Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les sénateurs, je suis heureux de pouvoir m'exprimer devant vous dans le cadre de l'examen de ce projet de loi de finances. Je sais vos connaissances approfondies à la fois sur les enjeux de défense et les enjeux maritimes. Je tiens d'ailleurs à saluer les huit rapports d'information particulièrement exhaustifs et complets que vous avez rendus cette année sur des sujets qui nous tiennent à coeur.
Vos travaux portent sur un nombre d'idées fondamentales qu'il me paraît nécessaire de partager avec nos concitoyens. J'en retiendrai quatre principales, sur lesquelles je m'appuierai pour vous donner mon appréciation de ce projet de loi, en complément de l'exposé que j'ai fait en début de mois devant l'Assemblée et que vous avez probablement consulté.
Premièrement : il ne faut pas confondre intérêts et proximité géographique.
La crise économique que notre pays traverse conduit aujourd'hui à « réduire la toile », pour employer une expression de marin. La tentation pourra apparaître de rétracter nos forces et de limiter notre défense à des cercles de proximité. Or, vos analyses le montrent, les caractéristiques de la mondialisation et l'étendue de nos départements et collectivités d'outre-mer rendent inappropriée toute vision stratégique qui se limiterait à la proximité immédiate de la métropole. La France est la quatrième puissance du Pacifique Sud ! Pour le Japon, c'est un de ses voisins maritimes, ainsi que l'a rappelé récemment Mr Komatsu, son ambassadeur en France !
Je crois fermement que se contenter d'un repli géographique reviendrait à sacrifier notre avenir !
Car protéger nos intérêts suppose de rester capables d'agir là où nos intérêts sont menacés, c'est-à-dire de pouvoir déployer des moyens loin de la métropole et en nombre suffisant. Or, nous avons subi depuis deux ans des réductions temporaires ou permanentes de capacités qui nous condamnent désormais à une course contre la montre dans le renouvellement de la grande majorité de nos outils. Je pense notamment aux frégates, pour lesquelles nous ne retrouverons un format satisfaisant qu'à compter de 2018, mais aussi aux bâtiments outre-mer : l'arrivée des B2M et des BATSIMAR est urgente pour combler le déficit des P400 et des Batral, dont le retrait a déjà débuté, ce qui nous place dans une situation dégradée jusqu'en 2021, au mieux !
Cette urgence concerne également l'aéronautique navale : les cibles retenues pour les Rafale, les hélicoptères Caïman NH/90, et les avions de surveillance maritime doivent être respectées si l'on ne veut pas être contraint de renoncer à une partie de nos missions. Vous parliez, Monsieur le Président, d'effort sans précédent. Je ne le crois pas. Il s'agit de prolongement des lois de programmation militaire dont la vertu est d'être planifiées dans la durée. Pour la Marine, cette modernisation était prévue. Nous en touchons d'ailleurs les dividendes avec l'arrivée des FREMM et avec celle des BPC et des NH90.
Nous avons réduit déjà considérablement le nombre de nos bâtiments et de nos aéronefs grâce à une polyvalence accrue de nos outils : ainsi que vous le signalez dans votre rapport sur le format des forces, 19 bâtiments ont été retirés du service actif entre 2009 et 2012, 15 d'entre eux n'ayant pas été remplacés. J'ajoute que le nombre de bâtiments porteurs de sonars va passer en 20 ans de 41 à 13 et que, de 1998 à 2009, la flotte logistique est déjà passée de 10 à 4 bâtiments et celle des bâtiments de guerre des mines de 17 à 11. Enfin, entre 1995 et 2012, les effectifs de la Marine ont été divisés par 2 ! Nous l'avons compensé par la polyvalence, mais nous arrivons aujourd'hui à un socle juste suffisant. Mais pour autant la Marine française est la dernière marine européenne à avoir l'ensemble de la panoplie
Cette problématique dépasse le cadre de la loi de finances. Le prochain Livre blanc définira les priorités. Mais soyons certains que si l'on ne poursuit pas ce renouvellement des capacités, nous casserons un outil que nous aurions beaucoup de mal à reconstruire, outil qui est par ailleurs désormais unique en Europe.
Deuxièmement : il ne faut pas confondre missions opérationnelles et opérations extérieures.
C'est une tentation courante que de se focaliser sur ce que la Marine réalise de façon conjoncturelle, en oubliant ses activités permanentes. Les opérations extérieures ne sont en effet qu'un seul des trois pieds de ce que j'ai coutume d'appeler le « trépied des missions de la Marine », vous m'avez sans doute déjà entendu utiliser cette image.
