Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les sénateurs, je vous remercie de m'accueillir dans votre commission pour un échange consacré au sens que je souhaite donner à la politique mémorielle et à la présentation de l'année commémorative, qui s'annonce en 2014.
J'ai grand plaisir à travailler avec la commission des affaires sociales, mais il me serait également agréable d'échanger avec vous plus régulièrement, d'autant que c'est à l'initiative de sénateurs qu'un certain nombre de propositions de loi, qui marquent mon département ministériel, mais aussi notre mémoire collective, ont pu voir le jour, comme la question du 19 mars -qui a été gérée avec beaucoup de sagesse dans cette enceinte, dans un climat qui n'était pas très simple- ou celle du 27 mai, date de la reconnaissance de la création du Conseil national de la résistance (CNR). Ce sont là des initiatives sénatoriales auxquelles je suis très attaché.
Cette année 2014 inaugure le centenaire de la Première Guerre mondiale, et commémore le 70e anniversaire de la libération du territoire en 1944. C'est un moment important, où la Nation se recentre et se rassemble autour de son histoire commune. C'est une occasion unique de parler aux Français de termes parfois oubliés, ou dévoyés, ceux de Nation, de République, ou de patriotisme, au plus beau sens du terme. Romain Gary, compagnon de la Libération, disait qu'être patriote, c'est aimer les siens, et qu'être nationaliste, c'est la haine des autres. Je crois que nous pouvons considérer que nous sommes tous patriotes, et que nous devons nous battre contre le nationalisme exacerbé que l'on peut trouver ici ou là...
C'est également, pour notre pays, une occasion de rayonnement international, en direction des pays qui ont combattu sur notre sol, et dont la mémoire est inscrite dans la mémoire collective, de l'Australie à la Nouvelle-Zélande, en passant par les Etats-Unis, le Canada, mais aussi tout le continent africain, les pays européens, et ceux qui vinrent jadis défendre notre liberté. C'est aussi un moment de rencontre avec d'anciens adversaires, avec qui nous pourrons célébrer cette paix retrouvée et cette réconciliation.
C'est le cap que le Président de la République nous a fixé, à l'occasion du coup d'envoi des deux cycles de commémoration, d'une part le 4 octobre, en Corse, premier département français libéré, soutenu, entre autres par les goumiers marocains, et le 7 novembre, depuis le Palais de l'Élysée, donnant ainsi un cadre à ce cycle commémoratif.
Nous entrons dans un moment particulier où la France doute, où nos concitoyens s'interrogent quant à leur rapport à la Nation, à leur identité ou à celle de notre pays, vous le constatez chaque jour comme moi sur le terrain, au contact des habitants de nos circonscriptions.
C'est pourquoi, avec modestie et humilité, j'ai souhaité préparer ces cycles mémoriels, avec le souci permanent de la recherche de la cohésion nationale. Le sentiment d'appartenance à la Nation doit être renforcé. Nous devons veiller à ce que toutes les mémoires se retrouvent, dans un climat apaisé, au sein de la mémoire collective.
Cette cohésion nationale peut d'abord s'exprimer à travers le renforcement du lien intergénérationnel. Le 70e anniversaire de la Seconde Guerre mondiale donnera la parole aux anciens, aux acteurs et témoins de cette histoire, afin qu'elle soit transmise à la jeune génération. C'est pour moi un l'enjeu de demain.
J'ai à coeur, à chaque fois que j'en ai l'occasion, d'associer notre jeunesse aux cérémonies qui nous réunissent : c'était le cas en Corse, en octobre dernier, avec le Président de la République, la semaine dernière, à Toulouse, pour rendre hommage aux victimes de l'Holocauste, en Moselle, la semaine dernière, pour inaugurer un monument aux morts, et dans la forêt de Bouconne, dimanche dernier, pour commémorer la mort de François Verdier, résistant du Sud-Ouest.
Je souhaite que nous puissions renforcer cette dimension tout au long de l'année, tout au long de ce cycle mémoriel, et que des pistes de réflexion soient lancées pour attirer la jeune génération dans ces manifestations.
