Intervention de Bernard Pêcheur

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 14 janvier 2015 : 1ère réunion
Audition de M. Bernard Pêcheur président de la section de l'administration du conseil d'etat sur les conclusions de son rapport sur le droit d'association dans les armées

Bernard Pêcheur, président de la section de l'administration du Conseil d'Etat :

C'est un honneur pour mon collègue et moi d'être ici et ce sera effectivement pour nous la seule occasion - outre, une audition à l'Assemblée nationale - de nous exprimer publiquement sur ce rapport, qui appartient désormais au gouvernement. Ce rapport débute par une citation tirée du Livre blanc sur la Défense et la Sécurité nationale de 2013, qui définit les deux fondements de la stratégie de défense et de sécurité de notre pays : « La France préservera sa souveraineté en se donnant les moyens de l'action et de l'influence ; elle contribuera à la sécurité internationale en inscrivant ses action dans une légitimité nationale et internationale ». Il se termine également par une citation, tirée du Fil de l'Epée (Charles de Gaulle, 1933) : « Certaine illusion pourrait donner à croire que le rôle des soldats, si vaste fut-il dans le passé, est en voie de disparaître et que l'univers d'à présent peut enfin se passer d'eux. Une telle théorie, répandue dans une génération dont le destin politique, social, économique, moral fut précisément réglé à coups de canon, est, par elle-même, assez singulière ». Nous rappelons ainsi que nos armées ont combattu, combattent et combattront et que notre état du droit traduit cette réalité.

Cette mission m'a été confiée à titre personnel, en tant que conseiller d'Etat et président du Haut Comité d'évaluation de la Condition militaire, et je l'ai acceptée comme telle, en choisissant moi-même pour m'accompagner dans cette mission mon collègue, M. Alexandre Lallet, maître des requêtes au Conseil d'Etat. Notre état d'esprit initial était de contester la position de la CEDH. Nous avions alors la conviction qu'il fallait demander le renvoi des arrêts devant la grande Chambre de la Cour.

Conformément aux recommandations de la commission présidée par M. Renaud Denoix de Saint Marc en 2003, l'interdiction d'adhésion à des groupements ou associations, prévue au niveau législatif par la loi n° 72-662 du 13 juillet 1972 portant statut général des militaires, avait en effet été débattue et confirmée en 2005 à l'occasion de l'examen et du vote de la loi de refonte du statut général des militaires (loi n° 2005-270 du 24 mars 2005). Cette loi avait en outre permis des évolutions en matière de concertation, de participation et de représentation : création d'un Haut Comité d'évaluation de la Condition militaire, développement des commissions participatives et des présidents de catégorie, qui représentent les militaires dans les unités, adaptation du Conseil supérieur de la fonction militaire et des conseils de la fonction militaire. Par ailleurs, des évolutions étaient engagées dans la gendarmerie, dont les présidents de personnel sont élus depuis 2010. Nous pensions donc avoir atteint un juste équilibre entre discipline et dialogue.

Enfin, la question était beaucoup plus complexe que la Cour n'avait pu l'appréhender dans son approche, dans la mesure où nos armées conduisent des opérations militaires à l'extérieur mais aussi sur le territoire national (des gendarmes ayant, rappelons-le, été tués en Guyane dans le cadre de la lutte contre l'orpaillage). C'est pourquoi il nous est apparu nécessaire de faire dans notre rapport une mise en perspective de l'état du droit et de rappeler dans quelles circonstances il s'est cristallisé, en rappelant le rôle des armées françaises depuis la Révolution.

Fallait-il demander le renvoi devant la grande Chambre de la Cour? Quelles étaient les chances de succès de cette démarche et les objectifs poursuivis ? Et que faire si l'on ne le demandait pas ? Cela supposait d'engager une réforme ne conduisant pas à ébranler notre édifice militaire et qui soit suffisante pour qu'on n'ait pas à y revenir.

Concernant l'idée de demander le renvoi, nous avons changé d'avis par rapport à notre conviction initiale car nous n'avions aucune chance de gagner. Si nous avions eu une seule chance de l'emporter, nous aurions recommandé le renvoi. Ce n'était pas le cas.

Nous aurions pu faire valoir le manque de clarté de la motivation des arrêts, qui mélange droit d'association et droit syndical, mais cela ne nous donnait pas un intérêt à agir. En outre, l'article 11 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales lui-même mêle les deux notions.

Sur le fond, nous n'avions pas davantage d'espoir de gagner, eu égard à la position qu'avait exprimée la Cour dans un arrêt de 2008 (CEDH, 12 novembre 2008, Demir et Baykara c/Turquie). Jusqu'alors, sur le fondement de l'article 11§2 de la Convention, la Cour admettait très largement la possibilité de « restrictions légitimes » à l'exercice du droit d'association. Mais à compter de cet arrêt de 2008, la CEDH a évolué vers une interprétation restrictive de cette notion, les exceptions devant être justifiées, nécessaires et ne pas porter atteinte à la substance du droit. Les exceptions sont donc de plus en plus limitées et elles ne peuvent affecter les « éléments essentiels de la liberté syndicale ».

Enfin, nous n'aurions eu aucun soutien de la part des autres Etats. En ce qui concerne le droit dans les Etats voisins, il faut noter que la Grande-Bretagne interdit le droit syndical mais tolère, sans l'autoriser formellement, l'activité d'une association professionnelle nationale, la British Armed Forces Federation (BAFF). L'Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas, la Suède admettent le droit syndical mais leurs armées n'assument pas les mêmes missions que les nôtres. Seule l'Italie est un peu comparable à la France puisqu'elle interdit le droit d'association et le droit syndical, tout comme les Etats-Unis.

Les propositions que nous faisons tiennent compte d'une double nécessité : faire évoluer le droit pour assurer sa conformité à l'article 11 de la Convention tout en respectant les limites et les principes fixés par la Constitution, notamment la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation.

Le Conseil constitutionnel, dans une décision du 28 novembre 2014, a affirmé le principe de « la nécessaire libre disposition de la force armée par le pouvoir exécutif ». Il existe donc un chemin étroitement borné, dans lequel s'inscrit la solution que nous proposons. La transposition pure et simple du droit syndical dans les armées, sans restriction, se heurterait au principe constitutionnel précité ; à l'inverse, son adaptation par des mesures restrictives conduirait à dénaturer le droit syndical, ce que condamnerait également le Conseil Constitutionnel. Il en serait de même s'agissant du droit de créer des associations régies par le droit commun. D'où notre proposition de créer des associations sui generis, régies par le code de la défense, et en tant qu'elles n'y sont pas contraires, par la loi de 1901 sur les associations.

Confirmant l'interdiction pour les militaires de créer et d'adhérer à des syndicats, le projet de loi autoriserait la création d'associations professionnelles nationales de militaires (APNM) dont l'objet serait exclusivement de préserver et promouvoir les intérêts des militaires en ce qui concerne la condition militaire. Une définition de la condition militaire serait, à cet égard, introduite dans le code de la défense, à l'article L. 4111-1, permettant de délimiter le champ matériel aussi bien des associations professionnelles de militaires que du Haut Comité d'Evaluation de la Condition militaire et des instances de participation. Les associations professionnelles de militaires seraient exclusivement nationales. Elles seraient constituées par des militaires d'active et de la réserve opérationnelle, ainsi que par des fonctionnaires détachés dans les forces armées, à l'exclusion des retraités. Elles seraient ouvertes à tous les grades, ne devraient procéder à aucune discrimination et devraient respecter les principes fondamentaux de l'état militaire et les valeurs de la République. Leurs sièges sociaux se trouveraient en France. Les ANPM reconnues représentatives auraient des droits particuliers comme celui d'être entendues au niveau national (ministres, chefs d'états-majors...) ou de siéger dans les conseils d'administration de certains établissements publics tels que la Caisse nationale de sécurité sociale des militaires. Celles représentatives au niveau interarmées pourraient désigner des représentants au Conseil supérieur de la fonction militaire (CSFM) dans la limite d'un tiers, celles représentatives au niveau d'une armée ou d'une formation rattachée pourraient siéger au Conseil de la fonction militaire (CFM) correspondant. En aucun cas, elles ne pourraient siéger dans les instances locales de participation.

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