La situation est grave. La violence atteint des niveaux inégalés. Le régime syrien procède à des bombardements atroces sur les populations civiles. Des barils de TNT sont jetés par hélicoptère sur les quartiers rebelles. C'est une sauvagerie jamais vue.
Le régime syrien est en train de perdre le contrôle et cela se manifeste de quatre façons.
La première est la perte de contrôle sur le terrain. Il se dit que le régime aurait déjà perdu jusqu'à 70 % du territoire. Pour ma part, j'invite à regarder ces chiffres avec prudence. Ce n'est pas la même chose de contrôler des zones désertiques qu'un quartier populaire à Damas. En outre, la situation évolue de jour en jour. Mais il n'en reste pas moins qu'il est absolument clair et irréfutable qu'il y a bien un grignotage des zones contrôlées par le pouvoir, ou plus exactement une sorte de diffusion en « taches d'huile » ou en « peau de léopard », avec des taches qui ont tendance à s'agrandir, y compris sur des lieux réputés être des bastions du régime. Alep est très disputée. La banlieue de Damas est quasiment aux mains de la révolution.
Le second élément est l'érosion de la cohésion du système. Le coeur reste soudé semble-t-il. Mais les défections s'accroissent, à commencer par celle de l'ancien Premier ministre qui était présent à la réunion de Doha qui a vu il ya quelques jours la naissance de la nouvelle coalition de l'opposition. Des responsables politiques ou administratifs de niveau inférieur et aussi des responsables militaires, y compris de haut rang, font défection.
Il y a aussi toutes les défections invisibles, c'est-à-dire les responsables du régime qui sont, dans leur tête, passés de l'autre côté, mais à qui l'opposition demande délibérément de rester en place car ils sont plus utiles là où ils sont que dans un camp de réfugiés en Turquie. Par ailleurs, c'est très compliqué de faire défection. Quand vous partez, il ne suffit pas de monter dans une voiture et de partir. Il faut emmener toute sa famille avec soi, pour éviter les représailles. Quand le Premier ministre est parti, il a emmené avec lui quarante-cinq parents ou alliés. Vous comprendrez que c'est un peu compliqué à organiser, d'autant que ces gens là sont surveillés et davantage encore s'ils sont alaouites. C'est du reste pas seulement mais aussi pour cela que les principales défections sont sunnites.
Troisièmement, d'un point de vue financier, le régime a de plus en plus de mal à entretenir la machine répressive. Il y a un an et demi la Banque centrale syrienne disposait de dix-huit milliards de dollars de réserves. Aujourd'hui, elle ne disposerait plus que de trois à quatre milliards. Or il faut entre cinq cent millions et un milliard par mois au régime pour faire marcher l'appareil d'Etat et sa machine répressive.
Quatrièmement, le régime fait l'objet d'un isolement croissant. Lors de la dernière conférence islamique, tous les pays arabes, y compris certains alliés traditionnels de Damas, ont voté pour la suspension de la Syrie.
Dans ces conditions, la question se pose : quand atteindra-t-on le point de rupture ? J'avais dit au printemps 2011 que, malheureusement, la situation durerait longtemps et que ce serait sanglant. Ca dure depuis longtemps et ça été sanglant. Néanmoins, je vois mal comment ce régime pourrait tenir jusqu'à la fin 2013. Et j'espère que l'issue sera plus proche.
En face du régime qui y-a-t-il ?
L'opposition a longtemps été divisée. Ce qui n'est pas surprenant compte-tenu des contraintes qui pèsent sur elle. Le panorama est très divers. Il y a des représentants des anciens partis de gauche, des nassériens, des libéraux, des laïcs, des religieux, des gens de l'intérieur, des gens de l'extérieur... Et puis il y aussi, bien sûr, parfois des querelles de personnes qui durent depuis longtemps.
C'est pour cela que le processus de Doha la semaine dernière a été un vrai tournant. La nouvelle coalition représente une large part de l'opposition, je dirais au moins 70 % ; et s'appuie notablement sur les forces politiques de l'intérieur. Il était important que le Conseil national syrien en fasse partie. C'est le cas.
Comment cette coalition va-t-elle s'organiser et durer ? Cela dépend en partie de nous. Car nous Occidentaux et plus largement internationaux avons beaucoup poussé pour que l'opposition au régime de Bachar El Assad s'unisse. C'est fait. Maintenant l'opposition nous dit : « et vous : que faites vous en retour ? ». D'où l'importance du soutien manifesté par le Président de la République lors de sa conférence de presse et qui a été extraordinairement bien accueilli par l'opposition syrienne et au-delà par une grande partie du peuple syrien. C'est ce qui nous avait été demandé. Les Etats-Unis ont envoyé un signe positif. Le Royaume-Uni s'est exprimé par la voie de son ministre des affaires étrangères et devrait le faire encore plus fortement. Nous avons une vraie responsabilité historique. Si on laisse passer la rare occasion de soutenir une dynamique structurante, il ne faudra pas venir verser des larmes de crocodile après.
L'opposition travaille aussi à constituer un conseil militaire pour réunir la plupart des combattants ; ce conseil devant s'articuler avec la nouvelle coalition et lui être subordonné
Enfin, la coalition va créer une sorte d'entité administrative qui a vocation à devenir le gouvernement transitoire, le moment venu. Ils ne veulent pas d'un gouvernement en exil. Mais ils ont déjà besoin d'une interface avec la communauté internationale, ne serait-ce que pour acheminer l'aide là où c'est nécessaire. Cette structure sera basée au Caire ou en Jordanie. Dès que possible, elle sera transférée à l'intérieur et deviendra le gouvernement transitoire.
Pour ce qui est des combattants, il faut remettre les choses en perspective. La majorité des gens qui ont pris les armes l'ont fait parce que le régime a assassiné l'un de leurs proches ou qu'ils ont été révulsés par la sauvagerie du régime. Mais plus le conflit dure, plus il se radicalise, la violence appelle la violence : les appels au Jihad entrent en résonnance avec les souffrances de la population. Il y a des combattants extérieurs. Ça existe, le nier ne servirait à rien. Ce sont des gens aguerris qui viennent le plus souvent d'autres théâtres ; certains d'Irak, d'autres de Libye, du Maghreb, mais aussi du théâtre afghano-pakistanais. Il y a parmi eux quelques nationaux Français. Le nombre de ces combattants extérieurs est en croissance et plus la violence du régime s'intensifie plus cette composante prospère. Mais ils ne représentent que quelques centaines, voire quelques milliers au grand maximum, sur au moins 100.000 combattants. Il faut donc garder une juste compréhension de la dynamique armée de l'opposition.
La question est de savoir quel type de soutien les uns et les autres reçoivent. Si tous ceux qui ont un agenda radical reçoivent un grand soutien, petit à petit ils prennent l'avantage sur les autres. C'est le discours de tous ceux qui réclament de l'aide à l'Occident.
Enfin, ce conflit a des implications régionales fortes. Au Liban l'attentat contre le chef des services de sécurité, le général Wissam Al-Hassan est évidemment à mettre en relation avec la situation en Syrie, même s'il faut attendre les conclusions de l'enquête. Et il ne faut pas oublier la Jordanie, la Turquie et l'Irak, sans compter Israël. A cause de la dimension religieuse du conflit chiite/sunnite, il y a des combattants irakiens des deux côtés. La Turquie se méfie beaucoup. Le problème n'est pas celui des 100 000 réfugiés. C'est compliqué et ça coûte de l'argent. Mais ce n'est pas l'inquiétude majeure pour la Turquie. La principale inquiétude des autorités turques est de savoir comment la Syrie va instrumentaliser la question kurde.
Certains en Israël se sont posé des questions au tout début des événements : « on n'aime pas le régime syrien, mais en même temps on le connaît ». Néanmoins les Israéliens sont bien conscients depuis de nombreux mois qu'une révolution populaire est en marche et surtout que plus la situation pourrit, plus les chances de voir s'installer le chaos à leur frontière augmente, et qu'il faut donc que le régime tombe vite.
Les grands équilibres internationaux : il y a une dimension d'affrontement religieux chiites/sunnites évidente. Mais encore une fois, ce n'était pas le moteur initial de la révolte, qui comme les autres révoltes du printemps arabe est issue d'une aspiration à plus de liberté et de dignité. Par ailleurs, le nombre d'appuis du régime syrien s'est réduit, mais ce sont encore des appuis de poids, Je pense que Les Russes sont convaincus que le régime va tomber, mais pour l'instant ils n'ont pas infléchi visiblement leur position politique en conséquence. Leur évaluation du rapport de force a changé, mais pas encore leur position politique. Ils doivent se poser la question de savoir comment ils vont gérer l'après Assad, car leur soutien à ce régime leur pose un problème avec le reste du monde arabe. On a vu à certaines occasions déjà évoluer les éléments de langage de la diplomatie russe qui prépare, par touches successives, un changement de position. Nous comprenons bien leur crainte de l'Islam radical. Nous la comprenons d'autant mieux que nous avons la même. Mais ce n'est pas en aidant le régime en place qu'on va conjurer cette menace. Au contraire, c'est l'entêtement du régime actuel qui radicalise l'opposition et fait le lit des jihadistes de tous les pays. S'agit-il de Tartous ? Mais il n'y a pas là-bas une immense base navale russe. Tout au plus un point d'appui pour les navires en route vers les mers chaudes.
Les Chinois je crois se posent beaucoup de questions, et l'enjeu de leur approvisionnement énergétique, venant du Golfe, est à garder à l'esprit.