La question de la gouvernance d'Internet nous est maintenant posée avec beaucoup d'acuité. La mise en place d'échanges d'informations entre des réseaux numériques par le biais de protocoles standardisés a commencé dans les années 1960 et prend surtout une expansion considérable à la fin des années 1980 avec l'ouverture du « world web wide, w.w.w. » que l'on utilise toujours aujourd'hui comme adresse, c'est-à-dire la possibilité pour des navigateurs d'accéder beaucoup plus simplement et plus directement à des pages identifiées de sites divers. Cela représente aujourd'hui presque 2,5 milliards d'utilisateurs dans le monde entier, 1,5 milliard d'objets connectés, un nombre qui sera multiplié par 10 dans les dix prochaines années. C'est dire la masse de données appelées à circuler sur ce réseau.
C'est dire aussi les enjeux que cela peut représenter. Enjeux économiques d'abord, que l'on peut mesurer par certaines données. Le commerce électronique, ce sont 1000 milliards d'euros échangés chaque année. Dans le domaine des services, on observe la montée en puissance de très grandes entreprises comme Google ou Amazon, qui ne cessent de se développer et génèrent des chiffres d'affaires très importants. Google dépasse aujourd'hui 60 milliards de dollars avec des retours sur la dépense considérables qui leur donnent des capacités de prise de contrôle sur le web très importantes.
Les enjeux sont aussi des enjeux de souveraineté, des enjeux de sécurité, notamment de protection de nos données essentielles et fondamentales, et des enjeux de liberté révélés notamment par l'affaire Snowden. Ces enjeux montrent qu'il faut se préoccuper de la question.
La difficulté aujourd'hui vient du mode de gouvernance de l'Internet, c'est-à-dire la volonté d'administrer cet espace de façon consensuelle entre différents acteurs, mais qui est tout de même très largement sous influence américaine. Cela s'explique par des raisons historiques car le début de mise en place d'une architecture s'est déroulé aux Etats-Unis avec la création du réseau ARPANET qui mobilisait la défense américaine, les universités et les centres de recherche ; puis, pour une part, en Europe grâce aux travaux du Conseil européen pour la recherche nucléaire (CERN) et de certains ingénieurs français comme Louis Pouzin qui ont su tout à la fois faciliter la transmission d'informations avec des systèmes de circulation des données par paquets et contribuer à la mise en place des nouveaux protocoles qui sont ceux du « w.w.w. ». Le problème, c'est que cette vision de l'Internet qui s'est mise en place dans un esprit universitaire et parfois un peu libertaire - il s'agissait de mettre à disposition l'ensemble de ces évolutions et de ces éléments techniques - a été récupérée peu à peu - cela a mis 10 ou 20 ans - par des grandes entreprises de services dont la plupart sont américaines. Sur les 50 plus grandes entreprises des médias numériques, 36 sont américaines, les autres sont souvent maintenant chinoises. La position de l'Europe est très faible.
Il y a eu enfin une prise de contrôle progressive et naturelle des différents outils de la gouvernance d'Internet par les Etats-Unis. L'esprit de l'Internet a toujours été de mettre en place des structures en dehors des Etats, qui comme l' « Internet Engineering Task Force » (IETF) sont informelles. L'IETF réunit des chercheurs, des ingénieurs ; une communauté se coopte pour définir les principaux standards techniques, mais siège en ...Californie et est financée par une société dont le président fondateur est l'un des vice-présidents de ...Google. On s'aperçoit que la liberté de la communauté scientifique est encadrée ou en tout cas suivie de près par des intérêts économiques et financiers. Si on regarde la gestion des noms de domaines, c'est-à-dire de l'annuaire des adresses, l'Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN) qui en a la charge est une société de droit américain, relevant du Département du commerce : elle est gérée par des personnalités issues du monde du web, qui ont toutes les compétences et les qualités, mais qui sont toutes cooptées. Les États sont ramenés à une intervention consultative dans ce débat à travers un comité particulier à l'influence limitée. On peut en juger par la polémique ouverte en France sur les noms de domaines concernant le vin sur laquelle l'Europe a du mal à faire passer son point de vue.
Avec la montée des enjeux, la question se pose désormais de savoir si ce mode de gouvernance qui s'est établi de façon empirique mais sous-tendu par les intérêts américains est encore tenable. On assiste depuis quelques années à une contestation de celui-ci. Cette contestation comporte deux pôles. Une contestation vient des pays les moins démocratiques mais parfois les plus puissants qui souhaitent voir la gestion du web réintégrée au sein d'un organisme comme l'Union internationale des Télécommunications (UIT) qui pourrait avoir vocation à le faire, sauf que l'ensemble du dispositif s'est construit en dehors d'elle. Cette position n'est évidemment pas celle des États-Unis ni celle de l'essentiel de la communauté de l'Internet qui considère que cela présenterait un risque pour les libertés et le fonctionnement de l'Internet, notamment de fractionnement et de prise de contrôle par les Etats les plus puissants. Ainsi la Chine a-t-elle mis en place son propre système Internet avec lequel on peut communiquer mais qui l'a autonomisé.
Les Américains, sous la pression internationale sont plus favorables à une ouverture. Ils ont fait des déclarations en ce sens pour l'ICANN, acceptant qu'elle soit sortie du droit américain mais en contrepartie de garanties comme le partage de sa gestion entre différents acteurs, laissant les États en retrait par rapport aux communautés économiques et scientifiques. Pour l'instant, on attend encore que cette évolution se concrétise.
L'objet de cette résolution, à la suite du rapport de la Mission commune d'information dont Catherine Morin-Desailly était la rapporteure, est d'encourager l'Europe à se replacer dans le débat plus global de la gouvernance du net. Elle peut jouer un rôle utile, ce qu'elle a commencé à faire, en s'opposant aux côtés des États-Unis et d'autres nations au transfert de la gouvernance à l'ONU et à la prise de contrôle par les États auxquels j'ai fait allusion, mais en résistant en même temps à la forme d'inertie que les États-Unis ont toujours manifestée dans ce domaine et en favorisant l'émergence d'une troisième voie qui consisterait pour l'essentiel en une réforme de l'ICANN avec plus de transparence, des mécanismes plus clairs de désignation de ses responsables et également une responsabilité de cette instance devant la communauté internationale du Net par la création d'une forme de Congrès mondial du Net qui existe déjà aujourd'hui : ce sont les forums mondiaux qui s'organisent de manière un peu spontanée et qui pourraient jouer un rôle plus particulier.
C'est l'idée aussi d'inviter l'Europe à porter l'idée d'un traité qui poserait les principes fondamentaux qui gouvernent le Net, à savoir sa neutralité, mais aussi sa protection en matière de sécurité des citoyens contre les ingérences des États et des services de sécurité qui pourraient être établies d'une manière internationale. Il existe aujourd'hui une convention européenne qui reprend ces éléments. On peut soit imaginer que d'autres Etats y adhèrent, soit qu'elle serve de base à l'élaboration d'un traité.
C'est l'idée qu'au regard de ces différents sujets, l'Union européenne s'exprime de façon unie et ferme. Aujourd'hui ces questions sont débattues au sein de l'Union sous un aspect technique et souvent parcellaire, sans donner lieu à l'élaboration d'une position politique suffisamment forte. Cette résolution, à quelques jours d'un Conseil des ministres « Télécommunications » sera l'occasion d'inviter notre gouvernement qui y est favorable à défendre ces principes avec d'autant plus de vigueur.
Un consensus s'était établi au sein de la mission commune d'information qui a adopté son rapport à l'unanimité, je ne peux que vous encourager à voter cette résolution avec un amendement d'ordre rédactionnel.