Je vais vous donner lecture, au nom de notre collègue Gaëtan Gorce, désormais membre de la commission des affaires étrangères, d'une communication qui fait suite à l'adoption par le Sénat, le 13 mars 2012, d'une résolution européenne relative au droit européen de la commande publique.
À la suite d'une concertation et de la publication d'un livre vert en 2011, la Commission européenne avait proposé, le 20 décembre 2011, trois directives pour refondre le droit de la commande publique : l'une sur les concessions, deux autres sur les marchés publics. Ces directives ont été définitivement adoptées le 26 février 2014, soit près de deux ans après la résolution européenne du Sénat.
Notre collègue Gaëtan Gorce, qui avait rapporté la proposition de résolution européenne en mars 2012, au nom de notre commission des lois, a souhaité voir dans quelle mesure les négociations à l'échelon des institutions européennes avaient pris en compte les préoccupations que le Sénat avait exprimées.
Je noterai tout d'abord un motif de satisfaction : la directive sur les contrats de concessions reconnaît que les États membres comme les collectivités territoriales sont libres de retenir, pour exercer leur mission, le mode de gestion qu'ils souhaitent : « les autorités peuvent choisir d'exécuter leurs missions d'intérêt public en utilisant leurs propres ressources ou en coopération avec d'autres autorités, ou de déléguer ces missions à des opérateurs économiques ». En droit français, on dirait en régie, en délégation de service public ou par une coopération public-public.
J'indique d'ailleurs qu'à l'initiative du Sénat, les sociétés publiques locales existent déjà - M. Mézard était le rapporteur de cette proposition de loi sénatoriale - et je note que l'Assemblée nationale nous a également suivis en adoptant en première lecture, le 7 mai dernier, à une très large majorité, la proposition de loi sénatoriale, ici adoptée en décembre 2013, portant création de la société d'économie mixte à opération unique.
Pour le reste, je retiendrais deux points essentiels sur lesquels notre assemblée s'était fortement exprimée.
Tout d'abord, le Sénat s'était interrogé sur le principe même d'un encadrement par voie de directive du régime de passation et d'exécution des concessions - soit, dans notre droit interne, les délégations de service public instituées par la loi dite « Sapin » de 1993. Hormis les principes fondamentaux du marché intérieur énoncés dans les traités européens, peu de règles européennes s'appliquent aujourd'hui à ces délégations.
En droit français, les délégations de service public sont attribuées par une personne publique - l'État, les collectivités territoriales et leurs établissements publics - à un partenaire, très souvent privé. Si existe bien une procédure de passation, elle est moins formelle, cependant, que pour les marchés publics. Cette plus grande liberté se justifie par le fait que la personne publique doit pouvoir choisir un partenaire de confiance pour exercer les missions de service public qu'il va lui confier pour une période longue, parfois plusieurs décennies. Pensons aux délégations de service public sur l'eau, à l'exploitation d'un équipement sportif ou d'un établissement culturel. Le pouvoir adjudicateur choisissant ainsi son cocontractant intuitu personae, il est difficile de résumer à l'avance le profil attendu du bon candidat par une formule de critères pondérés.
Pourtant, en 2012, la Commission européenne se proposait de transposer aux concessions, donc à nos délégations de service public, les mêmes obligations qu'aux marchés publics. Le pouvoir adjudicateur aurait dû fixer en amont des critères de sélection, les hiérarchiser et les pondérer.
Le Sénat avait souligné, pour la condamner, cette incongruité qui revenait à nier la spécificité des délégations de service public. Lors des négociations, le Gouvernement français a dû faire comprendre à plusieurs États ce qu'était une concession, car cette notion est étrangère à leur droit. Ce travail de conviction, auquel il a associé les représentants des collectivités territoriales françaises, a porté ses fruits puisque la procédure que prévoyait la directive a été largement allégée. Ainsi, elle n'exige plus qu'une hiérarchisation des critères de sélection, au lieu de leur pondération. L'équilibre de la loi « Sapin » n'est, au final, pas fondamentalement remis en cause. C'est un motif de satisfaction.
Ces directives, ensuite, obligent les États membres à prévoir des règles pour lutter contre le favoritisme, la corruption et les conflits d'intérêts. En cette matière, notre pays, depuis une vingtaine d'années, a développé - parfois dans la douleur - un arsenal juridique désormais bien établi. Les candidats à la commande publique peuvent saisir le juge administratif, y compris en référé, pour obtenir l'annulation des contrats qui résulteraient de tels comportements. De même, des infractions pénales - délit de favoritisme, de prise illégale d'intérêts, etc. - répriment sévèrement ces manquements à la probité. Notre législation répond donc aux attentes européennes.
Plus précisément, les directives obligent les États membres à « prévenir un conflit d'intérêts potentiel ou éliminer le conflit d'intérêts détecté ». En 2012, le Sénat avait émis de fortes réserves sur la définition que les directives donnaient du conflit d'intérêts, exigeant qu'elle soit plus claire et objective. Il y était question, notamment, d'« intérêt sentimental » ou « politique » : allait-il falloir interroger toutes les personnes en charge de la commande publique pour connaître leurs affinités sentimentales et politiques ? Au cours de l'élaboration des directives, ces arguments ont convaincu, et la définition du conflit d'intérêt ne retient plus que les intérêts, directs ou indirects, financiers, économiques ou personnels. La demande du Sénat, relayée par le Gouvernement, a été entendue.
L'article 2 de la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique, que vous avez certainement encore en mémoire, prohibe tout conflit d'intérêts, y compris « apparent » - je vous renvoie à nos débats de l'été - dans l'exercice des fonctions gouvernementales, d'élu local ou d'agent public - toutes personnes susceptibles de passer un marché public ou de décider d'une délégation de service public. Là encore, la législation nationale devance, me semble-t-il, les attentes européennes.
En 2012, le Sénat avait également manifesté une forte opposition à la solution qu'envisageait la Commission européenne pour lutter contre les conflits d'intérêts : chaque État membre aurait dû créer un « organe de contrôle » qui, cumulant des fonctions de conseil, de contrôle et de sanction, pouvait même adresser des injonctions aux autorités administratives. Mais qu'aurait pu faire un tel organe face à des milliers de marchés publics conclus chaque année dans le pays ? Surtout, ces dispositions soulevaient un problème constitutionnel : cet organe de contrôle, empiétant sur les juridictions administratives et judiciaires, aurait porté atteinte au principe de séparation des pouvoirs et contraignant les collectivités territoriales dans leur choix, méconnu le principe de libre administration.
Le Parlement européen a fort opportunément supprimé cette obligation des directives, confiant le soin à chaque État membre de confier les missions que la Commission européenne envisageait de confier à un organe de contrôle ad hoc aux autorités compétentes au niveau national. Cette solution satisfait la sage demande du Sénat, pleinement conforme au principe de subsidiarité.
La France doit désormais transposer ces directives d'ici au 18 avril 2016. Un décret devrait transposer certaines mesures réglementaires dès l'été et le précédent ministre de l'économie et des finances, M. Pierre Moscovici, a annoncé un projet de loi de transposition dès 2015. Le champ de ce texte devrait être plus large que celui d'une simple transposition puisqu'il tendrait à réunir toutes les règles des marchés publics au sein d'un même code et encadrerait, pour la première fois, la commande publique par des principes de niveau législatif. De fait, alors qu'en matière de marchés publics, s'agissant des collectivités territoriales, c'est, en vertu de l'article 34 de la Constitution, la loi qui devrait être compétente. Or, les dispositions qui les régissent sont du domaine règlementaire, les gouvernements successifs s'étant reconnus compétents en vertu d'un décret-loi 12 novembre 1938... Pierre Moscovici admettait en mars dernier vouloir mettre fin à cette habilitation « aussi fragile qu'obsolète » : nous ne pouvons que l'approuver.
Selon les annonces de M. Moscovici, ce projet de loi devrait concerner les partenariats public-privé, qu'il souhaite recentrer. Avec notre collègue Hugues Portelli, je mène depuis plusieurs mois une mission d'information. Je souhaite que nos travaux puissent nourrir l'examen parlementaire du projet de loi.
Alors que ce texte devrait permettre au Parlement de se prononcer sur un sujet qui intéresse les collectivités territoriales, le Gouvernement semble privilégier, à en croire les annonces de M. Moscovici, le recours aux ordonnances. Le ministre a depuis changé ; souhaitons que nos paroles fortes relatives à de récents projets d'ordonnances soient parvenues jusqu'à lui.
Je voudrais rappeler ce qui est une position constante de notre commission des lois et du Sénat. Nous ne sommes pas opposés aux ordonnances lorsqu'elles se justifient, notamment pour codifier le droit existant et des dispositions éparpillées entre plusieurs textes. Certains sujets, cependant, ne peuvent pas échapper à la délibération parlementaire. Le droit de la commande publique fait traditionnellement l'objet d'un relatif consensus et ne devrait pas monopoliser outre mesure l'ordre du jour réservé au Gouvernement. Il me semble important d'indiquer dès à présent que le Parlement doit se prononcer sur les partenariats public-privé et débattre des grands principes de la commande publique.
J'indique que l'Inspection générale des finances a produit un rapport sur les partenariats public-privé. Lorsque j'ai été chargé, avec Hugues Portelli, d'en rédiger un au nom de la commission des lois, j'ai écrit au ministre des finances, pour qu'il nous soit adressé. Après plusieurs relances infructueuses, j'ai fini par l'obtenir de M. Moscovici, la veille de son départ. Il est à la disposition des membres de notre commission qui souhaiteraient le consulter.
Je conclurai en relevant qu'il n'aura pas été inutile de voter cette résolution européenne, dont le Gouvernement a su tirer pleinement parti pour peser sur la décision européenne.