En tenant compte de l'ensemble des aspects théoriques présentés par Catherine Deroche, nous avons cherché, de manière empirique, à évaluer l'aspect « comportemental » de la fiscalité française applicable au tabac, à l'alcool et à certains produits alimentaires. Nous avons souhaité ainsi mesurer la prise en compte - ou pas - des préoccupations sanitaires dans la politique fiscale menée au cours des dernières années.
D'un point de vue sanitaire, la politique menée en matière de fiscalité du tabac a suscité un grand nombre d'interrogations et d'incompréhensions.
En effet, en dépit du rôle « fortement directeur » de la fiscalité sur les prix du tabac, nous avons constaté que le barème fiscal applicable aux cigarettes n'avait été modifié qu'à quatre reprises au cours des quatorze dernières années, celui du tabac à rouler et des cigares qu'à deux reprises. Durant cette période, les pouvoirs publics ont préféré laisser les fabricants décider « spontanément » du rythme d'augmentation du prix de leurs produits, se contentant d'augmenter régulièrement les minima de perception afin de contraindre les produits les moins chers à suivre l'évolution du reste du marché. L'Etat et le réseau des buralistes ont ainsi opportunément bénéficié des hausses modérées - entre 5 % et 6 % - proposées par les fabricants pour optimiser leurs recettes fiscales et leur rémunération.
Cette optimisation des recettes fiscales - aux dépens des préoccupations de santé publique - est illustrée par l'évolution du marché des cigarettes au cours des dix dernières années. D'une part, les hausses de prix décidées par les fabricants n'ont entraîné aucune diminution du nombre de cigarettes vendues dans le réseau entre 2004 et la fin 2011.
D'autre part, ces hausses spontanées ont favorisé une croissance régulière du marché de la cigarette en valeur. Entre 2004 et 2012, celui-ci est en effet passé de 13 milliards d'euros à 15,5 milliards d'euros, soit une progression de plus de 18 % favorable au chiffre d'affaires des fabricants et aux recettes budgétaires de l'Etat.
Ces remarques se vérifient a fortiori pour le tabac à rouler, dont le barème des droits de consommation n'a été augmenté que deux fois au cours des quatorze dernières années. Les ventes de ce produit ont en effet progressé de 13 % sur la période en dépit d'une augmentation du prix de vente du paquet de tabac à rouler de près de 190 %. Cette progression confirme d'abord l'existence d'un effet de substitution entre ce produit et les cigarettes lorsque le prix de ces dernières s'élève. Elle illustre d'autre part le « laisser faire » des pouvoirs publics en matière sanitaire, ces produits étant aussi nocifs pour la santé que la cigarette.
Ce constat est-il encore pertinent aujourd'hui ? Nous nous garderons de tirer des conclusions hâtives sur une politique publique qui s'appréhende nécessairement dans la durée. Nous nous contenterons de réaliser trois constats positifs quant aux décisions prises et aux résultats obtenus en matière de fiscalité du tabac au cours des deux dernières années.
D'une part, et pour la première fois depuis 2004, la hausse de barème des produits du tabac opérée par la loi de financement de la sécurité sociale pour 2013 est explicitement motivée par des préoccupations de santé publique.
D'autre part, cette hausse de barème concerne, pour la première fois depuis le début des années 2000, l'ensemble des produits du tabac. Elle permet donc de limiter les éventuels effets de substitution liés à l'accroissement du différentiel de prix existant entre les cigarettes et le tabac à rouler.
Enfin, si la succession de hausses « spontanées » d'ampleur limitée intervenue depuis l'automne 2012 se situe dans le droit fil de la politique menée par le précédent gouvernement, elle semble porter ses fruits en matière de réduction de la consommation. Après une première diminution en 2012, le nombre de cigarettes vendues sur le marché français devrait à nouveau baisser en 2013. Surtout, cette diminution en volume devrait s'accompagner par une diminution en valeur du marché des cigarettes.
Je tiens à préciser, pour être tout à fait exact, que l'évolution des prix n'est sans doute pas le seul facteur responsable de la diminution des ventes de tabac sur le territoire. Celle-ci est sans doute pour une part liée à un déport de l'achat d'une partie du tabac du circuit officiel vers le marché noir et, surtout, dans les départements frontaliers, vers des achats à l'étranger. L'ampleur exacte du phénomène devra être mesurée dans les mois à venir. Mais cette diminution tient aussi au succès croissant de la cigarette électronique parmi les fumeurs français. Commercialisée en 2012 sur l'ensemble du territoire, le succès de ce produit semble fulgurant, au point de devenir un véritable phénomène de société.
