Josette Durrieu a souligné le caractère particulier des relations établies entre la France, l'Europe et le Maghreb. C'est bien l'intensité de ces liens qui fonde notre intérêt pour cet ensemble régional.
Or cet ensemble est aujourd'hui en mouvement. Il connaît une triple évolution.
La première est lisible, prévisible, inscrite dans le long terme, il s'agit de son évolution démographique. Elle se manifeste par la baisse tendancielle des taux de natalité et de fécondité. Toutefois la population jeune reste importante et permet un accroissement démographique conséquent. La région passera de 87 millions d'habitants en 2012 à 107 millions en 2050. La différence continue donc de s'accroître, à un rythme moindre sans doute, entre une rive nord vieillissante et une rive sud qui n'a pas achevé sa transition. La principale difficulté, nous le verrons, c'est que les économies ne parviennent pas à offrir des emplois en nombre suffisant aux générations qui arrivent sur le marché du travail.
La seconde mutation concerne les économies des pays du Maghreb qui sont assez dissemblables.
L'Algérie et la Libye ont mis en place une économie de rente fondée sur les hydrocarbures, mais sans développer des secteurs industriels et de services susceptibles de prendre le relai. En Algérie, par exemple, le secteur des hydrocarbures représente environ 1/3 du PIB, 98% des recettes d'exportation et 70% des recettes budgétaires mais seulement 3% des emplois. Les politiques économiques très administrées privilégient la redistribution par la compensation des prix des denrées de base, la création d'emplois publics, l'assistanat d'une part, et les investissements publics, d'autre part. Mais elles font une place insuffisante à la constitution d'un environnement favorable au développement du secteur privé. Insatisfaisante sur le plan social (chômage, notamment des jeunes, emplois précaires), cette situation présente des risques à moyen terme. L'Algérie s'est désendettée et a constitué une réserve de près de 200 Mds d'euros en tirant bénéfice de l'augmentation des prix des hydrocarbures, mais cette situation est fragile. La contribution du secteur à la croissance est plutôt orientée à la baisse, l'accroissement de la consommation domestique (qui est passée de 26% de la production en 2005 à 40% en 2010), risque à terme de réduire sa capacité d'exportation et d'accélérer l'épuisement des réserves. Certains observateurs estiment qu'elle pourrait devenir un importateur net d'hydrocarbures à partir de 2026.
Le Maroc et la Tunisie ont opté pour le modèle libéral. Ils ont attiré des investissements étrangers et choisi un modèle volontariste en matière d'investissements publics. Ce modèle a connu un succès. Si l'on prend l'exemple du Maroc, les années 2000 ont été caractérisées par une accélération de la croissance par rapport à la décennie précédente : 4,8% en moyenne de 2000 à 2009 contre 2,6% dans les années 1990. Ce taux de croissance est tiré par la demande intérieure (consommation finale et investissement). Le taux d'investissement a connu une augmentation historique (de 26% en 2000 à 34% en 2010). Les entrées d'investissements directs étrangers (IDE) ont été multipliées par 5 en 10 ans et représentaient plus de 4% du PIB en 2010. Cela a permis le développement d'activités industrielles ou de services exportatrices (pensons à l'usine Renault de Tanger et au pôle aéronautique de Casablanca). Toutefois ce modèle trouve certaines limites avec le creusement du déficit budgétaire et de celui de la balance des paiements. Les économies sont particulièrement sensibles à la baisse de l'activité économique en Europe et dans le cas de la Tunisie se surajoute le poids de la situation politique intérieure.
Au-delà de leurs différences, ces économies présentent des caractéristiques communes. Leur croissance, avec des taux de chômage élevés, plus particulièrement chez les jeunes, et notamment les diplômés, est insuffisamment créatrice d'emplois. Une certaine inadéquation entre formation initiale et emplois demeure. La place faite aux femmes sur le marché du travail est insuffisante. Le traitement social est inadapté et peu productif. Les déséquilibres régionaux se sont accrus. On observe une émigration plus limitée et l'arrivée d'une immigration pérenne en provenance notamment de l'Afrique subsaharienne.
Ces difficultés économiques expliquent pour partie les mouvements sociaux qui ont débouché sur les révolutions arabes du printemps 2011.
Si les révolutions arabes ont débuté en Tunisie, l'ensemble des pays du Maghreb ont été touchés par des manifestations. Elles ont conduit à un changement de régime en Tunisie, et au terme d'une guerre civile en Libye. Au Maroc, elles ont débouché sur une réforme constitutionnelle. En Algérie, sur quelques ajustements modestes.
En Tunisie, Michèle Demessine et Joëlle Garriaud-Maylam qui se sont rendues sur place pourront compléter, le processus démocratique est en cours, mais il fonctionne de façon heurté. Les élections à l'assemblée nationale constituante ont conduit à la constitution d'un gouvernement de coalition dirigé par Ennahda, parti islamiste proche des Frères musulmans. Ce gouvernement a tenté d'imposer un agenda politique qui a suscité de fortes réactions de la société civile et la reconstitution d'une opposition politique plus soutenue. La montée des violences, et notamment les assassinats de personnalités de gauche et les heurts avec des terroristes islamistes, ont tendu le climat politique. Le gouvernement au terme d'une première crise politique en février a dû composer (changement de premier ministre, ministères régaliens confiés à des techniciens). Une nouvelle crise plus profonde est née cet été. L'opposition appuyée par une large partie de la société civile a demandé la démission du gouvernement. Des discussions ont été menées, sous la houlette du syndicat UGTT qui représente une véritable force dans le pays et de trois autres organisations. Elles n'ont que tardivement abouti vendredi dernier mais tout reste à faire pour mettre en oeuvre la feuille de route qui conduira à la mise en place d'un gouvernement de techniciens, à l'adoption de la Constitution et à l'organisation des élections. Cette situation est inquiétante car elle s'accompagne d'une recrudescence d'activité de groupes jihadistes et d'une dégradation de la situation économique.
En Libye, la situation politique s'est progressivement bloquée. Les élections du 7 juillet 2012 ont été considérées comme un succès avec une forte participation. Le gouvernement de coalition conduit par Ali Zeidan a beaucoup de mal à s'imposer. La mise en chantier de la constitution a pris du retard. Les divisions tribales et locales sont prégnantes. La situation sécuritaire s'est fortement dégradée avec le développement d'attentats visant notamment les représentations diplomatiques, la difficulté à constituer de nouvelles forces armées et la question de la réinsertions des milices, la porosité des frontières et l'incapacité de contrôler une large partie du territoire notamment le Sud où se sont regroupées différentes composantes du terrorisme de la zone saharo-sahélienne. C'est bien d'une absence d'Etat dont souffre la Libye. La reconstruction sera longue.
L'Algérie a connu à la fin des années 80 une transition démocratique qui a débouché sur une guerre civile qui a entraîné entre 150 et 200 000 morts. Cette situation a créé un traumatisme profond. Avec la relative aisance économique, le maintien d'un appareil de sécurité et l'absence d'une opposition unie, elle explique que l'Algérie soit restée à l'écart du mouvement du printemps 2011. Elle est une démocratie inaboutie car le système est dominé par un cercle restreint de dirigeants qui détient la réalité du pouvoir, dans lequel l'armée tient une part. La déconnexion entre la classe politique et la population se manifeste par l'abstention qui a atteint 57% lors des législatives de 2012 et le vote blanc (plus de 18%). Entamée avec la politique de réconciliation nationale initiée par le président Bouteflika, le processus démocratique s'est poursuivi timidement. La situation sécuritaire s'est améliorée, mais les actes terroristes se soldent encore par plus de 300 victimes chaque année (ex : In Amenas en janvier 2013). Des réformes sont nécessaires mais les incitations aux changements sont faibles. L'élection présidentielle de 2014 est un point clef qui permettra peut-être des évolutions plus marquées au détour d'un renouvellement de génération. A défaut, l'usure progressive du système modifiera les équilibres internes, risque de fragiliser le système et de rendre une rupture brutale plus probable.
Au Maroc le processus démocratique semble engagé de façon maîtrisée. Il s'agit d'une orientation ancienne qui s'appuie également sur le système traditionnel marocain d'inclusion progressive, mais contrôlée, des oppositions. Après les manifestations du printemps 2011, le roi a repris l'initiative avec l'adoption par referendum d'une nouvelle constitution qui instaure une forme de monarchie parlementaire et des avancées significatives dans la construction de l'Etat de droit. Les élections qui ont suivi ont abouti à la désignation comme Premier ministre du leader du parti arrivé en tête, le Partie de la Justice et du Développement (PJD islamiste modéré), qui siégeait alors dans l'opposition. Après une année de fonctionnement, une crise s'est ouverte au sein de la coalition, qui après 3 mois de discussions a abouti au remplacement de l'Istiqlal par le Rassemblement national des indépendants (RNI) au sein d'une coalition gouvernementale où les ministres PJD sont moins nombreux. Il reste qu'un certain nombre de forces politiques (notamment islamistes) sont maintenues hors du cadre institutionnel (ce qui explique pour partie le taux d'abstention élevé) et que de nombreuses questions doivent être réglées sur le plan social. On soulignera enfin la place éminente du Roi qui surplombe cet édifice institutionnel, conserve une forte popularité et définit les orientations stratégiques, même si l'objectif, au demeurant fixé par lui, est de se tenir à distance du jeu partisan.
Des points de convergence peuvent être observés dans l'évolution des sociétés du Maghreb: une forte frustration est née des dérèglements économiques et sociaux, la mondialisation a ouvert ces sociétés sur la modernité, l'islam conservateur, identitaire, s'est peu ou prou transformé en islam politique. La confrontation de ces transformations profondes crée des tensions extrêmes qui expliquent largement les phénomènes que nous avons connu depuis 2011 et qui sont partis pour durer.
En conclusion, la transition démocratique suit des chemins très différents selon les États et connaîtra fatalement des avancées et des reculs. La démocratisation ne se fera probablement pas exactement par un alignement pur et simple sur la démocratie occidentale, compte tenu de l'histoire et de la culture de ces sociétés. De plus contrairement aux précédentes révolutions en Europe, il manque un moteur puissant de convergence. N'oublions pas que la perspective d'adhésion à l'Union européenne avait fortement motivé l'orientation démocratique des sociétés du sud, dans les années 70, et de l'est de l'Europe après la chute du mur de Berlin. Il faudra donc donner à ces pays une perspective attrayante afin de ne pas affaiblir les aspirations démocratiques et laisser le champ à d'autres influences.
La stabilité de cette région est conditionnée par des facteurs conjoncturels (menace terrorisme, sécurité), mais surtout structurels (croissance insuffisamment créatrice d'emplois et génératrice de déséquilibres).
Tout en réalité se tient, pas de stabilité politique sans progrès social, de progrès social sans développement économique, de développement économique sans sécurité ni stabilité politique.