Monsieur l'ambassadeur, soyez le bienvenu dans notre commission que vous connaissez bien. Comme vous le savez, votre audition s'inscrit dans un cycle sur la crise syrienne. Notre président, Jean-Louis Carrère, a souhaité que nous entendions les représentants des différents Etats concernés par cette crise et que ceux-ci puissent donner la position de leur pays sans aucun filtre médiatique. Je tiens du reste à l'excuser auprès de vous de ne pas être là aujourd'hui car il a dû retourner précipitamment dans les Landes à cause d'un décès dans sa famille.
Nous avons déjà entendu les ambassadeurs du Royaume-Uni, d'Allemagne, de Russie, des Etats-Unis, de la Turquie, de la Jordanie, du Liban et d'Israël et leur compte rendu est public, à l'exception toutefois de celui des représentants des Etats-Unis et de l'ambassadeur d'Israël qui ont souhaité être entendus à huis clos. Tous les ambassadeurs étrangers que nous avons auditionnés nous ont dit beaucoup de bien de vous. C'est donc avec beaucoup de plaisir que nous vous écoutons.
Depuis la dernière fois, il y a eu la réunion de Doha, où vous étiez, ainsi que les déclarations du Président de la République sur la Syrie lors de sa conférence de presse. Je vous remercie donc, Monsieur l'ambassadeur, de bien vouloir vous prêter à cet exercice.
La situation est grave. La violence atteint des niveaux inégalés. Le régime syrien procède à des bombardements atroces sur les populations civiles. Des barils de TNT sont jetés par hélicoptère sur les quartiers rebelles. C'est une sauvagerie jamais vue.
Le régime syrien est en train de perdre le contrôle et cela se manifeste de quatre façons.
La première est la perte de contrôle sur le terrain. Il se dit que le régime aurait déjà perdu jusqu'à 70 % du territoire. Pour ma part, j'invite à regarder ces chiffres avec prudence. Ce n'est pas la même chose de contrôler des zones désertiques qu'un quartier populaire à Damas. En outre, la situation évolue de jour en jour. Mais il n'en reste pas moins qu'il est absolument clair et irréfutable qu'il y a bien un grignotage des zones contrôlées par le pouvoir, ou plus exactement une sorte de diffusion en « taches d'huile » ou en « peau de léopard », avec des taches qui ont tendance à s'agrandir, y compris sur des lieux réputés être des bastions du régime. Alep est très disputée. La banlieue de Damas est quasiment aux mains de la révolution.
Le second élément est l'érosion de la cohésion du système. Le coeur reste soudé semble-t-il. Mais les défections s'accroissent, à commencer par celle de l'ancien Premier ministre qui était présent à la réunion de Doha qui a vu il ya quelques jours la naissance de la nouvelle coalition de l'opposition. Des responsables politiques ou administratifs de niveau inférieur et aussi des responsables militaires, y compris de haut rang, font défection.
Il y a aussi toutes les défections invisibles, c'est-à-dire les responsables du régime qui sont, dans leur tête, passés de l'autre côté, mais à qui l'opposition demande délibérément de rester en place car ils sont plus utiles là où ils sont que dans un camp de réfugiés en Turquie. Par ailleurs, c'est très compliqué de faire défection. Quand vous partez, il ne suffit pas de monter dans une voiture et de partir. Il faut emmener toute sa famille avec soi, pour éviter les représailles. Quand le Premier ministre est parti, il a emmené avec lui quarante-cinq parents ou alliés. Vous comprendrez que c'est un peu compliqué à organiser, d'autant que ces gens là sont surveillés et davantage encore s'ils sont alaouites. C'est du reste pas seulement mais aussi pour cela que les principales défections sont sunnites.
Troisièmement, d'un point de vue financier, le régime a de plus en plus de mal à entretenir la machine répressive. Il y a un an et demi la Banque centrale syrienne disposait de dix-huit milliards de dollars de réserves. Aujourd'hui, elle ne disposerait plus que de trois à quatre milliards. Or il faut entre cinq cent millions et un milliard par mois au régime pour faire marcher l'appareil d'Etat et sa machine répressive.
