Intervention de Catherine Deroche

Commission des affaires sociales — Réunion du 26 février 2014 : 1ère réunion
Fiscalité comportementale — Présentation du rapport d'information

Photo de Catherine DerocheCatherine Deroche, rapporteure :

Le caractère précurseur du travail entrepris dans le cadre de cette mission est illustré par les incertitudes entourant le sens de l'expression « fiscalité comportementale ».

Régulièrement employée dans le discours politique ces dernières années, abondamment utilisée par les médias, cette notion n'a, pour l'heure, aucune existence juridique ou théorique.

La fiscalité comportementale désigne en effet des taxes disparates dont on a simplement souhaité souligner l'effet sur les habitudes de production ou de consommation. Elle se compose ainsi majoritairement de prélèvements indirects, notamment des accises sur les produits du tabac et sur les différentes boissons alcoolisées, dont on a changé l'objectif et l'affectation.

Symbolisant autrefois les taxes de rendement destinées à abonder les caisses du Royaume puis à alimenter le budget de l'Etat, ces accises sont désormais mobilisées pour réduire la consommation des produits concernés et financer les dépenses de sécurité sociale.

Entre parenthèses, l'idée que la fiscalité puisse agir sur la consommation par le biais des prix, tout comme l'hypothèse qu'une taxe puisse poursuivre des objectifs en matière d'hygiène et de santé publique ne sont pas nouvelles. Un manuel publié en 1866 considérait ainsi que le tabac « est un objet de luxe et d'agrément dont les taxes enrichissent le trésor sans aggraver d'une manière sérieuse la charge de l'existence. On peut même regarder l'impôt sur le tabac comme d'une certaine utilité hygiénique. L'augmentation de l'impôt sur le tabac qui a été réalisée en 1860 en France n'a pas été seulement légale, elle a dû être considérée avec ferveur, le tabac étant regardé par quelques-uns comme presque aussi nuisible que l'alcool à la santé publique ».

Si les accises composent aujourd'hui l'essentiel de cette fiscalité comportementale, elles n'en sont toutefois qu'une composante. Littéralement, tous les outils fiscaux utilisés par les pouvoirs publics pour inciter les redevables à adopter des comportements conformes à des objectifs d'intérêt général devraient entrer dans le champ d'une telle fiscalité. L'expression désignerait alors non seulement les accises mais aussi les taxes mobilisées pour lutter contre les dommages causés à l'environnement ou celles destinées à lutter contre le bruit engendré par le trafic aérien. Ce terme pourrait même s'appliquer à la tarification des accidents du travail et des maladies professionnelles visant à inciter les entreprises à améliorer leur comportement de prévention des risques professionnels.

Au regard des attributions de la Mecss, du champ de compétences de la commission des affaires sociales et de l'objet des amendements se revendiquant de la fiscalité comportementale déposés lors des derniers PLFSS, nous avons cependant décidé de concentrer notre propos sur les taxes et impositions poursuivant des objectifs de santé publique.

Cette définition restreinte qui correspond à un périmètre proche de nos préoccupations couvrirait aujourd'hui onze prélèvements générant un produit fiscal estimé à 15,3 milliards d'euros en 2014, intégralement affecté aux comptes sociaux.

Le poids de la fiscalité comportementale dans la fiscalité française et a fortiori dans le financement des comptes sociaux doit donc être relativisé. Il représente à peine plus de 3 % des recettes de l'ensemble des régimes obligatoires de sécurité sociale - estimées à 464,7 milliards d'euros par la loi de financement pour 2014.

Nous avons par ailleurs décidé d'inclure dans ce périmètre deux taxes assises sur des dépenses de promotion qui s'inscrivent dans une démarche de santé publique : la contribution due par les laboratoires pharmaceutiques et la contribution perçue au profit de l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé (INPES).

Comme Yves Daudigny l'a souligné à titre liminaire, la plupart des lobbies que nous avons eu l'occasion d'auditionner dans le cadre de nos travaux - alcool, tabac, industrie agro-alimentaire - ont non seulement contesté l'efficacité de ce type de taxes mais aussi souligné leur absence de légitimité. Certains ont mis en avant la rationalité du consommateur pour dénoncer l'intervention de l'Etat sur les habitudes de consommation. Selon une telle idée, chacun d'entre nous serait en mesure de savoir, à tout instant, ce qui est bon et ce qui ne l'est pas pour sa santé. D'autres, comme les fabricants de tabac, ont insisté sur le fait que les cigarettes étaient destinées à des adultes libres de consommer des produits dont le caractère nocif pour la santé n'est plus à démontrer. Les pouvoirs publics devraient selon ceux-ci s'en tenir à assurer le respect de la réglementation afin de limiter l'accès des mineurs aux produits du tabac et à lutter contre la contrebande. Enfin, certains ont affirmé qu'il n'y avait aucun lien entre leur produit et le risque considéré et qu'une taxation de santé publique n'avait par conséquent aucun fondement.

Ces arguments peuvent, dans certains cas, être entendus. Mais les faits justifient néanmoins une intervention résolue des pouvoirs publics en matière de tabagisme, d'alcoolisme ou d'obésité.

Il convient de rappeler que ces trois risques ont aujourd'hui un coût humain bien connu auquel, au sein de notre commission, nous pouvons difficilement rester insensibles.

Le tabagisme représente la première cause de mortalité évitable dans notre pays avec 73 000 décès annuels soit 22 % de la mortalité masculine et 11 % de la mortalité féminine.

L'alcool serait quant à lui responsable de 49 000 décès par an, dont un tiers par cancer et un quart par maladie cardiovasculaire.

Enfin, l'évolution des habitudes alimentaires, combinée à la diminution des dépenses d'énergie liée à la sédentarité de nos modes de vie, pourrait constituer le principal facteur de risque des décennies à venir. La dernière enquête ObEpi révèle que près d'un Français sur deux souffre désormais de surpoids ou d'obésité et met en évidence un très net effet générationnel dans ce domaine. Plus les générations sont récentes et plus le taux d'obésité de 10 % est atteint précocement : la génération née entre 1980 et 1986 atteint 10 % d'obésité vers 28 ans alors que la génération née 20 ans plus tôt atteignait 10 % d'obésité vers 41 ans seulement.

Le coût humain de ces trois risques se double d'un coût financier considérable pour la société.

Avec toutes les précautions méthodologiques qui s'imposent, les études réalisées par Pierre Kopp et Philippe Fénoglio offrent une vision globale des conséquences financières de certaines addictions. Selon ces travaux, le coût social du tabagisme en France s'élèverait à 47,7 milliards d'euros par an, soit 3,05 % du PIB. Cette estimation est à rapprocher de l'évaluation réalisée par la Caisse nationale d'assurance maladie (Cnam), selon laquelle la prise en charge des différentes pathologies dues au tabac atteindrait 12 milliards d'euros en 2012, dus pour moitié aux pathologies respiratoires, pour un peu moins d'un tiers aux cancers, et pour un cinquième aux pathologies cardiovasculaires. La caisse tient cependant à préciser que « le résultat fourni constitue une borne basse : d'une part certains coûts n'ont pu être intégrés faute de disponibilité des informations à un niveau de finesse suffisant ; d'autre part, n'ont été retenues que les pathologies pour lesquelles la fraction attribuable au tabac fait l'objet d'une évidence scientifique solidement établie ». Enfin cette estimation laisse volontairement de côté les dépenses relevant des organismes complémentaires et les restes à charge supportés par les patients notamment pendant la phase précédant le diagnostic et l'entrée en affection de longue durée.

Si les coûts liés à l'alcoolisme n'ont fait l'objet d'aucune évaluation par la Cnam, ils s'élèveraient, selon Pierre Kopp et Philippe Fenoglio, à 37 milliards d'euros par an.

L'évaluation du coût des pathologies liées à l'alimentation se heurte quant à elle à des difficultés méthodologiques importantes. Il est en effet particulièrement délicat d'établir avec certitude :

- la part attribuable aux déséquilibres de la nutrition dans l'apparition des pathologies par rapport aux autres facteurs de risque ;

- les parts respectivement attribuables à l'exercice physique et à l'alimentation dans les déséquilibres nutritionnels ;

- la part imputable à la consommation excessive de sel, de sucre et de lipides dans l'apparition de ces pathologies.

Le rapport consacré à la pertinence et à la faisabilité d'une taxe nutritionnelle établi conjointement par l'Inspection générale des finances et l'Inspection générale des affaires sociales en 2008 met en évidence ces difficultés en proposant des évaluations divergentes des dépenses d'assurance maladie liées aux déséquilibres de l'alimentation. L'Inspection générale des finances estime toutefois que le montant de ces dépenses s'établirait à 14,5 milliards d'euros pour 2006. Ce montant atteindrait 34,5 milliards d'euros si l'on tenait compte de la part des dépenses d'affection de longue durée directement imputable à des patients ayant une alimentation déséquilibrée.

Au regard des coûts humains et financiers liés au tabagisme, à l'alcoolisme et aux pathologies liées aux habitudes alimentaires, la légitimité de l'intervention des pouvoirs publics paraît difficilement contestable.

En revanche, les modalités de cette intervention et en particulier l'opportunité de recourir à l'outil fiscal pour atteindre les objectifs de santé publique poursuivis appellent plus de réserves.

L'évaluation de l'impact des politiques de taxation sur les décisions des individus a fait l'objet d'abondants travaux empiriques dont la méthodologie n'a cessé de s'affiner pour tenir compte d'un nombre croissant de facteurs et limiter les effets de contexte.

La plupart des travaux relatifs aux élasticités portant sur le tabac, l'alcool et les produits alimentaires identifient un lien significatif entre l'évolution du prix et l'évolution de la consommation de ces biens.

Les résultats sont toutefois plus nuancés lorsqu'il s'agit d'établir l'impact du prix sur le comportement de chacune des catégories de consommateurs et, a fortiori, lorsqu'il s'agit d'établir un lien entre l'évolution de ce prix et l'état de santé des populations.