Cette cohésion nationale doit aussi s'exprimer entre nos concitoyens, quelle que soit leur origine. Réintégrer toutes les Françaises et tous les Français dans la mémoire nationale, c'est aussi leur dire qu'ils y ont leur place, quelle que soit leur couleur de peau, leur origine, l'endroit où ils sont nés, ou quels que soient leurs parents.
Nous avons là une occasion unique de dire aux plus jeunes, notamment à ceux qui ne se sentent pas à leur place dans la société française, combien ils peuvent être fiers d'appartenir à cette histoire, une histoire marquée par les faits d'armes de leur père ou de leur grand-père.
Ces commémorations doivent être aussi l'occasion de rappeler le lien entre les générations du feu. En rendant hommage aux anciens, nous encourageons nos soldats engagés aujourd'hui sur des théâtres extérieurs, nous saluons toute cette histoire d'engagement pour laquelle j'ai la plus grande admiration.
Je souhaite que la dimension militaire ne soit pas oubliée au cours de ces commémorations. La Grande Guerre a touché toute la société. 8 millions de soldats ont été mobilisés en France, avec des régiments constitués pour aller au front, et 1,4 million de soldats morts pour la France.
Nous avons, avec le ministère de la culture, pris l'initiative, à partir du printemps, de créer un site gratuit où les fiches numérisées des 8,5 millions soldats engagés pendant le premier conflit mondial pourront être consultées, dès lors que l'on aura le nom et le prénom de son aïeul. On pourra ainsi savoir où il a été mobilisé, quel a été son parcours, et s'il est tombé au feu, l'endroit où cela s'est passé.
Je conçois la politique mémorielle non comme un élément tourné vers le passé, mais comme un élément dynamique, qui marque notre présent, mais qui doit aussi préparer l'avenir. Cela se fait à l'échelle nationale, ainsi que dans l'ensemble des territoires. C'est là une chance, pour nos collectivités et nos élus locaux, de se réapproprier cette mémoire locale, la valoriser, et la diffuser. Le premier conflit mondial représente 450 points de départ d'unités militaires différents...
Depuis presque deux ans, je prépare, avec les services du ministère de la défense, et tous nos opérateurs et interlocuteurs, cette année commémorative. Nous pouvons bénéficier de l'intérêt, du soutien et de l'engagement du chef de l'État, je l'ai rappelé tout à l'heure.
Les services du ministère de la défense et des huit ministères concernés au sein de la mission interministérielle des anniversaires des deux guerres mondiales, placés auprès de moi, sont très impliqués. Les collectivités locales jouent également un grand rôle. Les commissions du centenaire sont présidées par le préfet ou par son représentant, mais aussi par des présidents de conseil général, ou leur représentant. Tous les élus y sont invités.
Je sais les regrets des parlementaires sur cette question. J'ai saisi les préfets pour que députés et sénateurs soient mieux associés à ces commissions départementales et au cycle commémoratif lui-même.
Nous devons également répondre à l'attente de nos concitoyens, d'où la volonté d'associer l'ensemble de la population française. Selon un sondage de la direction de l'information du ministère de la défense, 85 % de nos concitoyens souhaitent pouvoir être associés, de près ou de loin, au cycle commémoratif, quelle que soit la tranche d'âge, ce qui démontre un formidable intérêt pour ce sujet.
Je me méfie beaucoup d'un cycle commémoratif qui ne recourrait qu'à des personnes ayant l'habitude d'évoquer le sujet, à travers des expositions, des colloques, etc., car on reste là dans un éventail de population très limité. Ma volonté est d'ouvrir ces commémorations au plus grand nombre. C'est le sens de certaines des initiatives que j'ai prises. C'est ainsi que l'équipe de France de rugby a joué avec le bleuet sur son maillot, samedi, contre l'Angleterre. C'est également le sens de l'initiative que nous avons prise dans le domaine du rugby avec la Nouvelle-Zélande. Il s'agit d'une convention signée avec la Fédération française de rugby et la Ligue, afin de pouvoir toucher une population qui ne serait pas forcément intéressée par cette commémoration mémorielle. Il en va de même de la Fédération française de football. Je signe par ailleurs une convention avec Jean Gachassin, président de la fédération française de tennis, pour que la finale hommes de Roland-Garros, le 8 juin prochain, se déroule à la mémoire de Roland Garros, aviateur de la Première Guerre, polytechnicien, rugbyman, et Réunionnais. Nous allons essayer de faire en sorte que le stade soit survolé ce jour-là par son monoplan, qui vient d'être restauré par des ingénieurs toulousains.
D'autres initiatives sont prises dans d'autres domaines : je me félicite que l'organisation du Tour de France organise trois étapes autour de la Première Guerre mondiale. L'équipe de la Française des Jeux sera également très impliquée.
Plus de 1 000 projets ont été labellisés à l'échelle nationale en ce qui concerne le centenaire. Plus de 800 sont en cours d'homologation pour le 70e anniversaire, dont 300 pour la seule région Basse-Normandie.
La date du 6 juin constituera un événement majeur ; la reine d'Angleterre sera présente, dans le cadre d'un voyage d'État, entre le 4 et le 6 juin, à l'invitation du Président de la République. Le président Obama devrait également être là, ainsi que l'ensemble des chefs d'État et de gouvernement concernés par la bataille de Normandie. Enfin, même s'il n'y a pas encore de réponse officielle, la présence de Mme Merkel sera un moment fort de ces événements. Ces cérémonies auront lieu à Sword Beach, près d'Ouistreham. C'est la première fois que ces commémorations se dérouleront sur la plage où ont débarqué les Britanniques. Une dizaine de survivants rendront hommage au commando Kieffer, menés par Léon Gauthier, autour d'une association. Ces soldats ont refusé d'être relevés pendant 80 jours de combats, parce qu'ils étaient Français et avaient débarqué en France ! C'est la dernière fois qu'on le verra dans un cadre décennal, et il convient de leur rendre un magnifique hommage.
Cette cérémonie sera accompagnée d'une cérémonie bilatérale avec les Canadiens, à Juno Beach, avec les Américains, certainement à Omaha Beach, et avec les Polonais. Nous allons donc essayer de respecter la réalité de ce débarquement.
Quels seront les moyens mis en oeuvre pour assurer ces commémorations ? Une structuration s'est opérée autour de la mission du centenaire ; aucune structure ad hoc ne sera mise en place pour les 70 ans. Nous travaillons avec la direction de la mémoire, du patrimoine et des archives du ministère de la défense, ainsi qu'avec la direction générale et les directions départementales de l'Office national des anciens combattants et victimes de guerre (ONACVG).
Sans vouloir polémiquer, lorsque je suis arrivé aux responsabilités, aucun budget n'avait été prévu pour le 70e anniversaire. Il a fallu que nous nous y attelions, car il me semblait impossible de ne pas commémorer les 70 ans. Nous sommes passés d'un budget peu important, inférieur à 10 millions d'euros lorsque je suis arrivé, à plus de 23 millions d'euros pour 2014, soit une augmentation substantielle, dans le contexte économique et financier que vous connaissez.
Parmi les dates du centième anniversaire, on trouvera le 14 juillet prochain. 74 États seront invités à défiler sur les Champs-Élysées, sous leur drapeau, accompagnés de jeunes, même si ces États appartenaient à un empire colonial pendant ce conflit mondial. Ce sera un grand moment, qui se déroulera en présence des ministres concernés.
Le 3 août, une initiative sera prise par le Président de la République et le Président allemand Gauck, avec un moment très fort, à la frontière franco-allemande, en Alsace.
Le 12 septembre aura lieu la commémoration de la bataille la Marne, avec la participation des Britanniques, des Allemands, des Russes, des Algériens, des Marocains.
Enfin, le 11 novembre, à Notre-Dame-de-Lorette, 600 000 noms de soldats représentant l'ensemble des pays belligérants, tombés dans le Nord-Pas-de-Calais durant le premier conflit mondial, seront inscrits sur le monument national par ordre alphabétique, sans distinction de leur nationalité ou de leur grade.
Ce sera également un moment important pour les enjeux économiques. Je veux évoquer ici le tourisme de mémoire. Pour la première fois, une enveloppe lui est dédiée dans mon budget, pour 1,5 million d'euros. Ceci a permis de soutenir un certain nombre de projets. Le tourisme de mémoire représente, pour notre pays, 45 millions d'euros de recettes, en ne comptant que la billetterie de nos musées. Je n'y inclus pas l'hôtellerie, pas plus que la restauration, les déplacements ou les dépenses annexes. Il existe une très forte attente de beaucoup de pays. 70 000 Australiens sont attendus sur le sol national pendant ce cycle mémoriel. C'est environ le même nombre pour les Canadiens. Je n'ai pas de chiffre concernant les Américains. Il faudra pouvoir répondre à cette attente sur le plan touristique. Ce sera un formidable outil avec, à la clef, de la croissance, de l'activité, des échanges et, certainement, de l'emploi.
Ces cycles mémoriels sont une occasion privilégiée de mettre en valeur les institutions républicaines, dont le Sénat fait partie, qui ont maintenu, durant les quatre années de guerre, la vie politique et parlementaire, à travers la réunion de comités secrets. Je sais que des choses ont déjà été entreprises par le Sénat. Je ne peux que m'en réjouir. Je pense notamment à l'initiative de mettre en ligne, à la disposition du grand public, mais aussi des chercheurs, les procès-verbaux numérisés des travaux des commissions pendant la Première Guerre mondiale, jusqu'à la signature des traités.
C'est aussi l'occasion d'un réel travail de diplomatie parlementaire. C'est une dimension très importante, en particulier pour la commission qui est la vôtre.
Il faut notamment travailler sur le volet européen, et réfléchir aux initiatives que nous pourrions prendre, même si certaines initiatives sont d'ores et déjà lancées, comme la réunion du Parlement européen des jeunes, au Mémorial de Caen, avant le 6 juin.
Nous réfléchissons, avec les parlementaires européens, au lancement d'une initiative à Strasbourg. Je suis à votre disposition pour répondre à vos projets ou à vos initiatives. Je souhaite enfin que tous les parlementaires puissent se sentir investis sur l'ensemble des territoires, du front comme de l'arrière.
Nous pourrons travailler ensemble à la mise en valeur de tous les sénateurs qui ont été les victimes de ces guerres. Je pense à Alfred Mezières, sénateur de Meurthe-et-Moselle, fait prisonnier dans sa propre maison, à Réhon, par les soldats ennemis durant la Grande Guerre, où il mourut en 1915. Il avait installé un dispensaire dans sa propriété pour soigner les blessés et accueillir les réfugiés.
Je pense à Charles Sébline, sénateur de l'Aisne, qui voulut vivre cette guerre et attendre l'ennemi auprès des Françaises et des Français qu'il représentait depuis trente ans, ce qui lui valut de mourir de froid et de fatigue dans la gare d'Aulnoy, en 1917, alors que les soldats ennemis occupaient sa maison.
Les bustes de ces deux anciens sénateurs sont érigés aujourd'hui dans la galerie menant à la Salle des Séances.
Je pense aussi à M. Michel Tony-Révillon, sénateur de l'Ain, le seul à embarquer en 1940 sur le Massilia, aux côtés de 26 députés, afin de poursuivre la lutte contre le nazisme depuis l'Afrique du Nord.
Je pense enfin à Pierre Masse, soldat décoré pour son courage en 1917, sous-secrétaire d'État à la guerre, puis sénateur de l'Hérault, déporté en septembre 1942 au camp d'Auschwitz, dont il ne reviendra pas.
Mesdames et Messieurs les sénateurs, vous êtes aujourd'hui les légataires de ces hommes qui ont risqué leur vie et se sont levés à la tribune parlementaire pour défendre la République ! Il nous appartient donc de célébrer la victoire de ces valeurs républicaines.
Je suis à votre disposition pour répondre à vos questions.