Quatrièmement, le régime fait l'objet d'un isolement croissant. Lors de la dernière conférence islamique, tous les pays arabes, y compris certains alliés traditionnels de Damas, ont voté pour la suspension de la Syrie.
Dans ces conditions, la question se pose : quand atteindra-t-on le point de rupture ? J'avais dit au printemps 2011 que, malheureusement, la situation durerait longtemps et que ce serait sanglant. Ca dure depuis longtemps et ça été sanglant. Néanmoins, je vois mal comment ce régime pourrait tenir jusqu'à la fin 2013. Et j'espère que l'issue sera plus proche.
En face du régime qui y-a-t-il ?
L'opposition a longtemps été divisée. Ce qui n'est pas surprenant compte-tenu des contraintes qui pèsent sur elle. Le panorama est très divers. Il y a des représentants des anciens partis de gauche, des nassériens, des libéraux, des laïcs, des religieux, des gens de l'intérieur, des gens de l'extérieur... Et puis il y aussi, bien sûr, parfois des querelles de personnes qui durent depuis longtemps.
C'est pour cela que le processus de Doha la semaine dernière a été un vrai tournant. La nouvelle coalition représente une large part de l'opposition, je dirais au moins 70 % ; et s'appuie notablement sur les forces politiques de l'intérieur. Il était important que le Conseil national syrien en fasse partie. C'est le cas.
Comment cette coalition va-t-elle s'organiser et durer ? Cela dépend en partie de nous. Car nous Occidentaux et plus largement internationaux avons beaucoup poussé pour que l'opposition au régime de Bachar El Assad s'unisse. C'est fait. Maintenant l'opposition nous dit : « et vous : que faites vous en retour ? ». D'où l'importance du soutien manifesté par le Président de la République lors de sa conférence de presse et qui a été extraordinairement bien accueilli par l'opposition syrienne et au-delà par une grande partie du peuple syrien. C'est ce qui nous avait été demandé. Les Etats-Unis ont envoyé un signe positif. Le Royaume-Uni s'est exprimé par la voie de son ministre des affaires étrangères et devrait le faire encore plus fortement. Nous avons une vraie responsabilité historique. Si on laisse passer la rare occasion de soutenir une dynamique structurante, il ne faudra pas venir verser des larmes de crocodile après.
L'opposition travaille aussi à constituer un conseil militaire pour réunir la plupart des combattants ; ce conseil devant s'articuler avec la nouvelle coalition et lui être subordonné
Enfin, la coalition va créer une sorte d'entité administrative qui a vocation à devenir le gouvernement transitoire, le moment venu. Ils ne veulent pas d'un gouvernement en exil. Mais ils ont déjà besoin d'une interface avec la communauté internationale, ne serait-ce que pour acheminer l'aide là où c'est nécessaire. Cette structure sera basée au Caire ou en Jordanie. Dès que possible, elle sera transférée à l'intérieur et deviendra le gouvernement transitoire.
Pour ce qui est des combattants, il faut remettre les choses en perspective. La majorité des gens qui ont pris les armes l'ont fait parce que le régime a assassiné l'un de leurs proches ou qu'ils ont été révulsés par la sauvagerie du régime. Mais plus le conflit dure, plus il se radicalise, la violence appelle la violence : les appels au Jihad entrent en résonnance avec les souffrances de la population. Il y a des combattants extérieurs. Ça existe, le nier ne servirait à rien. Ce sont des gens aguerris qui viennent le plus souvent d'autres théâtres ; certains d'Irak, d'autres de Libye, du Maghreb, mais aussi du théâtre afghano-pakistanais. Il y a parmi eux quelques nationaux Français. Le nombre de ces combattants extérieurs est en croissance et plus la violence du régime s'intensifie plus cette composante prospère. Mais ils ne représentent que quelques centaines, voire quelques milliers au grand maximum, sur au moins 100.000 combattants. Il faut donc garder une juste compréhension de la dynamique armée de l'opposition.
La question est de savoir quel type de soutien les uns et les autres reçoivent. Si tous ceux qui ont un agenda radical reçoivent un grand soutien, petit à petit ils prennent l'avantage sur les autres. C'est le discours de tous ceux qui réclament de l'aide à l'Occident.
Enfin, ce conflit a des implications régionales fortes. Au Liban l'attentat contre le chef des services de sécurité, le général Wissam Al-Hassan est évidemment à mettre en relation avec la situation en Syrie, même s'il faut attendre les conclusions de l'enquête. Et il ne faut pas oublier la Jordanie, la Turquie et l'Irak, sans compter Israël. A cause de la dimension religieuse du conflit chiite/sunnite, il y a des combattants irakiens des deux côtés. La Turquie se méfie beaucoup. Le problème n'est pas celui des 100 000 réfugiés. C'est compliqué et ça coûte de l'argent. Mais ce n'est pas l'inquiétude majeure pour la Turquie. La principale inquiétude des autorités turques est de savoir comment la Syrie va instrumentaliser la question kurde.
Certains en Israël se sont posé des questions au tout début des événements : « on n'aime pas le régime syrien, mais en même temps on le connaît ». Néanmoins les Israéliens sont bien conscients depuis de nombreux mois qu'une révolution populaire est en marche et surtout que plus la situation pourrit, plus les chances de voir s'installer le chaos à leur frontière augmente, et qu'il faut donc que le régime tombe vite.
Les grands équilibres internationaux : il y a une dimension d'affrontement religieux chiites/sunnites évidente. Mais encore une fois, ce n'était pas le moteur initial de la révolte, qui comme les autres révoltes du printemps arabe est issue d'une aspiration à plus de liberté et de dignité. Par ailleurs, le nombre d'appuis du régime syrien s'est réduit, mais ce sont encore des appuis de poids, Je pense que Les Russes sont convaincus que le régime va tomber, mais pour l'instant ils n'ont pas infléchi visiblement leur position politique en conséquence. Leur évaluation du rapport de force a changé, mais pas encore leur position politique. Ils doivent se poser la question de savoir comment ils vont gérer l'après Assad, car leur soutien à ce régime leur pose un problème avec le reste du monde arabe. On a vu à certaines occasions déjà évoluer les éléments de langage de la diplomatie russe qui prépare, par touches successives, un changement de position. Nous comprenons bien leur crainte de l'Islam radical. Nous la comprenons d'autant mieux que nous avons la même. Mais ce n'est pas en aidant le régime en place qu'on va conjurer cette menace. Au contraire, c'est l'entêtement du régime actuel qui radicalise l'opposition et fait le lit des jihadistes de tous les pays. S'agit-il de Tartous ? Mais il n'y a pas là-bas une immense base navale russe. Tout au plus un point d'appui pour les navires en route vers les mers chaudes.
Les Chinois je crois se posent beaucoup de questions, et l'enjeu de leur approvisionnement énergétique, venant du Golfe, est à garder à l'esprit.
L'ambassadeur russe, M. Alexandre Orlov, a dit devant notre commission que la situation en Syrie n'était que l'expression du conflit millénaire entre les chiites et les sunnites et que son pays ne voulait surtout pas s'en mêler. Il a dit également, et cela nous a beaucoup surpris, que c'était un bras de fer avec les Etats-Unis dans le cadre d'un rapport de forces plus global.
Si j'ai bien compris la démarche stratégique des Occidentaux en général et de la France en particulier, il s'agit d'une part d'unifier l'opposition - et cela est fait depuis Doha - et d'autre part de proposer un gouvernement de transition qui soit acceptable par tous y compris les Russes. Pour ma part, j'ai retenu de l'intervention de l'ambassadeur Orlov le fait qu'il nous ait dit que les Russes n'étaient pas attachés plus que cela à Bachar El Assad. Qu'en pensez-vous ?
les Russes disent de la question syrienne que c'est un bras de fer avec les Américains. Cela semble être le cas de leur point de vue. Mais qui en a fait un bras de fer ? Il n'empêche que nous devons et souhaitons maintenir un canal de discussion avec les Russes. C'est ce que nous faisons.
Sur l'affrontement entre les chiites et les sunnites, c'est vrai que c'est un des éléments de la question syrienne. Ce n'est pas le principal élément. Mais ça pourrait le devenir.
Concernant la dynamique de l'opposition, la conférence de Doha est un vrai progrès. Mais la capacité de la Coalition à s'ancrer dans le quotidien des Syriens dépend aussi de nous. La France a déjà fait une part du travail. Il faut que les autres pays, notamment occidentaux, le fassent aussi. Sur la question du gouvernement transitoire, ce que les opposants ont fait avec la coalition est intéressant. Est-ce que cela va déboucher sur un gouvernement transitoire ? Nous l'espérons. Il y a maintenant une instance. Mais cette instance n'a pas été mise en place pour négocier avec le régime. En tous les cas pas maintenant. Quand vous vous recevez de ce régime des barils de TNT chaque jour, c'est normal que vous n'ayez pas envie de négocier. Mais à un moment ou à un autre cela deviendra peut-être nécessaire.
Pour ce qui est des Russes, je suis convaincu qu'ils ne sont pas mariés avec Bachar El Assad.
Pour ce qui est des Assad, le fils n'est pas le père. Et puis il y a un risque, c'est que tout cela ne débouche sur la mise en place d'un régime radical islamiste. Pour ce qui est des Russes, l'ambassadeur Orlov ne nous a pas menti ; on sent bien qu'il y a rapport de forces global entre les Russes et les Américains, et que le conflit syrien, parmi d'autres, en fait partie.
Quant à la possibilité que tout cela évolue vers un régime radical, on ne peut évidemment totalement l'écarter mais ce n'est pas la pente la plus probable. Ce serait du reste un drame absolu quand on connaît bien ce beau pays qui a au cours des siècles été souvent un modèle pour ce qui est de la coexistence harmonieuse des communautés religieuses. Mais une fois que l'on a dit ça, que fait-on ? On s'assoit et on regarde les choses se faire ou bien on essaye de l'éviter, sans pour autant sombrer dans l'angélisme. Je ne peux évidemment garantir que la Coalition réussira à être le rempart qu'elle souhaite être contre la radicalisation. Mais je sais aussi que nous n'aurons pas nécessairement de multiples occasions. C'est pour cela qu'il faut la soutenir fortement.
Est-ce que l'hypothèse d'un repli des alaouites dans ce que l'on appelle le « réduit alaouite » est une hypothèse crédible ? Est-ce que l'on peut trouver un chef militaire qui soit capable d'unifier le mouvement ? Je pensais que le port de Tartous revêtait plus d'importance que vous ne le décrivez pour les Russes. Enfin, est-ce que les Etats-Unis aident l'opposition ?
La base navale, c'est un élément important, mais pas déterminant de la politique russe.
Quant au réduit alaouite, c'est clair que certains y pensent. Cela voudrait dire la partition de la Syrie. Il y a des gens qui dans le régime actuel ont préparé le repli. Ce serait compliqué et extrêmement grave, car cela conduirait à déplacer des populations. A Lattaquié, par exemple, il y a de nombreux sunnites. Mais pour certains, cela serait techniquement envisageable. Géographiquement, le réduit alaouite s'étendrait du nord au sud entre la frontière turque et la frontière libanaise. Il est bordé à l'ouest par la méditerranée et à l'est par une montagne très difficilement franchissable. Cette zone est presque de la taille du Liban. En outre, elle garderait de l'intérêt pour les deux principaux parrains du régime : l'Iran et la Russie. La Russie à cause de Tartous, et l'Iran, parce qu'à condition de garder le verrou de Homs, vous avez directement accès à la plaine de la Bekaa et par là au sud-Liban, donc au Hezbollah. Cette solution existe je crois dans la tête de certains piliers du régime.
Pour ce qui est de l'unification des combattants syriens, il n'y a pas de recette magique. Il n'y a pas de leader charismatique capable de les unir. Il n'y a pas un de Gaulle syrien. Il y a eu plusieurs essais, mais cela n'a pas marché. En tous les cas pas si cela vient du haut et de l'extérieur. Quand vous interrogez les chefs de katiba, ils vous répondent : « la Turquie c'est pour les femmes et les enfants. Les combattants sont à l'intérieur, pas à l'extérieur ». En revanche, il y a un début de structuration par le bas, zone par zone. Il y a un petit groupe de leaders militaires dans chaque zone tenue par la rébellion : Alep, Homs, Damas. J'ai notamment rencontré le leader militaire d'Alep. C'est quelqu'un de modéré. Si les deux tiers des forces combattantes se fédèrent et agissent de concert, cela peut changer la donne.
Pour ce qui est de l'armement, les Saoudiens et les Qataris soutiennent l'opposition, mais pas les Américains. Qu'ils agissent dans ce domaine ou pas, il est très important que les principaux soutiens de l'opposition se concertent sur ce sujet
Quelle est la présence des frères musulmans ? Les incidents dans le Golan sont-ils des bavures ou sont-ils délibérés, pour provoquer une intervention israélienne ? Nos amis européens sont-ils sur la même ligne diplomatique que nous ? Le président de la République a, me semble-t-il évoqué la possibilité de livraisons d'armes ?
Les frères musulmans ont renforcé leur présence au sein du Conseil National Syrien (CNS), ou plus exactement le bloc composé des frères musulmans et des musulmans conservateurs a renforcé son influence, ce qui n'a pas empêché que soit élu un chrétien à la tête du CNS, qui est un homme remarquable, Georges Sabra. Mais dans la nouvelle coalition, je ne dirais pas que les frères sont dominants.
Il y a eu des rumeurs et parfois des informations sur des exactions commises par certains groupes combattants insurgés. Nous avons fait savoir que cela était inacceptable et portait un préjudice considérable à la révolution.
Pour ce qui est de notre position relative avec nos amis européens, la France est clairement en avant du barycentre d'équilibre de la politique européenne. Le Président de la République a été le premier à aller aussi loin. Et l'écho en Syrie, je le redis, est très positif, au-delà même de ceux qui sont engagés dans l'opposition Nos grands alliés européens, notamment les Anglais, ne sont pas éloignés de notre position. D'autres sont un peu plus en retrait.
En ce qui concerne la livraison d'armes, le Président de la République a dit que si la coalition arrivait à mettre en place un gouvernement de transition, cela rouvrirait la question. Il n'en a pas dit plus, ni moins.
Pouvez-vous nous parler des chrétiens de Syrie ? Nous avons toujours été considérés nous Français comme les protecteurs des chrétiens de Syrie et du Liban. Mais ces chrétiens de Syrie, contrairement aux alaouites ou aux sunnites, n'ont pas de zone géographique clairement assignée, si je ne m'abuse. Que deviendront-ils dans l'hypothèse d'une fragmentation de la Syrie ? S'ils fuient, où fuiront-ils ? Est-ce que la Russie n'est pas en train de prendre la place de la France en tant que protecteur des chrétiens d'Orient ? La position des Américains est beaucoup moins allante que la nôtre. Où est l'intérêt de la France ? Personne ne comprend ce que nous faisons en Syrie, ni ce qui s'y passe, et encore moins ce qui s'y passera demain en cas de victoire de l'opposition. Où est la cohérence de notre action avec ce que nous avons fait en Libye, avec ce qui se passe au Mali, en Tunisie, à Gaza, en Jordanie ou en Tunisie ? Il y a une porosité naturelle entre les frères musulmans, les salafistes et les jihadistes. On ne peut pas prétendre faire régner l'ordre et la loi dans nos banlieues et soutenir les extrémistes de l'autre côté de la méditerranée.
Je rebondis sur la question de mon collègue : quelle est la position des chrétiens de Syrie aujourd'hui, vis-à-vis du gouvernement syrien ?
