Intervention de Jean-Yves Le Drian

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 14 mai 2013 : 1ère réunion
Livre blanc de la défense et de la sécurité nationale — Audition de M. Jean-Yves Le drian ministre de la défense

Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense :

Je suis heureux de vous retrouver, alors que le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale a été remis au Président de la République, et approuvé par lui, et que s'engagent, dans un calendrier relativement contraint, les travaux de la loi de programmation militaire. Le Livre blanc est désormais en votre possession, et je veux saluer autant la contribution toujours pertinente et souvent décisive des parlementaires qui furent membres de la commission, que l'attention vigilante avec laquelle vous avez, plus largement, suivi l'ensemble des travaux.

Le Président de la République présentera prochainement sa vision d'ensemble de l'avenir de la politique de défense. Aujourd'hui, avant d'engager la discussion et de répondre à vos questions, je voudrais simplement vous présenter quelques remarques sur la situation de la défense en 2013, sur la réponse que ce Livre blanc apporte aux difficultés que nous traversons, sur le nouveau modèle d'armée en lui-même, enfin, sur la prochaine étape, qui est celle de la Loi de programmation militaire (LPM), avec six chantiers qui se distinguent.

Permettez-moi d'abord de revenir avec vous sur quelques traits de la situation actuelle de notre défense, parce que c'est aussi cette situation qui a justifié la démarche du Livre blanc et qui fonde une partie des orientations qu'il retient.

Premier constat, nous avons un outil de défense qui marche. Dans les années récentes, la Libye l'avait illustré, malgré quelques limites, et l'opération SERVAL au Mali fait une nouvelle fois la démonstration de l'excellence et en particulier de l'efficacité de nos soldats et de nos armées. Mais celles-ci, et c'est un constat parallèle que nous devons reconnaître, se trouvent prises dans une contradiction entre, d'une part, la crise de nos finances publiques, qui vient aggraver l'insuffisante soutenabilité budgétaire du projet de 2008, et, d'autre part, un certain nombre de bouleversements d'ordre géopolitique et géostratégique, qui commandent, eux, de ne pas baisser la garde.

En prenant mes fonctions, j'ai trouvé un ministère dans une situation financière critique. De cette situation, les exemples abondent et vous les connaissez mieux que d'autres : en juillet 2012, la Cour des comptes a relevé un écart d'au moins 3 milliards d'euros entre les prévisions et les réalisations, avec le risque que cet écart ne s'accroisse de façon vertigineuse du fait des perspectives de nos finances publiques ; aujourd'hui, le report de charges du ministère s'élève à plus de 3 milliards ; chacun sait, par ailleurs, que les annuités d'investissement prévues par le modèle 2008 étaient devenues irréalistes, parce que de 40% supérieures aux capacités de financement réelles.

Le modèle d'armée prévu par le Livre blanc de 2008 puis la loi de programmation 2009-2014, peut-être trop optimiste en son principe, était clairement devenu inatteignable avec les crises successives intervenues dès l'été 2008. Au plan financier, mais aussi au plan opérationnel, je me réfère ici notamment, aux avertissements énoncés par le chef d'état-major des armées, l'amiral Guillaud, début 2011, observant que les contrats opérationnels prévus étaient déjà, en pratique, inaccessibles aux armées.

Même constat sur le plan de l'organisation. Quel ministère a connu plus de réformes depuis 1997 ? Certaines de ces réformes ont été appliquées de façon trop brutale. Je pense notamment aux illustrations résultant de la RGPP, avec la mise en place des bases de défense, ou bien évidemment au système de paiement des soldes, à Louvois.

J'ajoute, au plan financier, un effet de ciseau qui menace pour certaines de nos capacités militaires : la combinaison de la pression à la réduction de la dépense publique, qui pèse inéluctablement sur le budget de l'Etat, et de la hausse tendancielle du coût des équipements et de l'activité militaire, liée à l'arrivée de nouveaux matériels technologiquement en pointe, ou, à l'inverse, à l'entretien coûteux de ceux qui vieillissent ... Desserrer cet étau pour préserver un outil performant, essentiel à notre souveraineté et notre sécurité, est aussi l'une des missions que je me suis fixées.

Cet ensemble de difficultés internes, redoutables, - qui ici le nierait ? -, justifiait à lui seul une remise à plat. Mais, au-delà, il fallait donc tirer les conséquences des bouleversements économiques mais aussi géopolitiques et géostratégiques intervenus depuis 2008.

D'un côté, les crises économiques et financières, qui ont constitué une donne nouvelle et imprévue pour notre défense alors qu'elles touchent par leur ampleur le coeur même de la souveraineté des Etats, avec une pression de la dette publique qui atteint des niveaux inconnus jusque-là. Une pression qui a d'ailleurs conduit la quasi-totalité des grands Etats occidentaux à réduire leurs dépenses militaires, y compris les Etats-Unis et tous les pays européens, à l'exception de la Pologne, parfois dans des proportions très importantes.

De l'autre, des évolutions géopolitiques et stratégiques majeures, que nous avons plusieurs fois évoquées et que je rappelle simplement : modification de la politique étrangère américaine, avec la fin des guerres en Irak et en Afghanistan, et le rééquilibrage vers l'Asie ; mais aussi révolutions arabes, qui ont fait naître des espoirs, mais qui, aujourd'hui, font redouter des situations d'instabilité grave, comme on le constate chaque jour en Syrie ou en Libye ; ou encore nouveaux développements du terrorisme international, en particulier au Sahel.

De ces évolutions, et plus largement de l'ensemble des risques et des menaces qui pèsent sur notre environnement, le Livre blanc de 2013 présente une vision clarifiée et renouvelée qui est l'un de ses apports, en distinguant trois catégories de dangers : les menaces de la force, les risques de la faiblesse, et l'impact de la mondialisation. Je les rappelle simplement ici.

Les menaces dites de la force recouvrent les possibilités de résurgence de conflits entre Etats pouvant toucher notre pays et la sécurité de l'Europe, la prolifération nucléaire, balistique ou chimique, ou encore le développement des capacités informatiques offensives de certaines puissances.

Les risques de la faiblesse, quant à eux, rassemblent les conséquences négatives pour la stabilité et la sécurité internationale de la défaillance de certains Etats à exercer les fonctions de base de la souveraineté, favorisant ainsi le terrorisme, les trafics ou les atteintes à nos voies d'approvisionnement par exemple.

La mondialisation, enfin, intensifie la puissance d'un certain nombre de menaces : prolifération; terrorisme d'inspiration djihadiste ; attaques dans le cyberespace ; ou encore agressions dans l'espace extra-atmosphérique.

Voilà, en peu de mots, le point de départ du Livre blanc : un outil de défense qui fait la preuve de son efficacité, mais qui se trouve fragilisé par des tensions budgétaires et organisationnelles croissantes, dans un contexte plus général qui commande de ne pas baisser la garde.

La résolution du dilemme entre ces deux impératifs de souveraineté que sont la pérennisation de notre outil de défense et le rétablissement de nos comptes publics a donc été la question de fond de ces derniers mois. En approuvant le Livre blanc, le Président de la République a décidé de répondre à cette question d'une manière forte et crédible, en prenant quatre grandes orientations.

Premièrement, le maintien dans le temps de l'effort consacré par la Nation à sa défense, en dépit de la contrainte financière considérable qui s'exerce globalement sur le budget de l'Etat. Le modèle d'armée que nous portons pour la période qui nous sépare de 2025 garde ainsi un haut niveau d'ambition, fondé sur la mobilisation d'un total de 364 milliards d'euros. Pour ce qui est de la Loi de programmation militaire, le Président de la république a arrêté un montant de 179,2 milliards en euros constants pour 2014-2019. Notre entrée en programmation est fixée à 31,4 milliards, soit le même niveau qu'en 2012 et 2013, et je peux affirmer ici que ce montant restera le même en 2015 et en 2016 ; il nous appartiendra de préserver cette stabilité financière. Cette stabilité même exigera des efforts importants, mais la France restera le deuxième budget militaire de l'Union européenne. Elle consacrera à sa défense, en moyenne, 1,76% du PIB, en normes OTAN avec pensions, d'ici 2020. Je tiens également à l'inclusion dans la LPM d'une « clause de revoyure » à mi-parcours vers 2016, permettant d'augmenter le budget de la défense si les circonstances économiques s'améliorent. Au sein de ce montant de 179,2 milliards d'euros, les recettes exceptionnelles représentent un montant de 5,9 milliards d'euros, soit environ 1 milliard d'euros par an, ce qui représente un montant relativement modeste au regard de l'enveloppe globale mais néanmoins important pour la défense. Ces ressources exceptionnelles, provenant notamment de la vente des fréquences hertziennes, ont été au rendez-vous en 2012 et en 2013 et seront inscrites dans la loi, mais il faudra naturellement être vigilant sur leur réalisation.