Le premier pied est celui des opérations permanentes, à commencer par la dissuasion, réaffirmée par le Président de la République et assurée sans discontinuer par, pour la composante océanique, la permanence à la mer depuis 1971. Cette permanence s'accompagne d'un dispositif de sûreté près des côtes pour sécuriser les approches du port base : frégates anti-sous-marines, hélicoptères, avions de patrouille maritime, militaires déployés au sol. Les missions permanentes, ce sont aussi les pré-positionnements en mer, dans nos zones d'intérêts : en Afrique de l'Ouest - c'est la mission Corymbe de présence continue dans le Golfe de Guinée depuis 1990, qui a permis à plusieurs reprises depuis ces 22 ans de réagir à temps dans la région - mais aussi en Méditerranée orientale, en océan Indien et bien sûr les missions de souveraineté dans nos départements outremer.
Le deuxième pied, ce sont effectivement les opérations extérieures. Pour la Marine, c'est actuellement principalement l'opération européenne ATALANTA de lutte contre la piraterie en océan Indien. Les résultats sont positifs : le taux d'attaques réussies a été divisé par trois en trois ans. Pour autant, on constate une adaptation des pirates à nos modes d'action, et un déploiement progressif sur l'ensemble de l'océan Indien. Il nous faut donc maintenir la pression et poursuivre notre action, d'autant que le phénomène s'étend désormais au Golfe de Guinée avec un niveau de violence accrue.
C'est aussi le déploiement d'avions de patrouille maritime sur les différents théâtres d'opérations. A cet égard, je tiens à relever la remarquable efficacité de cet outil, dont les capacités opérationnelles aéromaritimes inégalées le rendent également capable d'opérer dans un environnement aéroterrestre ! C'est ce que j'appelle le « couteau suisse des airs ! ».
Enfin, l'année 2012 a vu les opérations consécutives à la fin de la crise en Libye : il a fallu poursuivre la sécurisation de la côte et des ports, réalisée par nos chasseurs de mines et nos plongeurs démineurs.
Le troisième pied, c'est l'action de l'Etat en mer, c'est-à-dire le volet « sécurité » de nos missions. Sauvetages en mer, interceptions de migrants, déroutements de pêcheurs frauduleux, saisies de drogue, déminages d'engins le long de nos côtes, assistances aux navires de charge. Vous connaissez les chiffres, exposés devant l'Assemblée en début de mois. C'est une activité qui ne faiblit pas, notamment du fait de l'expansion du trafic maritime et plus généralement de l'accroissement de la présence de l'homme en mer.
Oublier les deux autres pieds, ce serait un peu comme réduire les forces de sécurité intérieures de notre pays à la gendarmerie mobile, en omettant le travail réalisé par la gendarmerie territoriale et par la police !
Troisièmement : il ne faut pas confondre moyens et capacités.
La Marine n'est pas une addition d'équipements. La Marine, c'est avant tout 36 300 marins, hommes et femmes tendus vers la réussite de la mission.
Ces marins, il s'agit tout d'abord de préserver leur enthousiasme et leur volonté. Préserver la défense, c'est en effet avant tout préserver la volonté de défendre. Et cette volonté est précieuse. Elle est faite d'esprit de sacrifice, de disponibilité permanente, de valeurs qui les conduisent à laisser leurs familles parfois longtemps, et à prendre des risques pour l'intérêt de notre pays. Gardons donc à l'esprit ce que la Nation leur doit dans les débats à venir.
Par ailleurs, pas de Marine efficace sans des marins formés. A cet égard, la réduction des crédits de fonctionnement - 7 % en construction du PLF qui s'ajoutent aux 10 % en amont de la dernière loi triennale et à l'optimisation résultant des gains de la RGPP déjà pris en compte en amont par la LPM - me préoccupe. Le recrutement, la formation et les frais de mutation représentent en effet plus des trois quarts de ce budget. Il est probable que nous soyons contraints de puiser dans les crédits d'entretien du matériel pour compenser ces réductions et conserver un dispositif de formation cohérent.
J'ajoute que ce dispositif de formation doit s'accommoder du plan de réduction des effectifs - 2 100 postes restant à supprimer d'ici à 2015. Or, la Marine est une armée technique, composée de 35 métiers différents et de près d'un millier de qualifications qui requièrent des formations poussées et sélectives. Cette réduction fragilise donc les viviers de recrutement interne pour chacune des filières d'expertise qui sont parfois des micro-populations. C'est l'image du tas de sable que l'on gratte à la base, que votre rapport d'information sur le format des forces armées illustre très judicieusement. Je porte donc une attention toute particulière à la fonction formation.