C'est une question très sérieuse et importante. Les chrétiens de Syrie sont au nombre d'un million et demi de personnes. Il y a une bonne douzaine d'églises, mais ils sont pour l'essentiel dans la mouvance orthodoxe. Ils ont, dans leur majorité, le sentiment que le père Assad les protégeait, et que le fils continuait l'oeuvre du père. Ce qui a pu, pour partie, être vrai. Mais il ne faut pas oublier que quand le mouvement de révolte a commencé, il y avait des chrétiens dans le mouvement, y compris des figures historiques comme l'opposant Michel Kilo ou Georges Sabra. Cela parce que le moteur de la révolte n'était pas religieux, mais était l'aspiration à la liberté et à la dignité. Avec la confessionnalisation progressive de la crise, largement provoquée par le régime et qu'il faut relativiser, les chrétiens ont eu peur et ont eu tendance, pour une large part, à se ranger du côté du régime. Certains ont suggéré d'aller leur dire : « vous avez tort d'avoir peur de l'opposition ». J'ai refusé. Nous n'avons pas de leçons à leur donner. En revanche, le message de la France, le discours que nous leur avons tenu et leur tenons est le suivant : « ne donnez pas l'impression que vous collez sans nuance à ce régime, car le jour où ce régime tombera, vous serez alors bien plus en difficulté. Ne faites pas de zèle, ni de surenchère, ni de déclarations de soutien inutiles et dangereuses. » On a demandé à tous les groupes de l'opposition de faire une place aux chrétiens, mais pas sur une base de quota, cela afin de faciliter le basculement de la communauté chrétienne dans l'opposition.
Ceci dit la Syrie est majoritairement sunnite. Il faut aussi être à leur écoute, et à celle de toutes les communautés, sans distinction. Si on arrive à persuader les opposants d'aujourd'hui, qui seront les chefs de demain, que c'est leur intérêt de protéger toutes les communautés, nous aurons fait notre travail. Une bonne part le pense. Et notamment les responsables de la nouvelle Coalition.
Les chrétiens n'ont pas de base géographique. C'est vrai. Certains se sont déjà réfugiés vers Tartous. D'autres ont quitté le pays. Ceux qui ont le moins peur sont allés au contact. Si le régime s'effondre, où iront-ils ? J'espère que la grande majorité, la totalité même, trouvera sa place dans la nouvelle Syrie. Ils ont aussi parfois peur car ils ont accueilli les 100 000 réfugiés chrétiens irakiens. Ils les ont accueillis chez eux et les réfugiés leur ont raconté ce qu'ils ont vécu en Irak pendant la guerre civile. Les Arméniens d'Alep nous ont alerté des attaques dont ils auraient fait l'objet de la part de certaines katibas. Mais en y regardant de plus près, c'était avant tout parce que le quartier arménien est sur le chemin de la conquête plus qu'une volonté de cibler les chrétiens. Il y a donc parfois, derrière les apparences, des dynamiques subtiles à l'oeuvre.
Pour ce qui concerne l'armement, je redis ce que le Président de la République a déclaré. Ni plus ni moins.
Le fait est que les choses ne seront plus jamais comme avant et que rien ne sert de regretter le passé, si tant est qu'il faille le regretter, ce qui n'est pas souhaitable. Il nous faut donc accompagner le mouvement, pour éviter qu'il ne bascule vers la radicalité. Cela me semble plus utile.
Je vais tâcher d'être plus clair : notre zone d'influence traditionnelle se situe au Maghreb, pas en Syrie. S'il y avait des jihadistes en Algérie cela changerait la donne en France. La Syrie c'est important, mais moins que le Maghreb.
L'ambassadeur russe à l'ONU avait une position très claire : il faut arrêter le bain de sang. Il faut trouver une solution. Cette solution, nous devons la trouver tous ensemble. L'ambassadeur chinois avait la même position. Il disait même qu'il fallait trouver une solution tout de suite. Pour ce qui est de nos amis européens, je ne suis pas certain que nos amis allemands, que je connais bien, soient aussi favorables que cela à la position française. Quant à l'Iran, sait-on vraiment ce qu'ils veulent et ce qu'ils font ?
Il n'y a aucun doute que l'Iran aide le régime syrien, à la fois financièrement et militairement.
Pour ce qui est des Allemands, il y avait deux diplomates allemands à Doha, très compétents, qui ont bien accompagné le mouvement. Il y a une déclaration européenne encourageante, à laquelle l'Allemagne s'est pleinement associée. L'Allemagne ira-t-elle plus loin ? Je l'espère.