Intervention de François-Roger Cazala

Commission du développement durable, des infrastructures, de l'équipement et de l'aménagement du territoire — Réunion du 3 décembre 2014 : 1ère réunion
Rapport public thématique relatif à la grande vitesse ferroviaire — Audition de Mm. François-Roger Cazala arnold migus paul-henri ravier et andré le mer conseillers maîtres à la cour des comptes

François-Roger Cazala, conseiller maître :

Nous sommes très honorés de pouvoir présenter devant votre commission le résultat des travaux que la Cour des comptes a entrepris depuis deux ans sur le thème de la grande vitesse ferroviaire, et sur la pertinence actuelle de ce mode de transport. Il me revient de le faire en tant que président de la section transports de la VIIe chambre, et d'excuser Mme Évelyne Ratte, présidente de ladite chambre, qui n'a pu se libérer pour cette présentation.

Je suis entouré par Arnold Migus, conseiller maître et corapporteur de ce travail, Paul-Henri Ravier, conseiller maître et contre-rapporteur, ainsi qu'André Le Mer, conseiller maître et responsable du secteur ferroviaire et urbain au sein de la section transports. Il manque Valérie Bros, conseiller référendaire et co-rapporteur de ce travail, qui a récemment quitté la Cour des comptes pour un autre destin professionnel.

Ce document, qui a été publié le 23 octobre dernier, fait suite à un travail d'instruction assez long, dont le produit a suivi les procédures standards de la Cour : d'une part, un processus dit de contradiction avec les principaux protagonistes concernés, d'autre part un processus d'examen collégial en différentes étapes, garantissant la qualité du travail accompli et sa cohérence.

Dans son rapport de 2008 sur le bilan de la réforme ferroviaire de 1997, la Cour s'inquiétait déjà des perspectives de suréquipement en grande vitesse d'une part, de stagnation voire de régression en matière d'entretien et de maintenance du réseau classique d'autre part, et enfin de l'impasse financière qui se profilait. Ces thèmes et les propositions correspondantes ont réapparu dans les travaux successifs portant sur divers aspects du système ferroviaire.

J'évoquerai tout particulièrement le rapport réalisé à la demande du Sénat sur l'entretien du réseau ferré en 2012, dont M. André Le Mer était le principal artisan. Je voudrais également mentionner le rapport de juillet 2012 sur la situation et les perspectives des finances publiques. La Cour s'y interrogeait publiquement « sur l'ampleur des créations, envisagées dans le schéma national des infrastructures de transport, de nouvelles lignes ferroviaires à grande vitesse qui ne sont pas budgétairement soutenables et dont ni la rentabilité financière, ni la rentabilité socio-économique, ni l'intérêt environnemental ne sont établis. » Le présent rapport ne fait pour l'essentiel que développer cette interrogation et s'efforcer d'apporter des explications et quelques pistes pour l'avenir.

Tout ceci témoigne de l'intérêt constant porté par Cour des comptes au thème des risques, financiers ou autres, résultant des choix d'investissement ferroviaires depuis plus d'une dizaine d'années. Le rapport sur la grande vitesse ferroviaire s'insère tout à fait dans cette séquence, les constats qu'il opère étant pleinement articulés et cohérents avec ceux réalisés antérieurement.

Ces constats sont au nombre de trois principaux Tout d'abord, la grande vitesse ferroviaire est aujourd'hui victime de son succès auprès de l'opinion comme des décideurs. Mais son image positive ne doit occulter ni les limites de sa réussite, ni les effets négatifs induits sur le reste du système ferroviaire.

Par ailleurs, le processus actuel de décision conduit à réaliser des lignes à grande vitesse dont la pertinence est parfois contestable, et ce malgré des évaluations socio-économiques préalables dont les conclusions peuvent être prudentes voire négatives.

Enfin, le coût du modèle français de grande vitesse ferroviaire est devenu non soutenable.

Ces constats expliquent le titre du rapport de la Cour : le modèle français de grande vitesse ferroviaire était pertinent d'un point de vue économique, environnemental et financier, mais son succès même l'a porté au-delà de cette pertinence, au point de réduire voire d'abolir cette dernière.

Notre rapport rappelle en premier lieu le considérable succès technologique et commercial qu'a été le TGV en France avec l'ouverture de la ligne Paris-Lyon en 1981, qui a complètement renouvelé l'image du rail dans notre pays où tout poussait alors à la route, avec le développement du réseau autoroutier, ou à l'aérien. Le réseau des lignes à grande vitesse représente aujourd'hui plus de 2 000 kilomètres ; il représentera bientôt 2 700 kilomètres avec l'achèvement des lignes en cours ; il constitue ainsi le deuxième réseau européen et le quatrième mondial. La vitesse maximum y est passée de 270 kilomètres à l'heure à 320 kilomètres à l'heure.

Toutefois, la perception d'un bilan positif de l'investissement dans la grande vitesse ne doit pas occulter les aspects moins brillants de la mise en oeuvre de cette technologie.

La principale caractéristique du système français réside dans le fait que les rames de TGV, conçues pour circuler à grande vitesse, sur des lignes à grande vitesse ouvertes à ce seul trafic, peuvent aussi emprunter le réseau classique. En moyenne, une rame de TGV roule environ 40 % de son temps sur le réseau classique, à la vitesse propre à ce réseau. Cette circonstance est à la fois la cause et la conséquence de la desserte d'un nombre croissant de destinations - plus de 230 au total - composées aussi bien de dessertes intermédiaires que d'arrêts en bout de ligne classiques.

Cette diffusion et cette dissémination s'opposent à la nécessité pour la grande vitesse ferroviaire de remplir les conditions de sa rentabilité, c'est-à-dire de demeurer un transport de masse, compte tenu de l'importance des investissements nécessaires à la construction des lignes et à l'achat de matériel roulant, ainsi que du coût des péages à acquitter. Il devrait s'agir de satisfaire un trafic élevé au moyen de rames de grande capacité remplies à 100 % ou presque. La multiplication des dessertes provoque de moindres fréquences et un parc largement dimensionné dont l'achat, l'entretien et le renouvellement pèsent sur les comptes du système.

Le rapport expose les phases d'extension du réseau grande vitesse, avec un emballement, au début des années 1990, puis à nouveau au début des années 2000, et surtout avec le schéma national des infrastructures de transport, composante transports du Grenelle de l'environnement, qui ne comporte pas moins de quatorze nouveaux projets de lignes à grande vitesse, non financés et sans priorité définie.

La comparaison avec les quatorze autres pays pratiquant la grande vitesse à travers le monde, essentiellement en Europe, permet au moins de tirer une leçon claire : la grande vitesse ferroviaire n'est vraiment compétitive par rapport à l'avion et la voiture que pour des durées de trajet comprises entre une heure trente et trois heures, soit des distances de 350 kilomètres à 600 kilomètres ou 700 kilomètres. C'est ce que l'on peut appeler la « zone de pertinence de la grande vitesse ».

La fréquentation des TGV a crû pendant les trente dernières années de façon parallèle à la mise en service des lignes. Le trafic a atteint 53,8 milliards de voyageurs par kilomètre en 2013, chiffre impressionnant, mais pourtant en décroissance de 0,5 % par rapport à 2012, confirmant ainsi la stagnation du trafic TGV au cours des cinq dernières années. La croissance observée antérieurement s'est faite au détriment des autres trains longue distance - Trains d'équilibre du territoire (TET), Intercités -, dont la fréquentation a été divisée par cinq au cours des trente dernières années.

Dans ce contexte, et malgré l'apport initial du TGV au report modal, le transport de personnes en France, soit 985 milliards de voyageurs par kilomètre en 2013, reste dominé à 88 % par la route, dont la voiture individuelle à 83 %, avec 815 milliards de voyageurs par kilomètre. La grande vitesse, quant à elle, ne concerne que 7 % des voyageurs du réseau ferré, même si, en voyageurs par kilomètre, elle représente 61 % de la fréquentation.

Au demeurant, la longueur moyenne du parcours TGV par voyageur a diminué, passant de 600 kilomètres dans les années 1990 à environ 450 kilomètres depuis le début des années 2000. Ceci traduit la présence d'arrêts intermédiaires en plus grand nombre sur les lignes de TGV les plus récentes.

La stagnation du trafic de la grande vitesse s'explique aussi par les changements de comportements de la clientèle. Seulement un tiers des usagers des TGV l'utilise pour raisons professionnelles ; pour les autres, le prix devient plus important que la durée du trajet.

La clientèle, devenue captive du TGV en raison de la disparition d'un grand nombre de liaisons classiques longues distance cherche désormais à échapper au rail au moyen d'autres modes de transport, devenus des concurrents de la SNCF, au même titre que l'aviation à bas prix. On pense ainsi au covoiturage, à l'autopartage ou à la location, ainsi qu'au transport par autocar, dont le développement est quasi exponentiel, bien qu'il soit encore freiné par l'absence d'ouverture à la concurrence sur les liaisons intérieures interrégionales, tant que ne sera pas adoptée la levée de cette restriction, prévue par le projet de loi présenté dans une semaine devant le Conseil des ministres.

Le développement de la grande vitesse a été aussi justifié par son impact présumé systématiquement positif sur l'environnement, ses effets sur l'économie des zones concernées, et par des préoccupations d'égalité entre territoires.

Sans nier les apports positifs à des degrés divers de la grande vitesse dans ces trois domaines, surtout au début de sa mise en oeuvre, le rapport nuance la portée des arguments utilisés en fournissant des éléments objectifs démontrant le caractère relatif et assez incertain de ces préjugés favorables.

Il s'agit d'abord des effets sur l'environnement. Nous observons que les émissions de CO2 par passager dues aux lignes à grande vitesse doivent tenir compte du lieu de production de l'énergie achetée par l'opérateur. Or, la SNCF achète une bonne partie de son électricité en dehors de nos frontières, auprès de producteurs qui continuent à fabriquer de l'électricité à partir d'énergies fossiles. Il ne s'agit donc pas des mêmes proportions que celles que l'on peut constater sur le territoire national.

Les émissions dépendent aussi du taux de remplissage du train. L'avantage est certes incontestable par rapport à l'avion pour les destinations où il a été remplacé par le TGV. En revanche, l'utilisation de l'autocar peut se révéler moins émettrice par passager si le taux d'occupation des rames est faible, ce qui est le cas des fins de parcours.

En outre, les émissions de CO2 liées au processus de construction des lignes à grande vitesse n'ont commencé à faire l'objet d'évaluations scientifiques que récemment. Leur importance se révèle considérable, même tempérée par la durée d'utilisation de l'équipement. Le bénéfice environnemental attendu de la grande vitesse ferroviaire doit donc être sensiblement nuancé.

En ce qui concerne les effets du TGV sur le développement économique des zones desservies, la Cour des comptes relève le contraste entre les études scientifiques et l'opinion des acteurs économiques et des décideurs. Pour ceux-ci, une ligne TGV est toujours un facteur positif. Or, selon les études scientifiques, le bilan est plus nuancé : avec ou sans ligne à grande vitesse, une région dynamique le reste ; il en va de même pour une région en difficulté. Les exemples d'activités qui se développent autour de lignes à grande vitesse correspondent plus à des déplacements qu'à des créations nettes.

S'agissant enfin de l'impact de la grande vitesse sur l'aménagement du territoire, le rapport le qualifie d'« ambivalent ».

Les lignes à grande vitesse exercent un effet polarisant au profit des grandes agglomérations qu'elles desservent, effet croissant avec la population des villes en cause comme le montrent les résultats de l'enquête nationale transports et déplacement des Français, annexée au rapport. On peut parler d'un « effet tunnel » au détriment des agglomérations où le TGV ne s'arrête pas, ce qui peut rendre compréhensibles les demandes d'escales formulées par les élus concernés.

Une politique de transport reposant presque exclusivement sur la grande vitesse ferroviaire accentue les inégalités entre les territoires plus qu'elle ne les atténue. Il apparaît essentiel pour cette raison, comme du fait des autres constats de la Cour des comptes exposés précédemment, d'assurer une meilleure articulation entre la grande vitesse et les autres moyens, nationaux et locaux, de desserte du territoire afin que celle-ci devienne réellement un facteur d'équilibrage du système de transports.

C'est le sens de la première recommandation du rapport, qui propose de concevoir la grande vitesse comme une composante de la mobilité, et non comme une solution universelle et exclusive.

Il s'agit de mieux intégrer la grande vitesse aux choix de mobilité des Français en insérant le TGV dans une offre tirant parti de l'ensemble des moyens de transport : ferroviaire longue distance alternatif à la grande vitesse, ferroviaire de proximité, transports collectifs routiers et aériens et coopératifs - covoiturage, partage, location -, et en levant les restrictions à la concurrence des modes de transport longues distances routiers.

La Cour des comptes rejoint ainsi les préconisations de la commission « Mobilité 21 », présidée par M. Philippe Duron, qui avait, en 2013, pour mandat de hiérarchiser les projets du Schéma national des infrastructures de transport (SNIT), et même celles du président de la SNCF, qui, en 2013, affirmait : « Les priorités de la société ont changé. Sortant du tout TGV , nous avons mis les transports de la vie quotidienne au premier rang de nos préoccupations. »

Le corollaire de cette perspective est contenu dans la deuxième recommandation, indissociable de la première, qui appelle à « restreindre progressivement le nombre d'arrêts sur les tronçons de lignes à grande vitesse et de dessertes des TGV sur les voies classiques et extrémités de lignes, en ne conservant que celles justifiées par un large bassin de population. »

Nous avons bien conscience des difficultés qu'une telle préconisation implique, mais la Cour a déjà été plus audacieuse en recommandant à diverses reprises la fermeture de lignes, pour le réseau classique national comme régional.

J'en viens au deuxième constat, selon lequel le processus de décision favorise systématiquement la réalisation de nouvelles lignes.

En effet, même lorsque l'évaluation socio-économique, à laquelle sont soumis les projets de lignes à grande vitesse, produit des résultats négatifs, ces derniers s'effacent dans le cadre de processus de décision conduisant à des réalisations à la pertinence parfois contestable.

Cette tendance est renforcée par un recours croissant aux financements par les collectivités territoriales. Or, ces dernières réclament fort logiquement des contreparties, dont le problème est que leur existence peut s'opposer à la rationalité économique globale de l'investissement dans la grande vitesse.

L'analyse socio-économique est une méthode quantitative de détermination de la rentabilité globale pour la collectivité d'un investissement ; la Cour en a toujours promu le principe, considéré comme le plus objectif.

Son application à l'investissement dans la grande vitesse s'est cependant faite en donnant trop souvent au gain de temps le caractère d'avantage principal. On peut parler d'une survalorisation du temps gagné, qui a surtout justifié la réalisation d'un nombre de lignes toujours plus important, au détriment de l'entretien et de la modernisation du réseau classique.

À l'analyse socio-économique, qui présente incontestablement un caractère quelque peu technocratique et encore quelques limitations, s'opposent d'autres méthodes.

Il s'agit principalement de l'analyse multicritère, qui a l'avantage d'intégrer plus de données - par exemple les positions d'un plus grand nombre de parties prenantes - mais présente l'inconvénient notable de donner plus de place à l'arbitraire et à la subjectivité, notamment dans la pondération des critères. Une récente instruction ministérielle semble pourtant promouvoir ce type d'analyse.

Nous considérons qu'il existe là un risque, si la décision s'appuie désormais de manière exclusive sur ce type de méthode.

L'analyse socio-économique a cependant la vertu d'une plus grande objectivité, et surtout le critère de rentabilité doit rester déterminant pour justifier d'une allocation optimale des ressources publiques. C'est le motif de la quatrième recommandation : « Faire prévaloir les évaluations socio-économiques des projets de lignes à grande vitesse annoncés pour avant 2030 » - ce sont les projets retenus en première priorité par la commission « Mobilité 21 » - « et leur contre-expertise par le Commissariat général à l'investissement, y compris pour ceux ayant fait l'objet d'une enquête d'utilité publique avant le 23 décembre 2013 », date à partir de laquelle la contre-expertise du Commissariat général à l'investissement (CGI) a commencé à s'appliquer.

La pertinence de l'évaluation socio-économique dépend de plusieurs facteurs, mais l'un d'entre eux, déterminant, est de pouvoir disposer des données de trafic afférentes à un parcours donné. Or, la SNCF manifeste de la réticence à communiquer des données autres que préalablement agrégées, dont l'exploitation se révèle difficile pour procéder à une analyse objective. Cet état de fait, déjà critiqué par la Cour, justifie la troisième recommandation : « Assurer la transparence et l'accès aux données de la SNCF, en particulier la fréquentation par ligne. » Il s'agirait ce faisant de rétablir la conformité au décret du 23 avril 2012, qui organise l'accès aux données de trafic.