Enfin, pas de capacités sans entraînement. Cela peut paraître paradoxal : la Marine a connu en 2011 un pic d'activité avec les opérations de Libye, lesquelles ont concerné la grande majorité des unités de la Marine ; et il a fallu, à l'issue, rattraper le retard pris en matière d'entraînement. Cela s'explique : certaines capacités n'ont pas été mises en oeuvre pendant le conflit compte tenu de la configuration tactique : lutte anti-sous-marine ou débarquement de troupes par la mer par exemple. Or l'expérience nous montre qu'il faut être prêt à réaliser tout type de mission avec un faible préavis. C'est la fameuse polyvalence, dont je vous faisais part plus haut. Il était donc nécessaire de reprendre l'entraînement dans ces domaines. Il fallait également le poursuivre avec nos alliés afin de faire évoluer nos procédures au vu des enseignements tirés du conflit. C'était le cas de l'exercice Bold Alligator avec les Etats-Unis et, la semaine dernière, Corsican Lion avec la Grande Bretagne.
Cette activité doit être poursuivie. Elle est relativement préservée pour 2013 grâce à la volonté de donner la priorité aux crédits d'entretien du matériel et d'activité, avec cependant les réserves suivantes :
- pour ce qui concerne la flotte de surface, une capacité de réalisation d'activité de 12 % en-deçà du seuil de la LPM en 2013 ;
- pour les sous-marins nucléaires d'attaque, la mesure d'ores et déjà prise depuis 2009 de les immobiliser 9 mois avant le début de leur période de grand carénage ;
- pour les aéronefs, une activité qui a dû être réduite de 20 % au deuxième semestre 2012 (soit 9 % sur l'ensemble de l'année) du fait de la contrainte financière, qui limite le potentiel des flottes et conduit à éroder les stocks de rechange. L'année 2013 ne permettra pas de redresser cette situation.
Moyens adaptés, marins formés et entraînés : c'est la cohérence de la Marine, qui ne peut se contenter d'activité et d'entretien réduits à leur minimum. En ce sens, ce projet de loi de finances est bien un projet d'attente qui appelle à des choix.
Quatrièmement : il ne faut pas confondre réduction de budget et économie.
C'est une vérité que vous avez là encore clairement établie s'agissant des programmes : les reports de livraison entraînent la plupart du temps des augmentations d'échéances et finissent par coûter plus cher sur le long terme.
C'est vrai aussi pour d'autres lignes de budget. Je pense aux équipements d'accompagnements, qui font l'objet d'une forte contrainte financière, et notamment les munitions : 2012 aurait dû être une année importante de commande de munitions d'infanterie et aéronautique pour re-complètement des stocks après la Libye ; cela n'aura pas été possible. Nous ne faisons donc là que repousser des échéances, alors que le prix des munitions n'aura vraisemblablement pas baissé.
Plus généralement, je pense qu'il faut cesser de considérer les crédits accordés à la défense en général, et à la Marine en particulier, comme une simple dépense. C'est un investissement !
- Un investissement de par les emplois que nos commandes induisent - rappelons que l'industrie de défense mobilise 80 000 emplois directs et 85 000 emplois indirects en France.
- Un investissement en matière de vitrine à l'export, comme en témoignent les contrats remportés par nos industriels. Prenons l'exemple du Dixmude, ce bâtiment de projection et de commandement issu du plan de relance, qui a été admis au service actif en 2012, et dont des sisterships sont déjà commandés à l'export. Ce bateau, avant même d'être déclaré opérationnel, menait pendant sa phase finale d'essais de longue durée une triple mission : mission opérationnelle de lutte contre la piraterie - c'est-à-dire protection de nos flux maritimes ! -, mission de formation des futurs officiers de Marine, c'est la mission « Jeanne d'Arc », et mission de soutien de nos partenariats stratégiques avec l'Afrique du Sud et le Brésil.!
- Enfin, un investissement en matière de sécurité pour notre économie, qui, vous l'avez largement démontré, repose de plus en plus sur les activités maritimes. Pas de prospérité sans sécurité !
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les sénateurs, encore une fois, je vous sais au fait des enjeux de défense, des enjeux maritimes, et des enjeux économiques de notre pays. Ce projet de loi est un projet qui préserve a minima l'avenir, dans l'attente d'une nouvelle impulsion qui nous sera donnée par le prochain Livre blanc et dont la France a besoin, afin d'être capable, comme le veut le principe de base que nous apprenons dès tout petit dans la Marine, de « naviguer sur l'avant » !
Pour terminer, je voudrais revenir sur l'exercice Corsica Lion qui vient de se dérouler avec les Britanniques en Méditerranée, et qui a été un succès. Cet exercice découle des accords de Lancaster House. Il s'agit de montrer que nous passons d'une coordination de forces travaillant côte à côte à une force maritime intégrée. Cet exercice a rassemblé les trois armes, treize bâtiments, des aéronefs et des forces amphibies. Ce succès doit nous encourager à continuer pour obtenir dès 2016 une force maritime conjointe opérationnelle et en 2020 un groupe aéronaval commun. La force de la coopération franco-anglaise est de s'appuyer sur un accord politique fort. Pour autant nous continuons à travailler avec d'autres nations. Nous avons par exemple effectué, à l'automne, un exercice (LEVANTE) avec le groupe du porte-aéronefs Cavour italien.