Je suis très honoré de pouvoir m'exprimer devant la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat sur un sujet à la fois vaste, complexe et d'actualité, comme l'illustrent la crise récente en Ukraine, les dossiers syrien ou iranien, ou encore, de manière plus anecdotique, l'ouverture prochaine des jeux olympiques de Sotchi.
Je vous présenterai brièvement la situation intérieure de la Russie, du point de vue politique puis économique, avant d'évoquer la politique étrangère russe.
L'année 2013 a été de mon point de vue une année charnière, un véritable « tournant ».
Dans le domaine de la politique intérieure, nous avons assisté à l'ouverture d'un nouveau cycle à l'été 2013, caractérisé par une certaine détente du régime de Vladimir Poutine, après les signes de crispation du régime à la suite des manifestations d'ampleur de décembre 2012 qui avaient suivi l'annonce des résultats des élections législatives.
Cette relative détente s'est notamment traduite par la non incarcération de l'opposant Navalny, qui avait pourtant fait l'objet d'une condamnation par un tribunal mais qui a été laissé en liberté, par le déroulement des élections municipales à Moscou et dans plusieurs grandes villes, où l'opposition a pu faire entendre sa voix, et a même remporté les élections dans certaines villes, comme Ekaterinbourg et Petrozavodsk, par les échanges très francs entre Vladimir Poutine et plusieurs figures de l'opposition lors du club de Valdaï ou encore par les récentes lois d'amnistie et la libération de Mikhael Khodorkovski.
Il est encore trop tôt pour se prononcer sur la poursuite ou non de cette tendance, qui peut s'expliquer aussi par la volonté du régime de donner une meilleure image du pays à la veille des Jeux Olympiques. A cet égard, les élections régionales ou municipales qui se tiendront en 2014 auront valeur de « test ».
Sur le plan économique, la situation s'est détériorée puisque la croissance économique n'a été que de 1,3% en 2013, soit un niveau inférieur aux prévisions du gouvernement russe et du FMI en début d'année (3,7%), et en deçà des années précédentes (moyenne de 7% par an entre 1999 et 2008). Ce niveau est certes honorable, mais il reste très insuffisant au regard de l'effort de modernisation nécessaire de l'économie russe. Cela dans un contexte où le prix des hydrocarbures est demeuré très élevé. Cette situation, si elle devait se prolonger, serait de nature à créer des tensions, compte tenu des promesses électorales de Vladimir Poutine, notamment en matière de revalorisation des salaires, ou au regard du programme de modernisation de l'armée russe, qui devait être doté de 500 milliards d'euros sur 10 ans. Il existe donc des interrogations sur la politique économique et sur la relance de la croissance. Certes, des investissements dans les infrastructures ont été annoncés à l'automne. Mais, on peut penser que la relance de la croissance dépend avant tout de réformes structurelles, comme la lutte contre la corruption ou l'amélioration de l'Etat de droit et la réforme du système judiciaire.
La Russie dispose toutefois de marges de manoeuvre sur le plan budgétaire, de réserves de change importantes et d'une cagnotte accumulée dans le Fonds de bien-être national. La dette publique dépasse à peine 10% du PIB : Vladimir Poutine avait en effet souhaité désendetter le pays au début des années 2000. Notons que Moscou peut aujourd'hui accompagner les entreprises russes à l'export en proposant des prêts de plusieurs milliards d'euros, par exemple pour la construction de centrales nucléaires, ce que peu de pays même en Europe peuvent offrir actuellement.
Par ailleurs, il faut se garder de la tendance à analyser la Russie à travers le prisme de Moscou, car la Russie ce sont aussi les régions, qui sont nombreuses, variées et dans lesquelles existent aussi des sociétés civiles actives et des opportunités nouvelles. Les entreprises françaises y investissent d'ailleurs de plus en plus.
J'en viens maintenant à la politique étrangère de la Russie. Comment la Russie perçoit-elle le monde extérieur ? Quelles sont ses priorités en matière de politique étrangère ? Quelles sont les principales menaces ?
Deux mots caractérisent d'après moi la politique étrangère russe : souveraineté et conservatisme.
Souveraineté car la Russie a une vision des relations internationales très « XIXe siècle » avec le rôle déterminant des Etats, de la puissance.