S'agissant de l'alcool, nous avons constaté que la structure des prélèvements en vigueur ne privilégiait ni des objectifs de rendement, ni des considérations de santé publique. Elle reflète une juxtaposition de taxes parfois ancestrales sans véritable cohérence et dont les niveaux sont restés très longtemps invariables.
Des objectifs de rendements devraient en effet conduire à taxer en priorité la boisson alcoolisée la plus consommée à l'échelle nationale. On constate pourtant que notre système fiscal reste largement étranger à la part respective de chaque type de boisson dans la consommation d'alcool des ménages. Le vin, qui représente pourtant plus de la moitié de la consommation d'alcool pur des ménages français, ne compte que pour moins de 4 % du produit des taxes sur les boissons alcoolisées. A contrario, les spiritueux, qui ne représentent qu'un cinquième de la consommation d'alcool pur des ménages, assurent plus de 80 % de ces recettes.
Des objectifs de santé publique devraient quant à eux conduire à privilégier une taxation des différents produits par unité d'alcool, à l'image des barèmes fiscaux mis en oeuvre en Suède ou en Irlande. Or, la charge fiscale applicable à chaque boisson selon ce critère est là encore extrêmement disparate. Pour 10 grammes d'alcool, correspondant à des volumes différents selon qu'il s'agisse de bière, de vin, d'apéritif ou d'alcool fort, cette charge varie entre 0,37 centimes d'euros pour le vin tranquille et 22,9 centimes d'euros pour les spiritueux, soit un rapport de 1 à 62.
Cette fiscalité, comme celle applicable aux produits du tabac, se désintéresse-t-elle pour autant les préoccupations sanitaires ? Ce n'est plus complétement le cas.
D'une part, il existe aujourd'hui des taxes à visées explicitement comportementales pour les boissons prémix et les alcools de plus de 18°.
D'autre part, les lois de financement de la sécurité sociale pour 2012 et 2013 ont considérablement alourdi les prélèvements assis sur les spiritueux et les bières, aux motifs de renchérir leur coût pour en diminuer la consommation et d'aligner leur prix sur la moyenne communautaire. Cette modification des barèmes a entrainé, selon l'Insee une hausse des prix de vente de ces deux produits à compter de janvier 2012 pour l'un et de janvier 2013 pour l'autre.
L'effet de ces mesures en termes de volume de ventes est plus délicat à établir, l'évolution de ce critère étant par définition sujette à d'autres déterminants que le prix tels que les effets de stocks, la météo ou le contexte économique. Nous avons toutefois noté qu'en 2012, les ventes de spiritueux en volume se sont contractées dans la grande distribution (- 4 % des ventes) brisant le mouvement haussier constaté les années précédentes. Le marché de la bière devrait quant à lui reculer de 3 % en 2013 en grande distribution, la chute dans les cafés, hôtels, restaurants atteignant 8 % selon l'Association des brasseurs de France.
Reste l'épineuse question de la fiscalité applicable au vin qui, au regard du traitement fiscal appliqué aux autres boissons, fait figure d'exception et nous a valu une levée de boucliers aussi soudaine qu'injustifiée. Il semble que la fiscalité du vin constitue un sujet tabou sur lequel les marges de manoeuvre soient limitées.
Cette situation reflète sans doute la place de ce produit dans notre économie, son caractère structurant pour nos territoires et son importance dans notre imaginaire collectif. Elle traduit aussi le fait que 80 départements métropolitains soient des départements viticoles. Elle tient compte, enfin, d'une division par trois de sa consommation au cours des cinquante dernières années et de la diminution importante du nombre de consommateurs réguliers.
Au regard de ces éléments, nous avons décidé de nous prononcer contre une taxation au degré dont l'effet sanitaire serait incertain et donc l'impact économique et social serait en revanche considérable.
Pour conclure ce panorama national, j'en viens aux taxes nutritionnelles ou plutôt à la taxe nutritionnelle. En effet, en dépit de l'intérêt porté ces dernières années à ce type de taxe, notre fiscalité ne comporte qu'un seul prélèvement pouvant faire partie de cette catégorie, à savoir celui sur les boissons sucrées adopté fin 2011.
Après deux années de mise en oeuvre, nous avons constaté que cette taxe avait eu d'importants effets sur le marché des boissons rafraichissantes sans alcool et des jus de fruits.
Comme attendu, elle a d'abord été largement répercutée sur les prix de vente au détail des boissons concernées. Les analyses de marché suggèrent en effet que le prix des produits « premiers prix » aurait augmenté de 25 %, celui des « marques distributeurs » de 10 % et celui des « marques nationales » de 5 %.
L'introduction de la taxe s'est par ailleurs accompagnée d'une diminution des ventes de l'ensemble des boissons concernées (sodas, nectars, tonics, limonades ...) rompant la dynamique de croissance régulière observée les années précédentes. L'impact de cette taxe sur l'obésité, si tant est qu'il soit mesurable, n'a quant à lui fait l'objet d'aucune évaluation scientifique.