Dans son chapitre 2, le rapport de la Cour des comptes met également en évidence le caractère en pratique irréversible du processus de décision, malgré la multiplication d'étapes de concertation, qui ont essentiellement pour objet de faire adhérer les citoyens à des projets d'infrastructures prédéterminés.

L'étape clef d'un tel processus est l'enquête d'utilité publique, normalement suivie de la déclaration d'utilité publique (DUP). Or, l'expérience montre que cette étape, en principe déterminante, sinon décisive, est de plus en plus noyée dans un processus d'ensemble, où les effets d'annonce successifs finissent par emporter le caractère irréversible de la décision, rendant impossible tout retour en arrière.

Le rapport fournit plusieurs exemples de ce processus. Il montre aussi comment des projets constituant initialement et officiellement une hypothèse deviennent des objectifs, à force d'être réaffirmés, y compris par la loi même. Ce fut le cas du SNIT, qui se présentait pourtant comme une liste indicative. Les DUP ne font dès lors qu'entériner l'existence d'un projet de ligne à grande vitesse, au lieu d'en constituer l'acte fondateur.

Dans ce contexte, la question du financement apparaît comme secondaire, et ne constitue pas un élément central de la décision. Dans le cas de Tours-Bordeaux, la DUP a été terminée en 2006, le choix du concessionnaire a eu lieu en 2010, ainsi que la définition du montage financier, bien après l'élaboration technique. Il en va de même pour la ligne Poitiers-Limoges, dont le financement reste à déterminer.

La question des études préalables et de leurs conclusions prédéterminées, et celle des financements non bouclés ont été jointes dans une cinquième recommandation. Celle-ci préconise de ne lancer les études préliminaires qu'après la définition d'un plan d'affaires pour la ligne, associant gestionnaire d'infrastructure et opérateurs ferroviaires, et la prise en compte par une décision interministérielle formelle des perspectives de financement du projet et de la répartition entre financeurs.

Le décret du 5 mai 1997 relatif aux missions de RFF protège cet établissement en prohibant sa participation à des projets d'investissement ferroviaire dont la rentabilité n'est pas assurée pour lui. Dans la pratique, cette disposition est fréquemment contournée par des estimations de recettes qui témoignent de plus en plus souvent d'un biais optimiste bien connu.

Le rapport montre aussi comment le taux d'actualisation utilisé dans les calculs de rentabilité sert fréquemment de variable d'ajustement, dont la manipulation permet de faire rentrer un projet dans la catégorie des investissements rentables.

La construction de lignes à grande vitesse non rentables est au demeurant facilitée par le recours croissant aux financements locaux. La LGV Est a constitué un exemple pionnier, en faisant participer seize collectivités, non seulement à son financement, mais encore à l'aménagement du réseau classique pour assurer la desserte de seize destinations hors TGV.

Cette opération montre aussi comment des cofinancements locaux peuvent aboutir à des choix économiques contestables, et peuvent contribuer à réduire encore la rentabilité de l'investissement dans la grande vitesse.

Dans le cas de Tours-Bordeaux, les surcoûts en investissement liés aux cofinancements font passer un projet stricto sensu de liaison Tours-Bordeaux de 300 kilomètres et 5,6 milliards d'euros à un projet Sud-Europe Atlantique de plus de 850 kilomètres pour 14 milliards d'euros d'investissements.

En outre, si les promesses de cofinancement des collectivités ne sont pas toujours remplies avec zèle, l'État n'est parfois pas en reste, comme le montrent les retards de paiement de l'Agence de financement des infrastructures de transport de France (AFITF).

RFF a ainsi été conduit à s'engager dans des opérations risquées de préfinancement. Cette situation n'est pas normale et la Cour des comptes se doit de la critiquer. C'est la sixième recommandation. Elle préconise de veiller au paiement par l'AFITF de ses engagements financiers vis-à-vis de RFF.

Nous avons éprouvé quelques difficultés à stabiliser le texte du rapport en ce qui concerne la question des ressources de l'AFITF, qui devait bénéficier de l'apport de l'écotaxe conçue il y a cinq ans. Nous nous en tenons à une demande de clarification rapide de la question des ressources pérennes de cet organisme, et ce dans la même recommandation.

Troisième constat : la collectivité ne peut plus aujourd'hui supporter le coût du modèle français de grande vitesse ferroviaire.

Trois éléments expliquent cette situation :

- les lignes existantes sont de moins en moins rentables ;

- les nouveaux projets ne sont pas financés faute de ressources ;

- et les profits de la grande vitesse ne suffisent plus à combler les pertes des autres activités ferroviaires de la SNCF.

Les lignes sont de moins en moins rentables en raison d'abord de l'augmentation des coûts de construction. Ainsi, le coût au km est passé de 4,8 millions d'euros en 2003 pour Paris-Lyon à 26 millions d'euros pour Sud Europe Atlantique, et à plus de 30 millions d'euros pour le contournement Nîmes-Montpellier.

Le SNIT évaluait en moyenne à 20 millions d'euros au kilomètre de lignes à grande vitesse nouvelles.

Les coûts d'exploitation ont aussi tendance à être plus élevés. Le biais optimiste des prévisions de trafic fait que la rentabilité des projets est systématiquement inférieure aux prévisions.

Cette dégradation est corrélée au fait que les lignes les plus pertinentes ont été construites en premier, les dernières traduisant le mouvement acquis et des choix d'investissement de plus en plus éloignés de la rationalité économique.

Les projets nouveaux ne sont pas financés. Le SNIT présentait un coût estimé de 245 milliards d'euros. Sur 174 milliards d'euros pour le ferroviaire, 60 milliards d'euros étaient affectés au développement du réseau grande vitesse, soit 56 % des 107 milliards d'euros alloués à l'investissement.

La part estimée de l'État, soit 56 milliards d'euros pour l'ensemble des projets ferroviaires, apparaissait d'emblée en complet décalage par rapport aux capacités de l'AFITF, dont le budget annuel, tous secteurs confondus, s'élevait à un peu plus de 2 milliards d'euros pour s'établir à 1,8 milliard d'euros en 2014. La commission « Mobilité 21 » devait faire des propositions pour hiérarchiser les multiples projets contenus par le SNIT.

Or, le scénario retenu à la suite de ces travaux demeure quand même le plus ambitieux en ce qui concerne le ferroviaire et la grande vitesse.

À ce titre, les dépenses à ce titre s'élèveraient encore à 23 milliards d'euros d'ici 2030. Un tel montant n'est pas financé en l'état actuel des ressources existantes de l'AFITF.

Le rapport a été réalisé avant l'annonce tant de la suspension de l'écotaxe que de celle de la surtaxation du gazole, et nous n'avons pas pu prendre totalement ces facteurs en compte dans notre travail.

L'affectation d'une fraction additionnelle de la taxe sur le gazole n'atteint cependant pas le niveau attendu du produit de l'écotaxe. Les ressources de l'AFITF devraient donc rester insuffisantes. Ce sera assurément le cas si certains projets lourds, comme le canal Seine-Nord Europe, ou Lyon-Turin ferroviaire, sont effectivement confirmés, ce qui semble être le cas actuellement.

L'activité est de moins en moins rentable pour la SNCF, parallèlement à la raréfaction généralisée des ressources budgétaires : la marge opérationnelle TGV de la SNCF est passée de 29 % en 2008 à 12 % en 2013. Depuis 2012, le chiffre d'affaires des TGV stagne, et recule au niveau de 4,7 milliards d'euros.

La hausse du chiffre d'affaires constatée pendant la décennie précédant 2012 a essentiellement reposé sur des augmentations tarifaires qu'il est délicat de pratiquer, le TGV étant désormais perçu comme un produit cher et la concurrence par les prix d'autres modes de transport devenant de plus en plus pressante.

La hausse des péages constitue pour la SNCF une contrainte importante depuis les rattrapages opérés à partir de 2006, soit une augmentation de 41 % entre 2008 et 2013. Elle pèse fortement sur ce poste de dépenses, mais elle ne constitue pas le facteur exclusif de hausse des coûts de l'entreprise : les autres charges d'exploitation, et notamment la hausse des coûts salariaux, y contribuent aussi, de même que la politique retenue en matière d'achat de rames grande vitesse.

Au demeurant, la SNCF s'oppose avec une certaine efficacité aux hausses des péages de RFF, qui ne représentent pas pour elle une donnée irréversible. Le rapport mentionne au moins deux cas, en 2010 et 2012, où la SNCF a su négocier pour obtenir des hausses très inférieures aux demandes de RFF, dans le deuxième cas il est vrai en contrepartie de commandes de matériel roulant dont l'utilité n'était pas totalement établie.

Cette résistance a permis de maintenir une marge opérationnelle indispensable face au déficit d'autres activités ferroviaires de la SNCF. Une telle politique rencontre cependant une double limite. En premier lieu, elle aboutit à priver RFF des ressources qui lui sont nécessaires pour rénover le réseau classique, et, à terme rapproché, le réseau à grande vitesse. En second lieu, elle conduit RFF à continuer de s'endetter, non seulement pour financer de nouvelles lignes à grande vitesse non rentables, mais aussi la maintenance du réseau.

S'agissant des questions financières, il convient de noter que la loi sur la réforme ferroviaire n'apporte par elle-même pas de novation véritable. En l'état, les quelques éléments évoqués par la loi, les ratios à respecter par RFF, sont en fait renvoyés à des décisions à venir du Parlement sans qu'aucun délai ne soit précisé, et dans des conditions à ce stade encore peu claires.

C'est pourquoi la Cour suggère, dans une huitième recommandation, de « veiller à ce que la définition des futurs ratios d'endettement du gestionnaire d'infrastructure présente une stabilité dans le temps et conduise effectivement à ne pas financer des projets non rentables. »

Enfin, la septième recommandation reprend les préconisations déjà formulées par la Cour en 2012 et en 2013. Elle s'énonce ainsi : « concentrer en priorité les moyens financiers sur l'entretien du réseau par rapport aux projets de développement et améliorer le pilotage de la prestation d'entretien du réseau ferroviaire par le gestionnaire d'infrastructure. »

La grande vitesse ferroviaire constitue une des plus brillantes manifestations et réussites de la technologie française. La Cour des comptes ne le conteste nullement, bien au contraire.

Elle connaît cependant un déclin financier et commercial depuis quelques années qui est la conséquence même de son succès. Ce succès peut d'ailleurs expliquer que ses promoteurs aient manqué de vision sur l'évolution de son contexte. Ils ont en quelque sorte laissé celle-ci poursuivre sur sa lancée, sans relever que la question de l'articulation, tant avec le ferroviaire classique qu'avec d'autres modes de transport de plus en plus concurrents, devenait un sujet plus pertinent que l'extension du réseau.

Cette extension contredit la nature même de ce mode de transport. Aujourd'hui, alors que les financements se tarissent et que l'exploitation même du TGV devient non rentable, il est plus que temps d'opérer une mutation en réalité exigée depuis plusieurs années.

Le rapport dont j'ai eu l'honneur de présenter les grands traits devant vous a été délibéré le 17 octobre 2014 par la Cour des comptes, et rendu public le 23 octobre suivant. La Cour des comptes y constate que la grande vitesse ferroviaire est fragilisée, aussi bien d'un point de vue socio-économique que strictement financier.

Elle appelle, de façon générale, les pouvoirs publics à adopter une attitude plus réaliste et plus rationnelle vis-à-vis des choix d'investissement public.

Les constats du rapport ont fait l'objet de commentaires positifs, en dépit du fait qu'ils semblaient aller à l'encontre de certaines idées bien établies.

Les principaux protagonistes du système, et notamment la SNCF, ont publiquement manifesté leur accord global sur les analyses et les propositions faites, les désaccords ne se manifestant que sur des points de détail ou purement techniques.

Ce consensus, certes relatif, est encourageant pour la Cour des comptes. Il s'explique sans doute par le fait que, loin de condamner une technologie d'excellence reconnue et un développement impressionnant utile et apprécié, et contrairement à ce que de rares commentaires désobligeants ont prétendu, la Cour des comptes appelle avant tout à une meilleure réponse de la grande vitesse à la mobilité des Français.

Ceci implique son adaptation aux circonstances nouvelles, que ce soit en termes financier ou en termes de pratiques vers une véritable coordination et articulation des offres et différents modes de transport, ferroviaires et non ferroviaires.

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