Deuxièmement, l'adoption d'un modèle d'armées efficient, reposant sur une stratégie militaire renouvelée. Je vais bien évidemment m'y arrêter un instant.

Ce Livre blanc dessine une stratégie générale caractérisée par une articulation nouvelle de trois missions fondamentales : la protection de la France et des Français, la dissuasion nucléaire, l'intervention extérieure.

C'est une définition, je crois, simple et claire de nos priorités. Le caractère premier de la protection du territoire et de la population, le rôle de la dissuasion et son articulation avec les deux autres grandes missions, enfin l'importance et la dimension de profondeur stratégique qu'apporte la capacité d'intervention extérieure sont décrits de façon cohérente avec les risques à venir et le spectre des missions qui attendent nos forces armées.

Pour assurer ces trois missions, nous avons retenu quatre principes aboutissant à définir les contrats opérationnels et le modèle d'armée qui découlent de cette stratégie: l'autonomie stratégique, la cohérence avec les engagements les plus probables, la différenciation des forces, enfin la mutualisation des moyens.

Le principe d'autonomie stratégique vient en premier. Il s'agit pour la France de disposer à tout moment de sa liberté d'appréciation, de décision et d'action, d'être en mesure de prendre l'initiative d'opérations tout en pouvant y entraîner certains de nos partenaires, enfin de pouvoir peser dans les coalitions où elle déciderait de s'engager, de manière conforme à ses objectifs politiques propres.

Le deuxième principe est celui de la cohérence du modèle avec la diversité des missions dans lesquelles la France est susceptible d'engager ses armées. La gamme des missions est, certes, large, depuis la protection du territoire jusqu'aux opérations majeures de coercition, en passant par toute l'éventail de la gestion des crises. Les assumer toutes est plus que jamais indispensable. Certains jugent cette ambition exagérée : je n'ai vu pour ma part dans les travaux de la commission aucune recommandation qui permît de renoncer à l'une ou à l'autre de ces hypothèses d'engagement ! A l'heure des « surprises stratégiques », cela m'eût semblé au demeurant imprudent.

La différenciation est le troisième principe. Il consiste à équiper et entraîner prioritairement les différentes forces en fonction des exigences propres à leur mission. La différenciation se traduira notamment par l'existence de moyens lourds, médians et légers au sein de chaque armée. Il s'agit aussi d'appliquer un principe de réalité, en ne finançant les capacités les plus onéreuses que là où elles sont indispensables. Je préfère des armées bien équipées, renseignées et entraînées, avec des matériels adaptés, à une course aux merveilles technologiques vite hors d'atteinte et placées en partie sous cocon.

Pour vous donner un exemple concret, il est certes préférable de faire appel au Rafale pour une intervention militaire extérieure, telle que la Libye, mais pas forcément pour la surveillance du territoire national.

Le quatrième principe est la mutualisation, qui conditionne aussi la possibilité d'une armée efficiente. Il s'agira, lorsque cela apparaît nécessaire, d'affecter un noyau de capacités polyvalentes et rares à plusieurs missions, d'encourager fortement le partage de certaines capacités entre Européens comme le ravitaillement en vol, ou de mettre les mêmes plateformes techniques à la disposition de plusieurs services de renseignement.

Les contrats opérationnels et le modèle d'armée ont été définis à partir de ces principes.

Troisième grande orientation, la prise en compte résolue de l'impératif industriel. Je n'ai pas besoin de rappeler ici la valeur de notre base industrielle et technologique de défense, à la fois comme condition de notre autonomie stratégique et comme levier fort du redressement productif du pays, avec 4000 entreprises, près de 15 milliards d'euros de chiffre d'affaires, une capacité d'exportation dynamique et un emploi industriel concernant environ 165 000 personnes.

Pour toutes ces raisons, le Président de la République a décidé le maintien d'un volume significatif de crédits publics pour l'équipement de nos forces à l'horizon 2025. Le Livre blanc lui-même et le dossier que nous avons publié synthétisent déjà les premières conséquences pratiques de ce choix, en termes de programmes. Il appartient maintenant à la loi de programmation d'entrer dans le détail. Nous avons également intégré dans ce modèle une priorité continue, sur toute la période du Livre blanc, en faveur des études amont et de la recherche : elles seront maintenues au niveau atteint en 2013, c'est une orientation, vous le sentez bien, essentielle.

Certes, la modernisation de nos équipements, dont beaucoup sont, je le sais, vieillissants, se fera à un rythme plus lent que ce qui était prévu en 2008. Mais, tant le niveau de ressources choisi que le nouveau modèle d'armée nous permettront d'assurer progressivement le renouvellement de toutes les capacités critiques indispensables à nos armées. Ce cheminement devra respecter les priorités retenues par le Président, en faveur des capacités de dissuasion, de renseignement et de projection de puissance.

Quatrième et dernière orientation, la France doit tirer le meilleur parti, pour sa défense, de la construction européenne et de son insertion au sein d'alliances.

La construction de l'Europe de la défense, à laquelle je consacre beaucoup d'énergie depuis plusieurs mois, est un enjeu fort d'abord pour les opérations, comme on le voit avec le Mali et la mission EUTM. Il l'est aussi pour les capacités à mettre en commun, comme nous entendons le promouvoir dans le domaine du ravitaillement en vol, mais aussi du transport aérien, de l'aéronavale, des drones ou de l'espace. Il l'est en troisième lieu pour le rapprochement de nos industries qui doit impérativement connaître un nouvel élan dans les années à venir. Cette construction, je la veux pragmatique, et non idéologique ; à ce titre, elle se nourrit des relations bilatérales que nous devons plus que jamais développer, je pense notamment à la démarche franco-britannique, initiée par les traités de Lancaster House de novembre 2010, mais aussi à nos relations multiples avec, par exemple, l'Allemagne, l'Italie ou la Pologne. S'agissant du Royaume-Uni, nous privilégions depuis juillet dernier le domaine des drones de combat futurs et celui des drones tactiques, mais aussi l'intégration de nos industries missilières, que nous avons décidé d'accélérer par l'inclusion, toute nouvelle, du missile anti-navire-léger dans notre programmation. Ma conviction est que nous avons tout à gagner de ces interdépendances librement consenties.

Cette recherche d'intérêts partagés entre Européens va de pair avec un engagement plein et, je dois le dire, sans complexe de la France dans les structures militaires de l'Organisation atlantique.

À la suite de la mission confiée à M. Hubert Védrine par le Président de la République, le Livre blanc de 2013 est le premier qui tire toutes les conséquences de cette pleine participation de la France à l'OTAN. Elle entend y jouer un rôle actif, par les responsabilités qu'elle assumera à tous les niveaux du commandement militaire, comme par sa contribution aux opérations, à la planification, à la doctrine, comme enfin par la vision qu'elle entend promouvoir du rôle de cette alliance militaire.

L'ensemble de ces orientations, ajoutées au constat que je rappelais pour commencer, ont conduit à définir un modèle équilibré, adapté à nos besoins de sécurité et au rôle international que la France entend continuer de jouer.

J'en énonce ici les grandes lignes. Sur la base des quatre principes que j'énonçais tout à l'heure (autonomie stratégique, cohérence, différenciation des forces et mutualisation des moyens), le Livre blanc définit d'abord des contrats opérationnels les plus adaptés aux engagements potentiels de nos armées, en distinguant missions permanentes et missions non-permanentes.

Les forces armées devront être aptes à poursuivre en permanence la mission de dissuasion, reposant sur deux composantes, toutes les deux confortées par le programme de simulation. Je rappelle à cet égard que les risques auxquels notre dissuasion permet de parer sont loin d'avoir disparu. La prolifération est un fait. Le développement et la modernisation des arsenaux chez certaines grandes puissances également. Le risque que certains ne soient tentés de s'appuyer sur ce type de capacités pour paralyser, par toutes sortes de chantages, notre liberté de décision et d'action également.

Au sein de la commission du Livre blanc, la place de la dissuasion a parfois été remise en cause, d'une manière partielle parfois, avec l'option de l'abandon de la composante aérienne, voire même de manière totale. Ce n'est pas le choix qui a été fait par le Président de la République qui a réaffirmé le maintien de la dissuasion dans ses deux composantes. Je ne vous cacherai pas que le coût global de la dissuasion devrait augmenter sur la période de la LPM, d'environ 1 %, pour tenir compte de sa modernisation.

La protection permanente du territoire et de la population impliquera des moyens pour la surveillance des approches aériennes et maritimes, mais également pour l'intervention sur le territoire national, à cet égard, le parti que nous avons pris a été de ne pas modifier les contrats définis en 2008.

En ce qui concerne les missions non-permanentes, de stabilisation et de gestion des crises internationales, le Livre blanc présente des distinctions plus précises et nouvelles par rapport au précédent, en distinguant pour la première fois des objectifs qualitatifs et quantitatifs adaptés à chaque type d'intervention de nos armées.

Ainsi les armées devront toujours disposer d'une capacité d'action interarmées en urgence, mobilisant un réservoir de forces d'environ 5 000 hommes, avec les moyens aériens et navals nécessaires, dont 2 300 hommes projetables en sept jours.

Mais elles devront, en outre, pouvoir engager jusqu'à 7 000 hommes au total, relevables, répartis sur trois théâtres extérieurs, en opérations de gestion de crise.

Et, en cas d'opération majeure de guerre ou de coercition, elles pourront engager jusqu'à deux brigades interarmes comprenant environ 15 000 hommes des forces terrestre, 45 avions de combat et un groupe aéronaval avec son accompagnement.

Cette combinaison a été conçue pour sa souplesse et son réalisme face aux engagements les plus vraisemblables dans les années à venir. Elle préserve des possibilités de simultanéité dans la réponse aux crises que seuls peu de pays peuvent se permettre aujourd'hui. Elle autorise aussi, le cas échéant, une remontée en puissance de nos capacités si le besoin se faisait sentir. C'est pourquoi, je me sens très à l'aise pour répondre à ceux, peu nombreux il est vrai, qui nous ont accusé de « déclassement stratégique », qu'avec ce Livre blanc, la France disposera, sans doute plus que d'autres, des moyens adaptés aux besoins de sa sécurité et de son indépendance.

Le nouveau modèle d'armée qui permettra la génération de telles forces mobilisera, à côté de capacités de commandement, de renseignement, de cyberdéfense, à côté de forces spéciales renforcées, des forces terrestres qui reposeront sur une Force Opérationnelle Terrestre de l'ordre de 66 000 hommes projetables, correspondant à sept brigades interarmes, organisées en brigades lourdes, brigades multi rôles et brigades légères ; des forces navales reposant sur la FOST, avec ses 4 SNLE, des capacités de projection de puissance avec le porte-avions, 6 SNA, 3 bâtiments de projection et de commandement, 15 frégates de premier rang, des moyens plus légers pour la présence en mer et la protection avec 6 frégates de surveillance et une quinzaine de patrouilleurs ; des forces aériennes réparties en 225 avions de chasse - air et marine -, combinant Rafale et Mirage 2000 rénovés, une cinquantaine d'avions de transport tactique, une douzaine d'avions ravitailleurs multi rôles et 12 drones de surveillance de théâtre, ces deux dernières capacités étant attendues depuis trop longtemps, enfin une flottille légère d'avions de surveillance et renseignement.

Ce modèle, je veux le souligner, est adapté à un monde qui ne cesse de changer. Il retient ainsi de nouvelles priorités.

Priorités géostratégiques d'abord, inscrites dans l'environnement de l'Europe, autour de l'Afrique, et jusque dans l'espace de l'Océan Indien. Le continent africain reçoit, c'est vrai, une nouvelle priorité ; il présente aujourd'hui un formidable potentiel de croissance, et en même temps des défis de sécurité majeurs pour la France et l'Europe. Comme l'a indiqué le Président de la République à Dakar en octobre dernier, notre présence militaire en Afrique doit impérativement s'adapter à ces évolutions. Le Livre blanc dessine un autre ensemble géostratégique, avec l'objectif de stabilisation de l'espace situé au voisinage de l'Europe, sur ses marches orientales et méridionales. L'enjeu est que les membres de l'Union européenne puissent partager ainsi une vision commune de leurs intérêts de sécurité. Enfin, notre défense est engagée aujourd'hui au Moyen-Orient, dans le Golfe et sur l'ensemble de l'Océan Indien.

Priorités également données, ou confirmées, à des dimensions relativement récentes de notre défense, en phase avec la notion de sécurité nationale. Je pense à la cyberdéfense, nouveau champ stratégique auquel le Livre blanc accorde une place majeure, à la fois pour identifier l'origine des attaques et pour mettre en place une capacité de défense adaptée, y compris offensive. Je pense au renseignement, confirmé comme l'une des clés de l'autonomie stratégique et de l'efficacité opérationnelle ; à son profit, nous allons amplifier les efforts entrepris, rattraper des retards, mais dans le même temps, nous mettrons l'accent sur la mutualisation des moyens techniques et la nécessité d'un contrôle renforcé des services de renseignement, en particulier par le Parlement, vos représentants dans la commission y ont beaucoup travaillé et je suis partisan de cette évolution, conforme à notre démocratie.

Je pense aussi aux forces spéciales, dont les crises de ces dernières années ont rappelé toute l'importance lorsqu'il faut réagir dans l'urgence, par surprise, dans la profondeur de dispositifs hostiles ou complexes. Prenant acte de leurs qualités, le Livre blanc prévoit ainsi le renforcement de leurs effectifs, de leurs capacités, notamment de commandement et de leurs relations avec les structures interarmées comme avec le renseignement.

Au contraire d'un modèle d'urgence ou bien de pure attente, c'est bien un modèle d'avenir et de long terme, par l'importance qu'il attache au recrutement et à la formation initiale ou par les priorités qu'il porte en termes d'équipements (en vue du renouvellement de nos capacités, y compris dans le domaine de la dissuasion). L'effort de recherche que nous maintiendrons participe de cette même volonté de penser notre défense sur le long terme, de préserver l'avenir et de garantir notre autonomie stratégique.

Je voudrais enfin, avant de laisser sa place à la discussion et aux questions que vous voudrez me poser, vous dire un mot de la prochaine étape, qui est celle de la Loi de Programmation Militaire. À mes yeux, six chantiers la résument, que j'esquisse brièvement.

Premièrement, avant tout, nous devrons nous mobiliser collectivement pour garantir, dans cette période de crise, le niveau de ressources arrêté par le Président de la République. Je le rappelle : 179,2 milliards en euros constants pour 2014-2019, avec une entrée en programmation fixée à 31,4 milliards, soit le même niveau qu'en 2012 et 2013. Parmi les 179,2 milliards d'euros de la future programmation, il faut compter avec 5,9 milliards d'euros de ressources extrabudgétaires. Il est clair que leur mise en place et leur cadencement à temps, au bénéfice de la défense, est un défi difficile à relever. Il le faudra, et sur ce point, ma détermination est totale : les objectifs de recettes devront être atteints. Pouvions-nous prévoir plus ? Il me semble pour ma part, dès lors que les objectifs que je viens de rappeler sont effectivement tenus, que la voie choisie, certes étroite, est accordée aux besoins du modèle et qu'elle préserve l'essentiel. Aller plus loin risquait de vite apparaître comme irréaliste dans la situation financière que traverse la France. Réduire cette enveloppe conduirait sans aucun doute à devoir définir un autre modèle, inadapté aux ambitions que je viens de décrire et qui rassemblent, je crois, un grand nombre d'entre nous. C'est sur cette ligne que je me bats.

Deuxième chantier, le modèle que nous venons d'évoquer conduit à de nouvelles diminutions d'effectifs, certes inférieures à celles décidées en 2008 mais néanmoins très significatives, portant le total des réductions à réaliser sur la durée de la prochaine programmation à environ 34 000 postes. J'entends que cette diminution affecte le moins possible les unités opérationnelles et porte en majorité tant sur l'environnement et les services que sur les administrations. Elle nécessitera, d'une part des mesures d'accompagnement spécifiques, qui figureront dans la LPM (je pense à la retraite au grade supérieur, à la promotion fonctionnelle, à l'aménagement des statuts), d'autre part le renforcement du dialogue social, avec notamment une amélioration du dispositif de concertation pour les militaires.

Troisièmement, ce modèle demandera, par voie de conséquence, de prolonger le mouvement de restructurations déjà engagé par l'actuelle loi de programmation, c'est le troisième chantier. Nous sommes chacun bien placés pour connaître l'impact que de telles décisions peuvent avoir sur les personnes touchées, sur les territoires, sur les collectivités et bien évidemment sur le ministère. Nous allons les étudier avec le plus grand soin, et une fois les décisions prises, là encore, il faudra les accompagner, en prenant toujours la mesure des situations concrètes. Nous devons préserver au maximum les liens essentiels qui unissent les armées à nos territoires, et leur implication dans la vie locale du pays.

Quatrième chantier, nous devons renouveler notre mode d'acquisition des matériels. Pour ce faire, nous allons travailler avec les industriels de la défense pour coordonner les efforts d'acquisition et de maintien de nos compétences industrielles et technologiques ; nous allons devoir renégocier un certain nombre de grands contrats ; nous allons, enfin, étudier avec pragmatisme les possibilités de partenariat public-privé. Ce travail exigeant commence tout de suite, parallèlement à la préparation de la programmation militaire. Je le suivrai de près et en rendrai compte au Président de la République, qui a personnellement reçu, vous le savez, les responsables des principales entreprises et entend poursuivre le dialogue commencé.

Cinquième chantier, et pas le moindre, nous devrons faire en sorte que les contrats opérationnels et le modèle d'armée qui leur est associé restent robustes et crédibles. Ici, l'enjeu est triple. Il faudra veiller à la bonne mise en oeuvre du principe de différenciation, que j'ai exposé tout à l'heure et qui est fondamental. Il faudra maintenir, au meilleur niveau possible, l'activité opérationnelle et j'ai personnellement engagé un travail particulier avec les armées et la DGA à cette fin. Il faudra enfin mener les réformes nécessaires dans le ministère et dans notre organisation pour que les déflations portent principalement sur le soutien et l'administration, plutôt que sur les forces opérationnelles. C'est je sais la volonté des chefs d'état-major et cela répond à une aspiration de nos soldats.

Enfin, c'est le sixième et dernier grand chantier que je voudrais citer, il nous appartient de conjuguer l'ensemble de ces mesures avec une démarche pragmatique de construction de l'Europe de la défense. Elle m'apparaît plus que jamais nécessaire, notamment pour la mutualisation des capacités que j'ai évoquée. Il est de bon ton de stigmatiser ces projets ou, pire, nos partenaires. Je suis pour ma part résolu à aller de l'avant avec ceux de nos partenaires qui le souhaitent et le peuvent. Et nous développerons simultanément notre présence et notre influence dans l'Alliance atlantique, avec un rôle actif, encourageant sa dimension européenne et réaliste dans l'adaptation de ses capacités militaires les plus utiles à la défense commune.

Voilà en quelques mots, forcément incomplets, mais déjà trop longs, ce que je voulais vous dire à l'occasion de la parution du nouveau Livre blanc et, déjà, de la préparation de la prochaine loi de programmation militaire. La difficulté est bien d'ouvrir les yeux, pour ajuster notre programmation au réel, et refonder la crédibilité de notre démarche, et en même temps affirmer un haut niveau d'ambitions pour que notre outil de défense continue d'être à la hauteur des enjeux sécuritaires comme des responsabilités internationales de la France.

Le combat de l'adaptation et de la pérennisation de nos capacités de défense continue. Je dois dire que j'ai été très heureux de pouvoir compter, ces derniers mois, sur la contribution et le soutien des parlementaires. Plus que jamais, nous en avons besoin.

Je vous remercie de votre attention et me tiens maintenant à votre disposition pour engager la discussion et répondre à vos questions.

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