Si la taxe sur les boissons sucrées constitue à ce jour le seul exemple de taxe nutritionnelle créée à des fins comportementales, la fiscalité française comporte néanmoins d'autres prélèvements susceptibles de faire l'objet d'une attention particulière en matière de santé publique.
Parmi ces prélèvements, la mission s'est d'abord arrêtée sur le cas de la taxe spéciale sur les huiles prévue à l'article 1609 vicies du code général des impôts qui fixe des taux très hétérogènes pour chacune des catégories d'huiles végétales.
Un kilo d'huile d'olives est aujourd'hui taxé 53 % de plus qu'un kilo d'huile de colza, 42 % de plus que qu'un kilo d'huile de palme et 40 % de plus qu'un kilo d'huile de coprah ou de palmiste. De même, l'huile de tournesol est taxée 40 % de plus que l'huile de pépins de raisins, près de 25 % de plus que l'huile de palme et 23 % de plus que les huiles de coprah ou de palmistes.
Au regard de la composition nutritionnelle de certaines des huiles les moins taxées, en particulier celle des huiles de palme, de coprah et de palmistes, la cohérence de ce barème nous interpelle. Nous nous interrogeons sur l'opportunité d'assurer à certaines huiles un avantage compétitif désormais injustifié en terme économique, commercial et sanitaire.
Pour finir, nous nous sommes intéressés à la mise en oeuvre de la taxe sur les dépenses de promotion prévue l'article L 2133-1 du code de la santé publique.
Adoptée à l'initiative de notre commission dans le cadre de l'examen de la loi de santé publique du 11 août 2004, cette taxe s'inscrivait dans un dispositif ambitieux visant à contraindre l'industrie agro-alimentaire à communiquer sur les repères nutritionnels issus du programme national nutrition santé et à participer à la prévention des maladies liées à une alimentation déséquilibrée et à une mauvaise hygiène de vie.
Sept ans après sa mise en place effective, nous avons constaté que ce dispositif avait quelque peu été « oublié » par les pouvoirs publics. Evalué une seule fois - sept mois après son entrée en application, il n'a malheureusement jamais été actualisé en dépit des doutes récurrents sur son influence sur les comportements alimentaires des consommateurs.
Le premier test réalisé sur les messages sanitaire en octobre 2007 révélait en effet des résultats mitigés. Si l'enquête mettait en évidence de bons résultats en matière de connaissance et de mémorisation des messages sanitaires par les téléspectateurs, elle proposait des résultats beaucoup moins convaincants concernant leur efficacité sur les habitudes des consommateurs.
Cette étude pointait surtout des problèmes de confusion entre le message sanitaire et le produit promu. Interrogés sur des publicités précises comme par exemple un yaourt aux fruits avec le message « pour votre santé, mangez au moins 5 fruits et légumes par jour », 44 % des personnes interrogées pensaient à tort que ce yaourt fournissait une portion de fruits pour la journée. Au total, une majorité des sondés de 15 ans et plus pensaient que les messages affichés étaient adaptés au produit.
Une autre étude menée depuis lors montre, quant à elle, que l'exposition des téléspectateurs aux messages sanitaires pourrait même avoir un effet contraire à celui recherché. Elle suggère que la présence d'un message sanitaire sur les écrans publicitaires pour ces « aliments plaisir » limiterait le sentiment de culpabilité des téléspectateurs. Plus précisément, ces messages activeraient chez le consommateur un mécanisme de compensation du type « la consommation de 5 fruits et légumes par jour ouvre droit à un aliment plaisir ».
Dans ces conditions, il nous semble urgent de faire évoluer un dispositif qui semble plus que jamais entretenir la confusion entre messages et produits, voire justifier la consommation des aliments les plus gras, sucrés et salés.
Nous souhaiterions conclure notre propos par quelques préconisations générales.
Il nous semblerait d'abord opportun de substituer à l'expression de fiscalité comportementale une notion à la fois plus précise, moins stigmatisante et faisant référence à l'affectation des prélèvements qui la composent. Nous sommes certes ici dans le registre lexical mais celui-ci nous paraît, dans le cas précis, relativement important. En effet, le terme comportemental peut s'appliquer à des prélèvements qui dépassent largement le champ de la santé publique et il jette sur les produits concernés, en particulier les produits alimentaires, et, indirectement, sur leurs consommateurs, un discrédit parfois injustifié au regard de leurs caractéristiques.
Nous suggérons l'utilisation de l'expression contribution de santé publique pour définir de tels prélèvements. Cette expression permettrait d'établir un lien entre la taxation et le coût sanitaire et financier lié à l'acte d'achat. Elle permettrait par ailleurs de rompre avec l'aspect moral et culpabilisant souvent associé au terme comportemental pour mettre en avant l'aspect objectif et responsabilisant d'une telle contribution.
Cette redéfinition du concept doit, selon nous, s'accompagner d'une clarification des objectifs assignés à ce type de contribution. Comme l'a démontré l'exemple de la politique fiscale menée en matière de tabac, la poursuite de plusieurs objectifs se réalise généralement aux dépens des préoccupations de santé publique. Cette situation nourrit par ailleurs la défiance, voire le rejet, de ces taxes par nos concitoyens. Constatant en effet une ambiguïté dans le message, ils reprochent aux pouvoirs publics, à juste titre, de déguiser des taxes de poches en taxes de santé publique.
A cet égard, le discours tenu par Bernard Cazeneuve à l'occasion des discussions sur le projet de loi de financement et sur le projet de loi de finances nous paraît aller dans le bon sens. En se félicitant de la diminution du produit des taxes sur le tabac, il donne du crédit à une politique sanitaire qui n'est plus exclusivement l'apanage du ministère des affaires sociales et de la santé.
Cette redéfinition du concept doit également s'accompagner d'une évolution des modalités de mise en oeuvre de ce type de contribution. En lieu et place des créations de taxes ou des augmentations de taux réalisées à l'occasion de la discussion d'un texte législatif, voire au détour de l'actualisation d'un texte règlementaire, il serait préférable d'insérer un volet fiscal, lorsque c'est opportun, dans chacune des stratégies pluriannuelles de santé publique définies par le Gouvernement. En prévoyant des hausses de taux assumées, régulières et prévisibles, les pouvoirs publics laisseraient ainsi aux consommateurs le temps de modifier leurs habitudes et aux industriels l'opportunité de changer leurs méthodes de production avant toute hausse de prix.
S'agissant plus particulièrement du tabac, nous suggérons que le Programme national de réduction du tabagisme, qui doit être finalisé avant l'été dans le cadre du Plan cancer, prévoie une hausse de 10 % par an du prix des différents produits du tabac sur les cinq prochaines années. Il s'agit, selon nous, du niveau minimum permettant d'agir efficacement sur l'entrée dans le tabagisme et sur l'arrêt de la consommation, en accompagnement des mesures relatives à l'aide au sevrage.
Au-delà de ces questions de méthode, il nous semblerait nécessaire de remédier aux incohérences de notre système fiscal. Nous avons déjà mentionné le barème de la taxe applicable aux huiles végétales. Il convient également de citer l'homogénéisation du barème fiscal applicable aux différents produits du tabac, en particulier concernant les cigarettes et le tabac à rouler compte tenu des reports de consommation constatés entre ces deux produits.
Parmi ces incohérences, les taux de TVA tiennent une place particulière. Il ne nous paraît pas logique de faire bénéficier d'un taux réduit de TVA les produits faisant par ailleurs l'objet d'une contribution de santé publique. Tel est pourtant le cas des sodas qui bénéficient du même taux que les eaux minérales ou les jus de fruits frais.
Plus largement, l'application du taux réduit de TVA à tous les produits alimentaires à l'exception des produits de confiserie, des produits composés contenant du chocolat ou du cacao (à l'exception du chocolat de table), des margarines et graisses végétales et du caviar, devrait être revue pour tenir compte des caractéristiques nutritionnelles des différents produits.
Nous nous interrogeons enfin sur l'intérêt de taxer les produits susceptibles de se substituer à ceux dont l'excès est déconseillé pour la santé. Cette réflexion est aujourd'hui valable pour les boissons édulcorées dont l'innocuité vient d'être à nouveau confirmée par l'Agence européenne de sécurité alimentaire. Elle le sera demain pour la cigarette électronique qui semble constituer un substitut moins dangereux aux produits du tabac traditionnels.
Si la mise en cohérence des taxes au niveau national semble envisageable, une action similaire au niveau européen, pourtant indispensable, semble en revanche totalement illusoire. A titre d'exemple, la directive définissant la structure et les taux applicables au tabac, pourtant renégociée en 2011, ne devrait pas pouvoir contribuer à réduire les disparités de taxes et de prix constatées à l'échelle de l'Union, favorisant de ce fait les transferts de ressources fiscales entre pays limitrophes et limitant l'efficacité des politiques de santé basées essentiellement sur les prix.
C'est pourquoi nous privilégions, pour chacun des risques considérés, une approche globale et cohérente, articulant prévention, sensibilisation, prise en charge et, le cas échéant, taxation. Seule une telle approche permettra de limiter ces risques et d'inciter nos concitoyens à modifier leurs habitudes.