Ainsi, les études montrent que l'effet d'une hausse des prix sur la décision d'arrêter de fumer est tout à fait significatif. En revanche, celles consacrées à l'effet du prix du tabac sur l'initiation tabagique sont contradictoires.

Les études publiées en matière d'alcool concluent au fait que les adolescents et jeunes adultes sont très sensibles au prix des boissons alcoolisées tandis que la taxation semble peu efficace pour lutter contre l'alcoolisme.

En matière alimentaire, les simulations réalisées à partir d'une hausse des prix mettent en évidence une baisse des achats. Mais ce comportement est à nuancer selon la classe sociale du ménage et le groupe d'aliments.

Les réactions stratégiques des différents acteurs de marché - producteurs et consommateurs - face à l'évolution des prix limitent en effet considérablement l'efficacité d'une intervention publique exclusivement fondée sur les prix.

L'efficacité de la mise en place d'une fiscalité comportementale dépend d'abord de la réaction des entreprises face à l'altération du prix de marché décidée par les pouvoirs publics par le biais d'une hausse de taxe. L'expérience montre que la transmission des taxes au prix de vente est loin d'être assurée, les entreprises préférant parfois réduire leurs marges pour minimiser la hausse des prix imposée aux consommateurs et éviter, le cas échéant, de perdre des parts de marchés face à leurs concurrents.

Mais l'efficacité de la mise en place d'une fiscalité comportementale dépend aussi et surtout de la réaction des consommateurs face à la hausse des prix résultant d'une taxation des produits qu'ils ont l'habitude de consommer. Une hausse des prix peut ainsi inciter ceux-ci, dans la limite de leurs goûts et de leur budget, à substituer un produit par un autre. La hausse du prix du paquet de cigarettes incite ainsi certains fumeurs à se tourner vers le tabac à rouler tandis que la hausse du prix des sodas peut les conduire à réorienter une partie de leurs dépenses vers les jus de fruits ou les eaux minérales. Cette hausse de prix peut également les conduire à substituer certaines variétés de produits entre elles, en allant par exemple reporter son choix d'une marque premium vers une marque distributeur. L'augmentation des prix peut enfin conduire les consommateurs à chercher à contourner l'effet de la taxe en se procurant les produits au-delà des frontières ou en recourant au marché parallèle. On estime que 20 % des achats de tabac dans notre pays sont réalisés en dehors du réseau des buralistes, ce qui constitue une perte sèche non négligeable pour les recettes de la sécurité sociale. A l'inverse, les Britanniques achètent une grande part de leur alcool en France pour bénéficier des écarts de prix, augmentant le produit des droits sur les alcools que nous percevons.

J'attire toutefois votre attention sur le fait que, dans un pays comme la France qui affiche une préférence pour l'égalité et la redistribution bien supérieure à celle affichée dans certains pays anglo-saxons, l'efficacité économique - à savoir celle liée au prix - ne peut constituer le seul critère d'évaluation ex ante d'une politique publique.

A ce titre, il nous a semblé particulièrement important de tenir compte des critères d'équité, voire d'égalité dans notre évaluation, afin de mesurer l'effet de ces politiques sur nos concitoyens les plus démunis. Or, les différentes études menées sur les droits indirects suggèrent que les politiques basées sur une augmentation des droits d'accises sont fondamentalement régressives - le taux moyen de ces impositions diminuant à mesure de la hausse des revenus. Les accises sur le tabac et les alcools représenteraient ainsi 4,3 % des revenus des ménages pour le premier décile de population et seulement 1,3 % de ceux du dernier. En matière alimentaire, certaines études indiquent qu'une taxe nutritionnelle se traduisant par une hausse de 10 % du prix de produits comme le fromage, le beurre ou les plats préparés aurait un effet monétaire bien plus important pour les ménages à revenu modeste que pour les ménages aisés.

A l'aune de ces données issues de la littérature scientifique et économique, doit-on conclure au caractère inopportun ou inopérant d'une action par les prix sur les habitudes de consommation ?

La réponse n'est pas simple.

D'une part, les limites de ces taxes sont sans doute nombreuses et leur caractère potentiellement pénalisant pour les ménages aux revenus les plus modestes doit faire réfléchir, tout particulièrement en période de crise économique.

D'autre part, leur efficacité parait difficilement contestable sur certains des publics particulièrement visés par les politiques sanitaires, en particulier les jeunes et les consommateurs occasionnels.

Surtout, au-delà d'un « effet prix » conditionné par de nombreux facteurs exogènes, « l'effet signal » lié à certaines taxes peut jouer un rôle essentiel sur les comportements. En mettant en lumière les caractéristiques des produits visés, cet « effet signal » participe à l'information du consommateur et facilite la redéfinition ou l'évolution des process de production mis en oeuvre par les industriels.

On peut d'ailleurs s'interroger sur la part attribuable à chacun de ces effets lorsque la hausse du prix des sodas ou des bières, limitée à quelques centimes d'euros suite à une hausse de taxe, se traduit par une baisse de leur consommation de plusieurs points de pourcentages. A fortiori lorsque la baisse de consommation fait suite au rejet de la taxe présentée devant le Parlement ...

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion