le segment de commandement et de contrôle, et de valoriser la contribution de nos capacités et de notre industrie de défense.
Cela suppose enfin d’accompagner la coopération de l’Alliance avec la Russie comme nous l’avons décidé lors du sommet de Lisbonne. À cette occasion, le dialogue avec le Président Medvedev a été un moment extrêmement fort. Cette décision est importante, car elle crée de la confiance et montre que nos intérêts en matière de sécurité sont communs. Nous devons donc trouver un juste équilibre entre les besoins de l’Alliance et la volonté de la Russie de participer à la protection du territoire européen. Le Président Medvedev a évoqué l’idée d’un système de défense anti-missile conjoint reposant sur des zones de responsabilités en Europe, le Premier ministre Poutine ayant ensuite expliqué que, si l’on ne progressait pas sur ce terrain, une course aux armements pourrait se déclencher à nouveau. Mais je veux accorder une importance prioritaire aux déclarations faites à Lisbonne par le Président Medvedev. La suggestion russe doit être étudiée plus en détail dans les mois prochains, afin d’en évaluer la faisabilité technique et financière.
Le deuxième principe est le réalisme.
À la suite du sommet de Lisbonne, de nombreux travaux vont s’engager – notre débat ne s’achève donc pas ce soir, car nous aurons l’occasion d’évoquer ce sujet en de nombreuses circonstances –, qu’il s’agisse de scénarios opérationnels ou d’études techniques et d’ingénierie. Nous devons veiller à ce que ces travaux répondent bien aux ambitions de l’Alliance en termes de couverture géographique, de menaces prioritaires et de critères d’emploi, tout en évitant de succomber à la tentation de la surenchère. Nous devons également lancer les études nous permettant d’évaluer les propositions discutées dans le cadre de l’Alliance, d’analyser la pertinence des solutions qui existent déjà et de défendre nos positions au sein des groupes de travail techniques.
Enfin, le troisième principe est le pragmatisme.
Nous devons prendre en compte l’approche « phasée » proposée désormais par les Américains, afin d’intégrer nos réflexions dans un calendrier cohérent ; sur ce point, j’ai bien noté les conseils de prudence et de réalisme qui nous ont été dispensés, notamment par le président de Rohan.
Comme vous le voyez, mesdames, messieurs les sénateurs, à court terme, notre vision est claire : notre priorité est de développer des moyens de défense anti-missile de théâtre, pour répondre aux besoins opérationnels de nos forces et préserver notre base industrielle de défense. Cette stratégie nationale nous donne une vraie crédibilité pour peser dans le débat qui s’est engagé au sein de l’Alliance atlantique, qu’il s’agisse de la question de l’extension de la défense anti-missile de théâtre aux territoires ou de la relation entre l’Alliance et la Russie.
À plus long terme, les orientations que nous prendrons dépendront des retours d’expérience de ces premières étapes. Nous disposons donc de tous les atouts pour relever ce défi du xxie siècle.