Conservatisme car la Russie se veut le gardien de l'ordre international, du rôle de l'ONU, du multilatéralisme.
La principale crainte de la Russie est une remise en cause de l'ordre international vers un monde plus mouvant, voire le chaos, à l'image de la Syrie.
Concernant les priorités géographiques de la Russie, l'Europe reste la principale aux yeux de Moscou car la Russie se veut d'abord une puissance européenne et parce que l'Union européenne représente pour la Russie son premier partenaire commercial.
On assiste toutefois à une certaine évolution dans les discours avec un glissement progressif vers l'Asie, comme l'a illustré le Sommet de l'APEC de Vladivostok en septembre 2010. Les relations commerciales avec la Chine se développent et de nombreux contrats ont été signés, notamment en matière de fourniture d'hydrocarbures par la Russie ; il existe en outre une convergence entre les deux pays sur les principaux dossiers internationaux, comme la Syrie ou l'Iran. La crainte d'une invasion chinoise de la Sibérie est à mes yeux un mythe, puisqu'on dénombre davantage de Chinois à Moscou que dans l'Extrême orient russe, même s'il existe certaines sources de tensions entre les deux pays, comme l'influence chinoise en Asie centrale ou encore le recul des contrats d'armement russes vers la Chine. L'inversion du rapport de forces entre la Chine et la Russie soulève des interrogations à Moscou sur la manière de se positionner face à ce nouveau géant. Pour autant, la Russie ne peut pas se permettre d'avoir de mauvaises relations avec un voisin aussi important. La Russie a d'autres partenaires en Asie, comme l'Inde, mais aussi le Vietnam ou la Corée du Sud, et même le Japon, malgré le contentieux des Kouriles.
Une autre priorité de la Russie reste l'« étranger proche », c'est-à-dire l'espace post-soviétique. Le principal projet de Moscou est l'union douanière eurasiatique, regroupant actuellement la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan, qui pourraient être rejoints prochainement par l'Arménie. Il s'agit pour la Russie d'aller vers le modèle de la Communauté économique européenne, face à la constitution de grands blocs commerciaux au niveau mondial. L'Ukraine représente dans ce contexte un enjeu crucial. Le refus des autorités ukrainiennes de signer l'accord d'association avec l'Union européenne et la signature d'accords avec la Russie, conjugués avec la répression brutale du régime et l'adoption de lois attentatoires aux libertés, ont provoqué une vague de protestation dans ce pays, en particulier dans la partie occidentale, traditionnellement tournée vers l'Europe, et une situation de blocage dont il est difficile aujourd'hui de voir une porte de sortie. En particulier, l'attitude du régime a entraîné une radicalisation du mouvement d'opposition, au profit de la frange la plus radicale et nationaliste.
La Russie a démontré à cette occasion sa capacité d'entrave et son pouvoir de nuisance. Comme un joueur d'échec, « elle a réalisé un bon coup », mais sa victoire risque d'être fragile car elle ne dispose pas d'une force d'attraction comme par exemple l'Union européenne, et elle peine à entraîner derrière elle d'autres pays. La principale crainte que l'on peut avoir est celle que l'affaire ukrainienne fasse voler en éclats le relatif consensus qui s'était instauré au sein de l'Union européenne, entre les pays de la « vieille Europe » et les nouveaux Etats membres, au sujet des relations avec la Russie, notamment à la suite de la réconciliation entre la Pologne et la Russie. Or, la crise ukrainienne peut être de nature à remettre en cause ce consensus, comme on peut le constater actuellement avec l'activisme de la Pologne en faveur de la reconnaissance d'une perspective d'adhésion de l'Ukraine à l'Union européenne et les réticences de l'Allemagne et de la France.
Enfin, concernant le reste du monde, on peut constater l'apparition de nouvelles zones d'intérêts pour la Russie, comme l'Afrique australe, avec le rapprochement entre la Russie et l'Afrique du Sud, notamment dans le domaine minier ou de l'aéronautique, ou encore en Amérique du Sud, avec le Brésil, en matière d'armement ou dans le domaine du nucléaire civil, et l'importance accordée par la Russie à l'organisation des BRICSA (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud).