Intervention de Jacques Attali

Commission de la culture, de l'éducation et de la communication — Réunion du 25 novembre 2014 : 1ère réunion
Audition de M. Jacques Attali sur son rapport « la francophonie et la francophilie moteurs de croissance durable »

Jacques Attali :

Je ne suis pas rapporteur. Les rapporteures sont ici. Il s'agit de Mme Adrienne Brotons et de Mme Angélique Delorme, qui ont été les véritables chevilles ouvrières de ce rapport, qui nous a amené à entendre des centaines de personnes et d'institutions, tant en France qu'à travers le monde.

C'est un grand honneur pour moi de vous dire en quelques mots l'importance de ce sujet, d'autant plus que le prochain sommet de la francophonie, qui va se tenir la semaine prochaine, n'en parlera naturellement pas. Il ne parlera, selon moi, que d'Ebola, du climat, du successeur de M. Diouf, et du Burkina Faso, sujets fondamentaux, mais qui n'ont pas le moindre rapport avec la francophonie ! C'est dans la nature des choses. Ce sommet sera suivi par un forum privé sur l'économie et la francophonie, qui constituera une conférence parmi d'autres, et avant beaucoup d'autres. Oublions cette parenthèse, et essayons de voir si quelque chose de sérieux peut émerger de ce sujet...

Pour moi, la francophonie est un sujet doublement politique, qui renvoie au coeur de notre histoire. Pour beaucoup de Français, la francophonie est vécue comme une blessure, qui fait référence au monde colonial et à la défaite. C'est un thème que l'on n'apprécie guère.

La francophonie est également considérée comme un sujet anecdotique, marginal. Dans les ministères qui traitent de ces questions, on préfère s'intéresser - pardonnez-moi, Monsieur le président - à la Chine, aux Etats-Unis, et à d'autres questions à la mode, sujets qui ne sont d'ailleurs pas sans importance, plutôt qu'à la francophonie. Celle-ci passe donc au second plan.

Cependant, il est fondamental, dans cette période très particulière de l'histoire de France, de ne pas oublier l'amour de la France, de la culture française et de la langue et, ce faisant, de les laisser aux extrêmes. Le patriotisme linguistique est, selon moi, la meilleure réponse au Front national. Trop peu de gens le comprennent, trop peu de personnes le prennent en charge. Le Front national lui-même, très embarrassé à l'égard de la francophonie, qui pourrait amener quelques sympathies vis-à-vis des personnes avec lesquelles il n'a aucun atome crochu, laisse cette question en déshérence.

J'invite tous les véritables démocrates à considérer que la francophonie est une bataille politique majeure sur le territoire national.

J'ajoute que, pour ces raisons, parmi tous les pays francophones à travers le monde, la France est le pays le moins favorable à la francophonie ! Elle ne nous intéresse pas, au point que l'on peut imaginer que la francophonie, d'ici un certain temps, se développe sans la France - ce qui est en train de se produire de façon assez large.

Pourtant, la francophonie n'est pas un sujet parmi une longue série diplomatique, abordé entre la tragédie du Kurdistan et le problème des pingouins. Il s'agit d'un projet qui, selon moi, devrait être aussi structurant que le projet européen. Il y a place, d'ici trente ans, pour une Union francophone aussi intégrée que l'Union européenne. Cela montrerait que l'Union européenne n'est pas un carcan, mais un ensemble qui ne nous empêche pas d'être membres d'un autre ensemble, dans lequel la France aurait une influence plus grande que celle qu'elle est en train de perdre progressivement au sein de l'Union européenne, pourtant si nécessaire à notre avenir.

La francophonie représente aujourd'hui 4% de la population mondiale, mais 16% du PIB mondial, 14% des réserves naturelles mondiales, un taux de croissance moyen depuis quinze ans de 7% par an. Deux cent vingt millions de personnes parlent le français en première ou deuxième langue. Le continent africain, je le rappelle, va passer d'un à deux milliards d'habitants d'ici à 2050. J'ai toujours pensé et dit que le XXIe siècle ne serait pas le siècle de la Chine, mais le siècle de l'Afrique, pour le meilleur ou pour le pire. Potentiellement, la francophonie peut représenter environ 750 millions de locuteurs, sans compter tous ceux dont je vais parler par ailleurs...

La théorie des langues, qui constitue une dimension nouvelle, très moderne et très intéressante de la théorie économique, montre que l'on traite 70% d'affaires en plus entre personnes parlant la même langue. La francophonie présente donc un potentiel de croissance gigantesque.

La francophonie ne concerne pas que les pays francophones. Certains pays voisins ont également besoin de parler français. Le Nigeria, qui est entouré de pays francophones, a désespérément besoin de professeurs de français, de comprendre le français, de vivre en français ; il demande des moyens de développer notre langue. C'est également le cas d'autres pays africains, qui ont compris l'importance de notre langue, même s'ils sont moins enclavés dans des zones francophones, comme l'Ethiopie, pays dont on parle peu, qui sera l'une des trois plus grandes puissances africaines d'ici vingt ans. Il y existe une demande majeure de français. C'est pourtant un pays que l'on ignore, tout comme on ignore l'Indonésie, qui est l'une des grandes puissances de demain.

Certaines nations ont besoin de passer par le français pour s'implanter en Afrique. C'est le cas du Japon, qui l'a très bien compris ; beaucoup de Japonais viennent en France pour apprendre le français avant de se rendre en Afrique. C'est aussi le cas de la Chine qui, après avoir tenté de développer des instituts Confucius en Afrique, a compris qu'il valait mieux disposer de ressortissants parlant français pour commercer avec l'Afrique. On compte 30 000 étudiants chinois en France et, dit-on, dix millions de Chinois - ce qui n'est rien, par rapport à la population globale - qui apprennent le français en Chine.

D'autres populations, dans des pays qui ne sont pas francophones et qui n'ont pas de raisons de l'être, sont cependant francophiles et francophones. C'est une catégorie que l'on a désignée, dans le rapport, sous le nom de « francophilophone ». Si vous trouvez le temps de le feuilleter, vous découvrirez en annexe une centaine de témoignages de personnes puissantes, à travers le monde, qui parlent parfaitement français, et qui ont bien voulu apporter un message en français pour expliquer leur amour de la France. Cela va du ministre des finances allemand, M. Wolfgang Schäuble, à la présidente mondiale de PepsiCo, une indienne devenue américaine, en passant par des dizaines d'autres hauts fonctionnaires, ambassadeurs, hommes d'affaires du monde entier, dans des pays aussi invraisemblables que l'Arabie saoudite, le Kenya, la Bolivie, l'Argentine, le Brésil ou la Chine, où l'on trouve des francophones importants et puissants.

Il s'agit d'un réseau immense. Nous sommes potentiellement le second espace linguistique du monde, face à l'anglais, plus que l'espagnol à terme - bien que l'espagnol conquière les Etats-Unis. Ce n'est pas pour autant que cela se fera naturellement. Le plus vraisemblable n'est pas qu'il y ait 700 millions de locuteurs français dans trente ans, mais 120 millions, et que le français disparaisse, pour au moins deux raisons de fond.

En premier lieu, nous sommes de moins en moins capables de maintenir l'enseignement en français dans les pays francophones ; tout l'environnement scolaire et universitaire en français est en train de se délabrer, faute de moyens de notre part, faute de moyens de ces pays, et faute d'un accueil des étudiants étrangers. On ne dira jamais assez le tort terrible qu'a pu causer à la francophonie la circulaire Guéant relative aux étudiants étrangers ! Aujourd'hui encore, on croit que cette circulaire est applicable, ou que si un changement de majorité intervient en France, elle sera remise en vigueur. Pourquoi envoyer ses enfants étudier en France, si c'est pour qu'ils soient expulsés une fois leur diplôme acquis ?

Le sentiment que la France ne va chercher ni les élites, ni les jeunes, poussent ceux-ci à mener très tôt des études dans d'autres langues. Les autres pays l'ont très intelligemment compris, et envoient des chasseurs de talents dans les pays francophones, partout à travers le monde, trouver les meilleurs et les emmener chez eux pour qu'ils étudient dans leur langue. Ce n'est pas propre aux pays de langue anglaise, mais également le cas de l'Allemagne, qui a une politique extrêmement ambitieuse de ce point de vue, comme dans bien d'autres domaines européens.

Il existe une seconde raison pour laquelle on peut penser que le français est très menacé. Les technologies, dont vous avez dit à juste titre qu'elles représentaient un défi, jouent en effet contre nous.

Je me permettrais ici un bref rappel historique. Beaucoup ont pensé que l'imprimerie, quand elle est apparue, à la fin du XVe siècle, allait entraîner la généralisation du pouvoir de l'Eglise, en permettant de distribuer des bibles imprimées à bas prix, ainsi que la généralisation du latin, grâce à la vente à bas coût de livres imprimés en latin. On a en effet imprimé la Bible à bas prix, mais les gens se sont rendu compte que ce que racontaient les prêtres n'avait rien à voir avec ce qui était écrit dedans, et qu'on pouvait avoir accès, grâce à l'imprimerie, à d'autres textes. C'est ce qui a permis à la Renaissance et au mouvement protestant de voir le jour.

Par ailleurs, on a certes imprimé des livres en latin mais, vingt ans après l'imprimerie, on a édité des grammaires en langue vernaculaire, la première en espagnol, la deuxième en français. Comme vous le savez, le latin a disparu à partir de 1520. Les technologies ont donc conduit à la diversification, et non à l'unification.

C'est ce qui est en train de se passer aujourd'hui : les nouvelles technologies permettent de faire de la radio, de la télévision, de communiquer dans toutes les langues. Les technologies qui vont apparaître par la suite vont bouleverser la traduction simultanée et automatique, ainsi que la traduction orale. Elles vont offrir à chacun la possibilité de s'enfermer dans sa langue. Ni le français, ni l'anglais, n'ont plus de raisons d'être. Nous entrons dans une longue période de balkanisation humaine et d'autisme, avec tous les dangers que cela peut comporter !

Il ne faut donc pas croire que l'avenir du français soit garanti, ni que le royaume triomphant de la francophonie pourra se réaliser sans nous. C'est une grande bataille qui n'est pas commencée, qui n'est pas pensée. Nous avons voulu démontrer, dans ce rapport, que cela passe par le fait de continuer à essayer d'imposer de vivre en français en France. C'est la moindre des choses. Or, même si la France n'obéit pas au communautarisme britannique ou américain, et demeure le seul pays à avoir imposé le « melting pot » - mot britannique pour désigner la laïcité française -, on n'en a pas pour autant l'assurance.

Certains ici le savent mieux que personne : il arrive assez souvent que l'on vive dans d'autres langues que le français sur le territoire national. C'est une bataille majeure : on ne peut imposer le français, ou le faire rayonner, si on n'est pas capable de le faire respecter ici même. C'est dire l'importance de l'apprentissage du français aux immigrés, l'apprentissage du français aux familles de première et de deuxième génération. Or, on ne mène pas véritablement cette politique car on considère ce fait comme acquis.

En second lieu, ce rapport met en évidence le fait qu'il existe un véritable besoin de développer l'enseignement en français, de la maternelle à la terminale, dans tous les pays du monde.

Les magnifiques lycées français et les différents systèmes d'enseignement public des pays où l'on enseigne encore en français sont en situation difficile et on ne peut imaginer, au vu de la situation budgétaire, de créer les conditions de leur développement. Il existe donc une place pour un groupe privé d'écoles françaises, comme il existe des groupes privés de maisons de retraite, de cliniques, etc. C'est là une belle aventure, pour un groupe industriel français. La puissance publique « à la Colbert » pourrait en être à l'origine. Nous plaidons pour que la puissance publique se saisisse de ce projet et fasse naître un champion dans le secteur de l'éducation, tant réelle que virtuelle. Celle-ci va en effet devenir un des grands secteurs économiques de demain.

Il y a, dans ce rapport, beaucoup d'autres propositions. Celles-ci portent sur la culture, l'enseignement à distance, l'enseignement par Internet, le développement de chaînes de télévision virtuelle, sorte de Netflix en langue française. Il est nécessaire d'imposer ou de faire rayonner le droit continental, le droit français, par opposition au droit anglo-saxon qui, aujourd'hui, est au coeur de ce que pourrait être, dans le pire des cas, le traité transatlantique.

Voilà, trop rapidement esquissés, Madame la présidente, Monsieur le président, les grands axes de ce rapport. Je demeure cependant pour l'instant assez sceptique quant au fait que ces éléments soient pris en compte par qui que ce soit !

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion