Mes chers collègues, Mme Catherine Morin-Dessailly, présidente de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication et moi-même, sommes heureux d'accueillir aujourd'hui M. Jacques Attali.
Monsieur Attali est l'auteur d'un rapport adressé au Président de la République intitulé : « La francophonie et la francophilie, moteurs de croissance durable ». Ce sujet est l'objet de la réflexion commune de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication et de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat. Il s'agit d'un secteur dans lequel M. Legendre, que je salue, détient depuis longtemps des responsabilités.
La francophonie est un domaine où les notions d'économie et de croissance durable sont assez peu évoquées. Tout cela donne le sentiment que nos méthodes de travail sont embourbées dans une forme de nostalgie et de « notabilisation » qui n'est plus dans l'air du temps.
Ce sont donc des sujets qui nous importent, et nous sommes très heureux de pouvoir en débattre avec M. Attali à partir de ses propositions, qui nous permettent d'alimenter nos réflexions, à la veille de notre débat budgétaire.
La parole est à Mme la présidente de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication.
Je remercie la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat de nous accueillir.
Vous avez rappelé, Monsieur le président, l'intérêt pour la francophonie que partagent nos deux commissions. La commission de la culture, de l'éducation et de la communication du Sénat s'est fortement investie sur ce sujet. Qu'il me soit permis, à cette occasion, de saluer M. Legendre, pilier de notre commission sur cette question pendant de longues années, et « aiguillon » pour l'ensemble de nos collègues.
Le sommet de la francophonie, ce mois-ci, à Dakar, est l'occasion de poursuivre notre réflexion sur la francophonie contemporaine, une francophonie du XXIe siècle, qui doit relever tous les défis liés au développement et à la croissance.
Notre commission s'intéresse également aux nouvelles technologies. Dans ce monde, dont la globalisation s'accélère grâce à la mutation numérique, quelle va être la place de la langue française ? Il ne faut pas être passéiste, ni nostalgique mais, au contraire, s'emparer des nouveaux outils qui existent, et se doter de politiques opportunes, afin de pouvoir entrer dans ce nouvel écosystème qui, pour l'instant, est plutôt sous domination anglo-saxonne.
Monsieur Attali pourra nous éclairer utilement sur cette préoccupation...
Je ne suis pas rapporteur. Les rapporteures sont ici. Il s'agit de Mme Adrienne Brotons et de Mme Angélique Delorme, qui ont été les véritables chevilles ouvrières de ce rapport, qui nous a amené à entendre des centaines de personnes et d'institutions, tant en France qu'à travers le monde.
C'est un grand honneur pour moi de vous dire en quelques mots l'importance de ce sujet, d'autant plus que le prochain sommet de la francophonie, qui va se tenir la semaine prochaine, n'en parlera naturellement pas. Il ne parlera, selon moi, que d'Ebola, du climat, du successeur de M. Diouf, et du Burkina Faso, sujets fondamentaux, mais qui n'ont pas le moindre rapport avec la francophonie ! C'est dans la nature des choses. Ce sommet sera suivi par un forum privé sur l'économie et la francophonie, qui constituera une conférence parmi d'autres, et avant beaucoup d'autres. Oublions cette parenthèse, et essayons de voir si quelque chose de sérieux peut émerger de ce sujet...
Pour moi, la francophonie est un sujet doublement politique, qui renvoie au coeur de notre histoire. Pour beaucoup de Français, la francophonie est vécue comme une blessure, qui fait référence au monde colonial et à la défaite. C'est un thème que l'on n'apprécie guère.
La francophonie est également considérée comme un sujet anecdotique, marginal. Dans les ministères qui traitent de ces questions, on préfère s'intéresser - pardonnez-moi, Monsieur le président - à la Chine, aux Etats-Unis, et à d'autres questions à la mode, sujets qui ne sont d'ailleurs pas sans importance, plutôt qu'à la francophonie. Celle-ci passe donc au second plan.
Cependant, il est fondamental, dans cette période très particulière de l'histoire de France, de ne pas oublier l'amour de la France, de la culture française et de la langue et, ce faisant, de les laisser aux extrêmes. Le patriotisme linguistique est, selon moi, la meilleure réponse au Front national. Trop peu de gens le comprennent, trop peu de personnes le prennent en charge. Le Front national lui-même, très embarrassé à l'égard de la francophonie, qui pourrait amener quelques sympathies vis-à-vis des personnes avec lesquelles il n'a aucun atome crochu, laisse cette question en déshérence.
J'invite tous les véritables démocrates à considérer que la francophonie est une bataille politique majeure sur le territoire national.
J'ajoute que, pour ces raisons, parmi tous les pays francophones à travers le monde, la France est le pays le moins favorable à la francophonie ! Elle ne nous intéresse pas, au point que l'on peut imaginer que la francophonie, d'ici un certain temps, se développe sans la France - ce qui est en train de se produire de façon assez large.
Pourtant, la francophonie n'est pas un sujet parmi une longue série diplomatique, abordé entre la tragédie du Kurdistan et le problème des pingouins. Il s'agit d'un projet qui, selon moi, devrait être aussi structurant que le projet européen. Il y a place, d'ici trente ans, pour une Union francophone aussi intégrée que l'Union européenne. Cela montrerait que l'Union européenne n'est pas un carcan, mais un ensemble qui ne nous empêche pas d'être membres d'un autre ensemble, dans lequel la France aurait une influence plus grande que celle qu'elle est en train de perdre progressivement au sein de l'Union européenne, pourtant si nécessaire à notre avenir.
La francophonie représente aujourd'hui 4% de la population mondiale, mais 16% du PIB mondial, 14% des réserves naturelles mondiales, un taux de croissance moyen depuis quinze ans de 7% par an. Deux cent vingt millions de personnes parlent le français en première ou deuxième langue. Le continent africain, je le rappelle, va passer d'un à deux milliards d'habitants d'ici à 2050. J'ai toujours pensé et dit que le XXIe siècle ne serait pas le siècle de la Chine, mais le siècle de l'Afrique, pour le meilleur ou pour le pire. Potentiellement, la francophonie peut représenter environ 750 millions de locuteurs, sans compter tous ceux dont je vais parler par ailleurs...
La théorie des langues, qui constitue une dimension nouvelle, très moderne et très intéressante de la théorie économique, montre que l'on traite 70% d'affaires en plus entre personnes parlant la même langue. La francophonie présente donc un potentiel de croissance gigantesque.
La francophonie ne concerne pas que les pays francophones. Certains pays voisins ont également besoin de parler français. Le Nigeria, qui est entouré de pays francophones, a désespérément besoin de professeurs de français, de comprendre le français, de vivre en français ; il demande des moyens de développer notre langue. C'est également le cas d'autres pays africains, qui ont compris l'importance de notre langue, même s'ils sont moins enclavés dans des zones francophones, comme l'Ethiopie, pays dont on parle peu, qui sera l'une des trois plus grandes puissances africaines d'ici vingt ans. Il y existe une demande majeure de français. C'est pourtant un pays que l'on ignore, tout comme on ignore l'Indonésie, qui est l'une des grandes puissances de demain.
Certaines nations ont besoin de passer par le français pour s'implanter en Afrique. C'est le cas du Japon, qui l'a très bien compris ; beaucoup de Japonais viennent en France pour apprendre le français avant de se rendre en Afrique. C'est aussi le cas de la Chine qui, après avoir tenté de développer des instituts Confucius en Afrique, a compris qu'il valait mieux disposer de ressortissants parlant français pour commercer avec l'Afrique. On compte 30 000 étudiants chinois en France et, dit-on, dix millions de Chinois - ce qui n'est rien, par rapport à la population globale - qui apprennent le français en Chine.
D'autres populations, dans des pays qui ne sont pas francophones et qui n'ont pas de raisons de l'être, sont cependant francophiles et francophones. C'est une catégorie que l'on a désignée, dans le rapport, sous le nom de « francophilophone ». Si vous trouvez le temps de le feuilleter, vous découvrirez en annexe une centaine de témoignages de personnes puissantes, à travers le monde, qui parlent parfaitement français, et qui ont bien voulu apporter un message en français pour expliquer leur amour de la France. Cela va du ministre des finances allemand, M. Wolfgang Schäuble, à la présidente mondiale de PepsiCo, une indienne devenue américaine, en passant par des dizaines d'autres hauts fonctionnaires, ambassadeurs, hommes d'affaires du monde entier, dans des pays aussi invraisemblables que l'Arabie saoudite, le Kenya, la Bolivie, l'Argentine, le Brésil ou la Chine, où l'on trouve des francophones importants et puissants.
Il s'agit d'un réseau immense. Nous sommes potentiellement le second espace linguistique du monde, face à l'anglais, plus que l'espagnol à terme - bien que l'espagnol conquière les Etats-Unis. Ce n'est pas pour autant que cela se fera naturellement. Le plus vraisemblable n'est pas qu'il y ait 700 millions de locuteurs français dans trente ans, mais 120 millions, et que le français disparaisse, pour au moins deux raisons de fond.
En premier lieu, nous sommes de moins en moins capables de maintenir l'enseignement en français dans les pays francophones ; tout l'environnement scolaire et universitaire en français est en train de se délabrer, faute de moyens de notre part, faute de moyens de ces pays, et faute d'un accueil des étudiants étrangers. On ne dira jamais assez le tort terrible qu'a pu causer à la francophonie la circulaire Guéant relative aux étudiants étrangers ! Aujourd'hui encore, on croit que cette circulaire est applicable, ou que si un changement de majorité intervient en France, elle sera remise en vigueur. Pourquoi envoyer ses enfants étudier en France, si c'est pour qu'ils soient expulsés une fois leur diplôme acquis ?
Le sentiment que la France ne va chercher ni les élites, ni les jeunes, poussent ceux-ci à mener très tôt des études dans d'autres langues. Les autres pays l'ont très intelligemment compris, et envoient des chasseurs de talents dans les pays francophones, partout à travers le monde, trouver les meilleurs et les emmener chez eux pour qu'ils étudient dans leur langue. Ce n'est pas propre aux pays de langue anglaise, mais également le cas de l'Allemagne, qui a une politique extrêmement ambitieuse de ce point de vue, comme dans bien d'autres domaines européens.
Il existe une seconde raison pour laquelle on peut penser que le français est très menacé. Les technologies, dont vous avez dit à juste titre qu'elles représentaient un défi, jouent en effet contre nous.
Je me permettrais ici un bref rappel historique. Beaucoup ont pensé que l'imprimerie, quand elle est apparue, à la fin du XVe siècle, allait entraîner la généralisation du pouvoir de l'Eglise, en permettant de distribuer des bibles imprimées à bas prix, ainsi que la généralisation du latin, grâce à la vente à bas coût de livres imprimés en latin. On a en effet imprimé la Bible à bas prix, mais les gens se sont rendu compte que ce que racontaient les prêtres n'avait rien à voir avec ce qui était écrit dedans, et qu'on pouvait avoir accès, grâce à l'imprimerie, à d'autres textes. C'est ce qui a permis à la Renaissance et au mouvement protestant de voir le jour.
Par ailleurs, on a certes imprimé des livres en latin mais, vingt ans après l'imprimerie, on a édité des grammaires en langue vernaculaire, la première en espagnol, la deuxième en français. Comme vous le savez, le latin a disparu à partir de 1520. Les technologies ont donc conduit à la diversification, et non à l'unification.
C'est ce qui est en train de se passer aujourd'hui : les nouvelles technologies permettent de faire de la radio, de la télévision, de communiquer dans toutes les langues. Les technologies qui vont apparaître par la suite vont bouleverser la traduction simultanée et automatique, ainsi que la traduction orale. Elles vont offrir à chacun la possibilité de s'enfermer dans sa langue. Ni le français, ni l'anglais, n'ont plus de raisons d'être. Nous entrons dans une longue période de balkanisation humaine et d'autisme, avec tous les dangers que cela peut comporter !
Il ne faut donc pas croire que l'avenir du français soit garanti, ni que le royaume triomphant de la francophonie pourra se réaliser sans nous. C'est une grande bataille qui n'est pas commencée, qui n'est pas pensée. Nous avons voulu démontrer, dans ce rapport, que cela passe par le fait de continuer à essayer d'imposer de vivre en français en France. C'est la moindre des choses. Or, même si la France n'obéit pas au communautarisme britannique ou américain, et demeure le seul pays à avoir imposé le « melting pot » - mot britannique pour désigner la laïcité française -, on n'en a pas pour autant l'assurance.
Certains ici le savent mieux que personne : il arrive assez souvent que l'on vive dans d'autres langues que le français sur le territoire national. C'est une bataille majeure : on ne peut imposer le français, ou le faire rayonner, si on n'est pas capable de le faire respecter ici même. C'est dire l'importance de l'apprentissage du français aux immigrés, l'apprentissage du français aux familles de première et de deuxième génération. Or, on ne mène pas véritablement cette politique car on considère ce fait comme acquis.
En second lieu, ce rapport met en évidence le fait qu'il existe un véritable besoin de développer l'enseignement en français, de la maternelle à la terminale, dans tous les pays du monde.
Les magnifiques lycées français et les différents systèmes d'enseignement public des pays où l'on enseigne encore en français sont en situation difficile et on ne peut imaginer, au vu de la situation budgétaire, de créer les conditions de leur développement. Il existe donc une place pour un groupe privé d'écoles françaises, comme il existe des groupes privés de maisons de retraite, de cliniques, etc. C'est là une belle aventure, pour un groupe industriel français. La puissance publique « à la Colbert » pourrait en être à l'origine. Nous plaidons pour que la puissance publique se saisisse de ce projet et fasse naître un champion dans le secteur de l'éducation, tant réelle que virtuelle. Celle-ci va en effet devenir un des grands secteurs économiques de demain.
Il y a, dans ce rapport, beaucoup d'autres propositions. Celles-ci portent sur la culture, l'enseignement à distance, l'enseignement par Internet, le développement de chaînes de télévision virtuelle, sorte de Netflix en langue française. Il est nécessaire d'imposer ou de faire rayonner le droit continental, le droit français, par opposition au droit anglo-saxon qui, aujourd'hui, est au coeur de ce que pourrait être, dans le pire des cas, le traité transatlantique.
Voilà, trop rapidement esquissés, Madame la présidente, Monsieur le président, les grands axes de ce rapport. Je demeure cependant pour l'instant assez sceptique quant au fait que ces éléments soient pris en compte par qui que ce soit !
Merci pour cette analyse, qui rejoint un certain nombre de constats. Le président Diouf a notamment estimé, s'agissant de l'enseignement du français, que le problème ne provenait pas de la demande, mais de l'offre. Si l'on crée un second lycée français à Madrid, ou ailleurs, on attend toujours un autre lycée français à Tunis ! Il s'agit là d'une véritable responsabilité.
Je rejoins M. Attali : on a du mal à tenir compte de cette question, notamment au coeur même de notre diplomatie, chez les plus jeunes de nos diplomates. On a le sentiment que le sujet n'est pas moderne, qu'il n'est pas attractif, qu'il n'est pas à la mode, comme vous le disiez tout à l'heure.
La parole est aux commissaires.
Merci, M. Attali, pour votre exposé. Quelle serait la première mesure qu'il faudrait prendre pour sortir de notre réflexion franco-française, où chaque ministre possède son morceau de francophonie ? Comment être offensif et imaginatif ?
Monsieur Attali, vous avez affirmé que les échanges commerciaux sont facilités par l'usage d'une même langue. Il est important de le répéter. Les pays francophones représentent, si je ne m'abuse, 16% de la population mondiale, 14% du revenu national brut mondial et 11% des échanges mondiaux de produits et de services culturels. Des études ont démontré qu'une augmentation de 10% des échanges de biens culturels accroît le commerce de près de 4%, ce qui est énorme.
J'ai le sentiment que les pays francophones ne savent pas se vendre, ni donner envie à la jeunesse mondiale d'apprendre notre langue. Certes, on a envie de transmettre une certaine érudition, mais est-ce ainsi que l'on donnera envie aux jeunes du monde entier d'apprendre le français ? Ne pourrait-on diffuser des programmes moins élitistes, moins « culturels » ? Ne fait-on pas rêver la jeunesse avec des séries télévisées tournées à Saint-Tropez, à Marseille, avec des émissions de téléréalité ou des radio-crochets ? Ce n'est pas notre tasse de thé, mais c'est bien ce que les jeunes regardent de nos jours !
Les pays anglo-saxons ont su se vendre et accrocher la jeunesse. Si l'on veut que les jeunes entrent dans les lycées français dans le monde, il faut leur en donner l'envie.
J'ai l'occasion d'aller de temps à autre en Roumanie et au Liban. Je suis atterrée de constater que personne ne parle plus français en Roumanie, dès lors qu'il s'agit de personnes de moins de quarante ans. C'est dramatique ! On ne peut plus converser qu'en anglais ! Moi qui suis francophone, j'ai très envie que l'on s'adresse à moi en français !
De temps en temps, un chauffeur de taxi lâche deux mots dans notre langue, mais il ne l'a manifestement jamais entendu parler. Il faut donc faire un effort en sens.
Comme l'a dit un grand intellectuel français : il faut donner l'envie d'avoir envie ! (Sourires).
On a certes tendance à se concentrer sur ce qui ne fonctionne pas, mais on constate une prise de conscience du rôle que joue notre enseignement du français à l'étranger. Il est bien plus diversifié que ne l'est celui qui est dispensé dans les écoles de notre territoire national, qui accueillent les enfants à la maternelle et les voient en sortir au baccalauréat. Nous disposons ainsi de toute une gamme d'outils. Vous avez évoqué l'enseignement à distance, mais il existe d'autres dispositifs - Français langue maternelle (FLAM), ou label « France éducation ».
Encore faut-il, pour rebondir sur ce qui vient d'être dit, avoir envie de parler français. Nous avons besoin de transmettre ce goût aux jeunes du monde entier. Je partage votre analyse quant aux 700 millions de locuteurs français qui sont annoncés. Il est vrai que, si l'on n'y prend garde, ces personnes vont se tourner vers l'anglais, comme en Afrique, où on apprend plus naturellement l'anglais que notre langue. Comment, selon vous, donner l'envie de parler le français ?
Monsieur Attali, vous avez établi une liste de pays où il existe une demande de français, notamment dans les pays francophiles d'Afrique, mais non encore francophones. J'ai eu l'occasion, au début du mois de septembre, de me rendre dans le Kazakhstan, qui veut développer la francophonie pour affirmer son attachement au bloc européen, et marquer son émancipation vis-à-vis du bloc soviétique. D'ici quelques semaines, le Président de la République va se rendre dans ce pays avec une délégation d'universitaires, pour signer des contrats de coopération avec les universités kazakhes, afin de répondre à leur appel.
Je n'avais pas perçu cet état de fait avant ce voyage. J'ai pu constater une demande et un engouement stratégique qui reposent sur une volonté politique. Avez-vous un commentaire à apporter à ce sujet ?
Quelles réformes administratives mener ? De nos jours, tant de personnes sont responsables, que personne ne l'est plus ! La solution idéale serait que le Premier ministre et le Président de la République établissent un programme clair, qui pourrait être emprunté en partie ou en totalité à ce rapport, que l'on se donne deux ans pour le mettre en oeuvre, comme dans une entreprise, et que l'on décide que quelqu'un - si possible un ministre de haut niveau - en ait la charge, avec autorité sur les services pour mettre en oeuvre ces propositions.
Il faut une autorité responsable : aujourd'hui, elle n'existe pas, et n'existera jamais, chacun ayant intérêt à une certaine dilution, pour reprendre la phrase du cardinal de Retz, qui reste un des trois grands principes de la conduite de la vie publique dans ce pays : « Dans la vie publique, comme dans la vie privée, on ne sort de l'ambiguïté qu'à son propre détriment. », les deux autres principes étant : « Après moi, le déluge. », et : « Il n'est pas de problème qu'une absence de solution ne finisse par résoudre. »
Par ailleurs, comment apprendre le français ? Je demeure un grand amoureux de la « Princesse de Clèves », et j'espère que l'on continuera à l'enseigner, car c'est un grand roman que l'on ne doit pas oublier. Cependant, Mme Goy-Chavent a raison : l'enseignement peut être très différent. J'ai eu tort de ne pas citer l'Alliance française, qui joue un rôle très important.
Il m'arrive souvent de citer l'exemple de cette jeune indienne passionnée de français, qui décide un jour d'aller à l'Alliance française de sa ville natale, Chennai, l'ancienne Madras, rencontre un professeur de français qui n'a qu'une passion dans la vie, Enrico Macias, apprend par coeur ses cent cinquante chansons, et devient un peu plus tard américaine, présidente mondiale de PepsiCo, jusqu'à ce qu'elle vienne un soir chez moi, chanter avec Enrico Macias ! Voilà un détour pour apprendre le français qui n'est pas banal !
C'est pourquoi la production de séries françaises - meilleures, je l'espère, que celles que vous avez évoquées - commencent à apparaître. La chaîne, transfuge de Canal Plus, « A + », destinée à l'Afrique, qui va commencer à commander des programmes en français avec une scénographie et une histoire africaine, va sans doute jouer un rôle très important dans ce domaine. Il ne faut pas l'exclure.
Le Centre national d'enseignement à distance (CNED) est un désastre - ses responsables, qui sont des personnes sérieuses, en conviennent -, à la fois à cause de la façon dont on y travaille, et de la façon dont on y enseigne. Le CNED n'a pas franchi le cap de ce qu'on appelle en français la Formation en ligne ouverte à tous (FLOT) : les cours par Internet n'existent pas de façon sophistiquée en français, et mériteraient d'être développés !
Cette envie de français n'est pas le principal problème. Il m'arrive, comme vous, de me promener à travers le monde. La passion de la France, l'admiration pour la France, l'envie de France sont immenses. Cette envie pourrait décliner si nous ne sommes pas capables d'y répondre. Nous refusons aujourd'hui des visas à des étudiants étrangers, qui ne savent même pas où se loger en arrivant à Paris ! À Londres, ou aux Etats-Unis, un étudiant étranger qui arrive à l'aéroport dispose déjà de son logement, de sa carte d'étudiant, de sa carte de bibliothèque, de son assurance. Dans notre pays, alors qu'il maîtrise difficilement notre langue, il ne bénéficie de rien de tout cela, et doit s'adresser à des organismes différents, patienter dans des files d'attente interminables. C'est incroyablement rédhibitoire !
Nous sommes une nation rurale, non une nation portuaire. Nous ne sommes donc pas une nation accueillante. Seules les nations portuaires le sont. Ce n'est que par miracle que nous sommes - paraît-il - le premier pays touristique du monde, même si on sait que les chiffres sont faux. C'est ce qu'il faut changer.
Madame Gillot, vous avez évoqué le Kazakhstan. C'est un pays parmi d'autres où la demande de France est très importante, pour des raisons géostratégiques. Il est situé entre la Russie et la Chine, et ne souhaite pas dépendre de la Russie, comme l'Ukraine. Il ne désire pas non plus dépendre de la Chine, ou des seuls Etats-Unis. Nous arrivons donc à point nommé. C'est également une demande de l'Arménie ou d'autres pays du globe.
La demande de France s'explique par le désir d'aller vers une grande puissance, mais non vers une très grande puissance, qui peut créer les conditions d'une dépendance. Nous avons donc tout pour cela. L'envie de France existe ; ce qui n'existe pas, c'est la capacité à créer les conditions pour satisfaire cette envie !
Vous parlez d'une envie de France : la question est de savoir si la France portage cette envie ! Une langue, c'est évidemment le support d'une culture, d'une économie, mais c'est d'abord un message politique, une idée politique, une conception du monde. La francophonie s'est développée à une certaine époque, dans des conditions dont on pourrait discuter, mais ce message et cette volonté existaient alors.
La question que l'on peut se poser aujourd'hui est de savoir si la France, dans le monde tel qu'il se construit, considère qu'elle a une place et un rôle particulier à jouer. Si tel n'est pas le cas, comment peut-on faire revivre cette envie d'exister ? Pour le coup, c'est bien la question qui se pose.
Vous parliez des moyens de lutter contre certains extrémismes en faisant appel à la francophonie ; une façon de lutter contre ces extrémismes est aussi de redonner du sens à un engagement et à une ambition nationale. Pourquoi ne l'a-t-on plus ? Comment le recréer ?
Monsieur Attali, vous venez de dire que la francophonie est un enjeu politique majeur du XXIe siècle. C'est une opinion que je partage totalement.
Cela étant, nous sommes à la veille de l'ouverture du quinzième sommet de la francophonie à Dakar, les 29 et 30 novembre prochains, qui va réunir les chefs d'Etat et de gouvernement, et au cours duquel on élira un successeur à M. Abdou Diouf. Traditionnellement, le poste de secrétaire général revenait à un Africain.
Cette année, l'Afrique, laissée un peu à elle-même, faute d'engagement de notre pays, il faut le dire, se présente en ordre dispersé, avec un risque majeur, celui de voir émerger une candidate venant d'un pays du Nord, le Canada, ancien gouverneur général, qui a représenté la reine d'Angleterre, en tant que chef du Commonwealth. On risque donc, dimanche, de se retrouver au secrétariat général de l'Organisation internationale de la francophonie (OIF) avec une candidate qui a été durant quelques années chef du Commonwealth, nonobstant les qualités de cette personne. J'aimerais connaître votre sentiment sur une situation qui risque d'avoir des conséquences majeures sur le plan institutionnel pour l'avenir et le développement de la francophonie.
C'est avec grand plaisir que nous écoutons M. Attali nous dire qu'il n'entre pas dans ce présupposé merveilleux selon lequel nous serions en marche vers les 700 millions de francophones ! Certes, la population africaine se développe, mais si ses systèmes éducatifs demeurent en l'état, l'Afrique ne comptera jamais 700 millions de francophones ! Il faut le préciser, car notre responsabilité est pour partie engagée. Je vous remercie donc de le souligner.
Vous avez soulevé beaucoup de problèmes, et vous nous donnez d'ailleurs une sorte de leçon : on connaît l'éternelle légèreté française qui consiste à ne pas prendre au sérieux des sujets qui sont parmi les plus graves. Pour un homme politique, parler de francophonie est redoutable : on passe pour un « ringard », un colonialiste « attardé », et on n'a pas l'impression de se projeter dans l'avenir !
Vous avez insisté sur la nécessité de vivre en français en France : vous avez raison. Cela relève de l'enseignement du français et de la maîtrise par les jeunes de notre langue dans certains secteurs désavantagés ou difficiles. Il existe cependant également des Français qui ne peuvent plus utiliser leur langue, en France, sur leur lieu de travail. Cette situation se développe, certaines entreprises ayant décidé, en France, de faire de l'anglais la langue véhiculaire de leur société. Cela peut même être un moyen de sélection des dirigeants ! Trouvez-vous cela normal ? Que peut-on faire pour rappeler qu'en France, la langue nationale et la langue d'usage restent bien le français ?
Par ailleurs, vous avez appelé de vos voeux le développement de groupes privés d'écoles françaises. L'Etat ne peut tout faire, vous avez raison, et ce recours peut être utile. Certains de ces groupes se développent déjà : j'en ai un très bel exemple dans ma région, le Nord-Pas-de-Calais, où une très grande école de commerce privée est en train d'essaimer dans le monde entier. Bien qu'elle soit installée à Lille, elle a décidé que la langue d'enseignement serait l'anglais !
Je le conçois pour des étudiants étrangers, à qui il peut être utile de dispenser un enseignement sans barrière de langue, dans la langue qu'ils maîtrisent déjà - en espérant qu'ils maîtriseront aussi le français -, mais tout de même ! Cette tendance se développe de plus en plus.
Lors de l'examen de la loi relative à l'enseignement supérieur et à la recherche, dite loi Fioraso, on a essayé, vaille que vaille, d'encadrer le recours à une langue autre que le français dans l'enseignement supérieur.
Il faut être conscient des conséquences que cela peut avoir sur les étudiants africains. Je revois cette jeune étudiante nigérienne, particulièrement brillante, venue étudier dans une grande université française, qui s'est vue imposer des cours d'économie en langue anglaise ! Elle m'a confié qu'elle ignorait, lorsqu'elle a choisi de suivre sa scolarité en français au Niger, que sa difficulté, une fois à Paris, serait de maîtriser suffisamment l'anglais pour suivre les cours d'une université française.
Cela pose, pour les pays africains, le problème de savoir s'ils doivent continuer à garder le français comme langue d'accès à la modernité, ou s'ils doivent passer à une autre langue. Il est clair que la connaissance de deux langues, comme le français et l'anglais, est nécessaire dans un certain nombre de pays, mais que peut-on faire pour avoir, en France, une politique cohérente, et cesser de traiter trop légèrement un sujet qui engage l'avenir ?
Merci pour ce rapport, M. Attali. Il est très important de mener cette étude de fond et de sensibiliser le public à la francophonie économique. La francophonie ne se développera en effet que dans un contexte économique. Dans ce monde globalisé où nous vivons, les jeunes se tournent d'abord vers les pays où ils ont une chance de trouver un emploi.
En Amérique latine, les alliances françaises fonctionnent remarquablement bien : beaucoup de personnes suivent en effet des cours de français pour se rendre au Québec, où ils pensent facilement trouver un emploi. Tout un travail économique est donc à mener dans notre propre pays.
Pour en revenir à votre rapport et à l'insuffisance de l'enseignement du français à l'étranger, je citerai l'exemple de Madagascar, qui est redevenu un pays de la francophonie, mais où l'on ne parle plus le français ! On ne peut surtout plus vraiment l'enseigner, faute de professeurs suffisamment compétents ! Nous avons donc des efforts très importants à réaliser pour former les personnes qui se destinent à l'enseignement de notre langue aux populations locales.
Dans les pays anglo-saxons, toute une classe d'âge de jeunes part un an à l'étranger et finance ses déplacements en enseignant l'anglais un peu partout dans le monde. Ce n'est pas dans notre culture mais, dans un contexte de crise économique, il serait bon d'encourager de jeunes chômeurs à aller enseigner le français à l'étranger, en leur enseignant bien sûr les techniques pédagogiques pour ce faire.
Vous parliez des écoles privées : nous disposons déjà des alliances françaises. Il nous faut donc les soutenir, car elles ont énormément de difficultés financières dans certains pays. Je ne suis pas tout à fait d'accord avec vous sur le fait d'encourager le volontariat international en entreprise (VIE) dans les pays francophones. Au contraire, nous avons besoin de les encourager dans les pays non francophones, d'où l'idée de disposer de jeunes qui pourraient enseigner le français dans différentes écoles, à Madagascar ou en Afrique.
On ne parle plus français en dehors de Dakar, mais peul, faute d'enseignants capables, et c'est terrible...
Concernant la loi Fioraso, je souscris à ce qu'a dit M. Jacques Legendre. Je me suis beaucoup battue contre cette loi, qui constitue une hérésie et envoie un très mauvais signal. Nous passons notre temps à émettre des signaux négatifs. Nous parlons maintenant anglais dans certaines de nos réunions, et les parlementaires exclusivement francophones sont les premiers à expliquer qu'il ne faut surtout pas apprendre le français aux enfants, la France étant elle-même incapable de se battre en faveur de sa propre langue !
Je ne sais si j'ai « pris le pouvoir sur ma vie » - c'est un clin d'oeil en direction d'un livre qu'on m'a offert hier -, mais j'ai pris le temps de lire votre rapport, M. Attali. J'ai compris toute l'importance économique qui s'attache au renforcement de la francophonie et de la communauté francophone.
J'aimerais cependant que vous nous apportiez un éclaircissement sur l'offre d'enseignement du français et en français, partout dans le monde. Vous prônez l'émergence d'un nouveau groupe privé d'écoles françaises ; vous souhaitez également développer l'activité du CNED, et élargir les missions de « France Université Numérique » (FUN). Pourquoi vouloir développer des groupes d'écoles privées sous contrat pour enseigner le français ? Considérez-vous que notre système d'enseignement public soit trop faible ?
Par ailleurs, vous ne faites pas état des acteurs essentiels de la diffusion du savoir de haut niveau dans l'espace francophone que sont les universités thématiques, notamment l'université juridique francophone. Ces plateformes permettraient pourtant de mettre en ligne les cours des meilleurs universitaires français. Pourquoi ne les identifiez-vous pas comme un levier possible du développement de la francophonie ?
La question de M. Gorce devrait être la question centrale du débat politique français : qu'est-ce qu'un projet français ? C'est une question à laquelle chacun d'entre nous a sa réponse. Votre assemblée doit, mieux que quiconque, savoir le définir. J'aimerais que le débat national entre vous porte sur cette question, et non sur d'autres. Je vous laisse le soin d'en discuter.
Je fais mienne la phrase de cet écrivain algérien, qui disait : « Ma patrie, c'est la langue française. » Il s'appelait Albert Camus... Le patriotisme linguistique est une vraie valeur, qu'il faut revendiquer en tant que telle, et décliner de façon systématique. Il existe une différence entre un homme politique et un homme d'Etat : l'homme d'Etat doit toujours penser à la grandeur de la France, employer ce mot sans emphase, mais de façon concrète, pratiquement dans chacun de ses discours, en trouvant une façon, sur quelque sujet que ce soit, de décliner cette ambition.
J'ai eu le privilège de travailler avec un Président de la République qui y pensait tous les jours, même si cela avait aussi une dimension personnelle mégalomaniaque, puisqu'il s'associait lui-même à cette grandeur - mais c'est un autre sujet...
Vous avez évoqué le choix du secrétaire général de l'OIF. C'est un enjeu majeur. On peut en effet reprocher à la France de se trouver dans la situation où nous sommes aujourd'hui. Je ne saurais le dire... Je pense que la France a très longtemps pensé que le choix devant se porter sur un Africain, il importait que cet Africain soit choisi par les Africains, et non que ce choix soit dicté par la France.
Même si je sais, pour en avoir été informé - pour parler simplement - que différentes tentatives ont été menées pour susciter des candidatures plus ou moins avortées d'Africains qui auraient pu être de grands candidats, il est vrai que c'est un délice pour les hommes d'Etat que de s'occuper des nominations. C'est le dernier pouvoir de droit de vie et de mort dont ils disposent !
Cette nomination va prendre du temps, et je partage votre point de vue : sans en faire une question de personne, le fait de nommer quelqu'un qui n'est pas Africain serait un désastre, ne serait-ce que parce que l'actuel numéro deux de l'organisation, un remarquable Canadien, devrait céder la place. Or, c'est lui qui « gère la boutique », et ce ne serait pas une solution idéale. Les conséquences en chaîne seraient désastreuses ! J'espère qu'on saura l'éviter. J'ai l'impression qu'une prise de conscience a eu lieu - mais je ne saurais dire ce qui se passera samedi ou dimanche à Dakar, où je n'irai d'ailleurs pas, n'y ayant pas ma place...
La question des entreprises qui ont choisi d'employer l'anglais sur notre sol national est une question importante et difficile. La question de la loi Fioraso est un sujet compliqué.
J'ai reçu hier soir un courrier électronique d'un ami français, président d'une très grande entreprise française, qui me mettait en copie d'un message qu'il échangeait avec l'un de ses collaborateurs français. Ce message était en anglais. Je lui ai demandé pourquoi. Il m'a expliqué qu'il avait mis ce courrier électronique en copie à l'un de ses autres collaborateurs, à New York. Je lui ai demandé quelle était sa nationalité. Il m'a répondu qu'il était également français !
L'ONG que je préside dispose de collaborateurs de toutes nationalités dans quarante pays, et je dois dire que notre langue de travail demeure pour l'essentiel le français mais, lorsqu'un Chinois qui dirige un bureau quelque part ne parle pas français, on est obligé de lui écrire en anglais. Il n'y a pas d'autre solution. Lorsqu'on met tout le monde en copie, la courtoisie consiste à rédiger également le message en anglais.
C'est un vrai risque. L'influence française est très importante. C'est une question de rapport de force, qu'il est important de maintenir.
Les universités qui enseignent en anglais sur le sol français sont très dangereuses. Il faut évidemment maintenir l'enseignement en français. Au début, j'étais totalement opposé à l'enseignement en anglais, que je trouvais une très mauvaise idée. Je me suis rendu compte, en observant les choses de plus près, qu'enseigner en anglais à des gens qui ne seraient pas venus sans cela est une façon de les amener à la francophonie.
Beaucoup de Chinois viennent étudier à Sciences Po ou dans d'autres universités et ne comprennent que l'anglais. On peut espérer qu'ils aient un petit ami français ou une petite amie française, ce qui est la meilleure façon d'apprendre une langue !
Il faut aussi tenir compte de l'obligation de l'apprentissage du français comme langue étrangère. On peut donc espérer que les étudiants anglophones repartiront francophones...
J'ai évoqué cet argument : on m'a expliqué que si on impose cette obligation, on perdra les meilleurs étudiants, qui ne veulent pas de ce principe. Les étudiants en physique nucléaire, par exemple, choisiront Princeton.
Par ailleurs, la question de la formation des populations locales relève du problème de la poule et de l'oeuf. Madagascar est en effet un exemple de déshérence. C'est aussi le cas du Vietnam, où il existe une très forte demande.
Cependant, le Vietnam est en train de redevenir francophone grâce, d'une part, au fait que la santé est aux mains d'une influence française, d'autre part, au fait que les médecins sont formés en France. Les hôpitaux français entretiennent donc avec ce pays des rapports extrêmement suivis. Par ailleurs, par le hasard de la vie, beaucoup d'entreprises françaises du Vietnam sont dirigées par des Français très patriotes, qui imposent à leurs collaborateurs vietnamiens de parler français !
Pourquoi préconiser des écoles privées ? Tout simplement parce que les écoles publiques ne peuvent suffire.
En effet, il n'y a pas non plus assez d'argent pour tout financer. Je sais qu'il est difficile, pour beaucoup d'entre nous, d'associer le commerce et l'éducation, mais il faut admettre que les écoles « libres » - que je n'ai personnellement jamais appelées ainsi, car elles ne sont pas plus libres que les autres - ont toutes leur place dans ce système, en particulier celles que M. Grosperrin a évoquées tout à l'heure.
Pardonnez le caractère « ringard » de ma question, mais je me la pose depuis longtemps : l'apprentissage du français n'est-il pas indissociable de l'apprentissage du latin, de l'histoire et de la géographie ?
Monsieur Attali, vous avez cité Albert Camus. Je vous renvoie à Kateb Yacine, ce grand auteur algérien qui a dit, au moment de l'indépendance : « Le français est notre butin de guerre. » Quelques décennies plus tard, Kamel Daoud répond à « L'étranger », de Camus, dans « Meursault, contre-enquête ». Je regrette d'ailleurs qu'il n'ait pu, à une voix près, obtenir le prix Goncourt...
C'est dire combien le français, dans les pays du Maghreb, a atteint un niveau remarquable. Il demeure toutefois l'apanage d'une certaine nomenklatura et des enfants de celle-ci, ce qui n'est pas sans poser problème : du fait de leur connaissance en langues étrangères, ils monopolisent en effet un certain nombre d'emplois.
On ne pense pas assez à enseigner la langue française aux classes moyennes et aux classes populaires : cela permettait des rapprochements. On ne forme dans ces classes que ce que j'appelle des « analphabètes bilingues », que je rapproche de ce que vous avez dit lorsque vous avez parlé de « vivre en français », formule à laquelle j'ai été sensible.
Si les pays du Maghreb forment des « analphabètes bilingues », mon quartier aussi ! Un rapport de Jacques Berque, que vous avez dû lire, préconisait l'apprentissage des langues d'origine à l'école. Faut-il ou non savoir qui l'on est et d'où l'on vient pour pouvoir aborder une autre langue que sa langue maternelle ?
La note de synthèse de votre rapport évoque les opportunités économiques ; je pense que nous serons tous d'accord pour dire que la francophonie construit la paix, dans une diversité culturelle bien comprise, où la parole française a toute sa place.
Nous approuvons vos propositions sur le soutien des établissements scolaires, l'accueil décent des étudiants étrangers. Il est également nécessaire d'accueillir les enseignants étrangers en langue française, qui réclament une formation continue sur nos territoires. Les collectivités peuvent jouer leur rôle de ce point de vue.
S'agissant du Vietnam, certains étudiants en médecine deviennent francophones en venant étudier en France. On trouve à la bibliothèque du centre culturel français de Hué des livres sur toutes les maladies existantes, parfois même au détriment des romans. Or, aucun fabricant de matériel médical n'est installé sur place, alors que nous disposons de toute une culture médicale francophone !
Vous avez cité un exemple de courrier électronique rédigé en anglais. Il y a un an, la délégation du Sénat au Vietnam a assisté à une réunion avec de grands chefs d'entreprise français et des ingénieurs au sujet de la pose de rails pour une nouvelle voie ferrée, en présence de deux dirigeants vietnamiens francophones. Les seuls à parler anglais étaient les ingénieurs français ! Nous les avons rappelés deux fois à l'ordre, mais ils ont replongé spontanément, et ont recommencé à s'exprimer en anglais ! Je m'interroge donc : nos entreprises jouent-elles donc le jeu ?
Monsieur Attali a fait référence au Président de la République avec lequel il a travaillé. Je vous rappelle que j'ai travaillé avec un Président de la République qui quittait la salle de réunion quand les chefs d'entreprise ne parlaient pas français ! On peut manifester son désaccord dans de tels cas...
Monsieur Attali, j'ai écouté avec une grande attention ce que vous avez dit. J'ai lu vos propositions, et j'adhère à certaines d'entre elles, tout en restant sceptique à propos de quelques autres.
Comme ma collègue Hélène Conway, je suis d'avis qu'il faut insister sur ce qui fonctionne. Notre réseau d'écoles françaises à l'étranger est victime de son succès, et nous disposons d'une offre diversifiée avec la Mission laïque française (MLF) et le label « France Education ».
On peut toujours améliorer les choses et certainement élargir encore cette offre. Vous parlez à ce propos de la création d'un réseau d'écoles privées. Il me semble que vous évoquez aussi une homologation ; dès lors que ces écoles seraient homologuées par le ministère de l'éducation nationale, en France, elles auraient automatiquement un coût qui pourrait être élevé pour nous. Il faut en effet, dans ce cas, envoyer des enseignants détachés. Il est aujourd'hui très difficile d'obtenir un détachement, puisqu'il n'y a pas assez d'enseignants en France.
Par ailleurs, les enfants binationaux ont également besoin de cette offre de français et ont droit à des bourses scolaires. Ces écoles privées, si elles sont homologuées, ne présentent pas un coût nul pour notre pays.
J'ai travaillé dans ce domaine avant d'être sénatrice, mais je me limiterai à une question. Dans son rapport sur la francophonie, le député Pouria Amirshahi a évoqué la création d'écoles francophones. En effet, la francophonie ne concerne pas que la France, mais aussi le Québec, la Suisse, la Belgique, ainsi que des pays d'Afrique. Pensez-vous qu'il soit possible de créer, à terme, des écoles francophones avec nos partenaires francophones ? Cela signifierait que nous nous mettions d'accord sur un financement et sur des programmes...
Monsieur Attali, je prolonge le propos de Mme Khiari. J'ai pu constater, comme d'autres, qu'au Maroc, le personnel des hôtels ne parlait plus ou parlait difficilement le français. Dimanche, j'étais en Tunisie, à l'occasion des élections : tous les bureaux de vote étaient installés dans les écoles. On y enseigne le français partout ! Dans votre rapport, vous préconisez d'accompagner l'enseignement dans les écoles maternelles et dans les écoles primaires pour ceux qui quittent assez vite le système scolaire : c'est important.
J'en viens à présent au tourisme, que vous évoquez assez rapidement, mais qui revêt cependant un aspect important, dont le ministère des affaires étrangères a aujourd'hui la gestion. Ne devons-nous pas mener une action pour que le tourisme devienne le véhicule de la francophonie, et travailler sur ces outils que constituent les agences de voyage, les guides touristiques des différents sites, ou le personnel d'accueil, dans les hôtels notamment ? Je pense qu'il convient d'exploiter cette filière.
Monsieur Attali, un certain nombre de nos collègues ont évoqué la situation au Vietnam. Or, nous essayons de réfléchir à ce qu'il conviendrait de faire pour améliorer la francophonie. Je pense que le Vietnam constitue l'exemple de l'échec de notre action en matière de francophonie.
Ce pays parlait merveilleusement le français. Quelques Vietnamiens, très âgés, sont encore capables de « réciter du Chateaubriand dans le texte » ! Actuellement, l'objectif des autorités vietnamiennes est de faire en sorte que 1% des Vietnamiens parlent français en 2020. Pourtant, c'est un pays qui a bénéficié de fonds importants. Vous avez pu le constater en tant qu'organisateur d'un certain nombre de forums de la francophonie : on a refait l'opéra de Hanoi, les collectivités territoriales et les régions ont apporté de très nombreux crédits en faveur des institutions scolaires, et de grandes écoles françaises ont créé des antennes d'enseignement dans ce pays. L'ancien lycée Albert-Sarraut de Hanoi a été entièrement financé par la région Ile-de-France. Or, on ne constate que très peu de résultats.
Je trouve très intéressant que des médecins ou quelques chefs d'entreprise portent haut les couleurs de la langue française, mais quel diagnostic portez-vous sur l'échec de l'action publique de la francophonie dans ce pays, qui a « pompé » des crédits invraisemblables en matière de coopération, notamment culturelle ? Pourquoi en est-on là dans une des régions du monde où il se passe le plus de choses en matière de développement économique ?
Par ailleurs, quel regard portez-vous sur TV5 Monde ? Tous ceux qui voyagent à l'étranger ou qui regardent TV5 Monde peuvent constater, avec étonnement, l'invraisemblance de la programmation, qu'il s'agisse de feuilletons canadiens insipides, de radio-crochets ou d'émissions du type « Qui veut gagner des millions ? », qui sont revendus à TV5 Monde, et qui donnent une assez piètre image de la culture. Je ne parle pas de France 24 - encore qu'il y aurait là un vrai sujet quant au fait de savoir s'il faut une chaîne de même nature que la BBC.
Cet instrument est un instrument très fort. Vous avez souvent rappelé la puissance de l'image dans les civilisations actuelles. Que pensez-vous de ces médias, financés par la France et les pays francophones ?
Un certain nombre de choses ont été réalisées au Vietnam par la région Nord-Pas-de-Calais, du temps où elle était présidée par Mme Blandin. La coopération décentralisée y concerne également beaucoup d'autres collectivités locales.
Je rappelle qu'il existe, en Asie, de très belles filières professionnelles qui travaillent fort bien pour la francophonie, dont celle de la santé. C'est parce que Lyon, Nancy, Strasbourg accueillent chaque année des centaines de jeunes Chinois qu'il existe un hôpital à Wuhan, au coeur de la Chine, avec un service d'urgence bilingue sino-français, 30 000 Français vivant là-bas. Un Chinois, en neuf mois, à Strasbourg, apprend à la fois la médecine et le français !
On exclut du débat un certain nombre de filières, du fait d'une réflexion territorialisée, alors qu'il faudrait considérer le point de vue professionnel. Cela rejoint ce que l'on disait à propos des barrières absurdes que l'on met à l'entrée des étudiants en France, qui constitue pourtant une chance pour l'apprentissage de notre langue...
Monsieur Lorgeoux a évoqué le latin. Je suis latiniste, et je garde une grande nostalgie à l'égard de cette langue. Pour ce qui est de l'avenir, les langues latines, dont j'ai dit que l'imprimerie avait contribué à leur affaiblissement, Napoléon III avait créé, non sans un certain génie, une Union latine. La francophonie, l'hispanité et la lusophonie auraient donc tout intérêt à oeuvrer de concert. Cela crée un ensemble qui dépasse de très loin le monde anglo-saxon.
En France, enseigner le français, l'espagnol, l'italien et le portugais de façon non pas cloisonnée, mais en recourant à l'interlocution, c'est-à-dire au fait que lorsqu'on parle une langue, on peut en comprendre deux autres, constituerait un outil majeur. Toutefois, les professeurs de langue estiment qu'on doit enseigner leur langue et non comprendre les autres. On pourrait pourtant conférer ainsi aux communautés latines une puissance considérable.
Je ne saurais que trop recommander la lecture du roman de Kamel Daoud, qui est admirable, et qui aurait mérité quelque prix. On ne peut malheureusement pas choisir à la place des jurys. C'est un exemple de francophonie magnifique, qui explique pourquoi la francophonie est ce qu'elle est. Il s'agit d'un roman sur le frère d'un mort « anonyme », qui renvoie à la dualité d'une Algérie anonyme aux yeux de la plupart des Français qui y vivaient à l'époque - dont moi-même.
Madame Blandin, vous avez évoqué l'importance de l'accueil des professeurs en langue française. C'est évidemment ainsi que nous pourrons mener l'essentiel des choses à bien.
Je ne pense cependant pas qu'il faille ouvrir la voie de l'apprentissage des langues d'origine à l'école. Qu'on puisse les apprendre comme seconde langue, oui, mais je reste partagé : toutes les neurosciences nous disent qu'on apprend mieux trois langues en même temps que trois langues successivement, contrairement à ce qu'on a cru pendant longtemps.
J'ai peur que si l'on apprenait trois langues simultanément à l'école, dont la langue d'origine, on place ensuite les trois dans une situation d'équivalence juridique, qui renverrait au communautarisme britannique, dont on sait combien il est mortel pour l'idée même de nation. Je préférais donc que l'on repousse l'apprentissage de la deuxième langue à plus tard, même si je peux comprendre son importance.
Pardonnez-moi, mais dans les lycées français à l'étranger, les enfants apprennent deux langues en même temps !
Je parlais des citoyens français, et non des élèves étrangers...
Mes enfants ont étudié dans un collège français de Londres pendant des années : ils suivaient leur scolarité en français. Ils apprenaient l'anglais à côté, mais de façon mineure.
Je pense que c'est possible lorsqu'on est dans un pays étranger, car cela amène la connaissance de ce pays, mais enseigner une seconde langue équivalente à la langue française en France serait très dangereux pour l'identité nationale. Je demeure très sceptique à ce sujet...
Quant aux écoles privées, pour moi, l'homologation ne signifie pas la prise en compte des coûts. Une école privée doit demeurer privée. Je me souviens très bien du grand débat qui a eu lieu sur l'école libre il y a trente ans : l'école était libre, mais financée par l'Etat ! Les écoles dont je parle doivent trouver leur modèle, et demeurer totalement privées.
Le Maroc est l'exemple typique des pays où existe une énorme demande. Vous avez par ailleurs insisté sur le tourisme. J'aurais dû l'évoquer. On aborde ce sujet dans le rapport. Le tourisme est un outil majeur, et il est bien qu'il soit rattaché au ministère des affaires étrangères. C'est un outil considérable de développement, mais aussi de relations avec le français. Nous rappelons dans le rapport l'importance d'utiliser les alliances françaises comme instrument de promotion touristique. On peut même imaginer y associer les agences de voyage.
Pourquoi cet échec au Vietnam ? Je ne suis pas spécialiste de cette question, mais j'ai cru comprendre que cela renvoie à une décolonisation mal vécue. On n'a pas su choyer les élites comme les Américains ont pu intelligemment le faire, très rapidement. Nous ne sommes pas retournés très vite au Vietnam, et nous n'avons pas accompli le même travail que les Américains.
Enfin, concernant TV5 Monde, il est vrai que j'enrage parfois de ce que j'y vois. Il s'agit malgré tout d'un accord international ; on ne peut empêcher nos partenaires d'y diffuser les programmes qu'ils souhaitent.
Nous allons prolonger l'étude de ce rapport. Un certain nombre de réflexions seront soumises aux uns et aux autres. Face à une responsabilité importante, on se laisse aller à un abandon qui apparaît assez insupportable.
La réunion est levée à 16 h 10.
- Présidence de Mme Catherine Morin-Desailly, présidente -
La réunion est ouverte à 16 h 30.
Puis la commission examine les rapports pour avis de Mme Colette Mélot sur les crédits « Livre et industries culturelles » et de M. Pierre Laurent sur les crédits « Presse » de la mission « Médias, Livre et industries culturelles » et sur les articles 56 quinquies et 56 sexies rattachés du projet de loi de finances pour 2015.
Avant d'envisager le projet de budget 2015 lui-même, je souhaiterais formuler quelques observations liminaires sur l'action publique dans les domaines qui nous occupent.
En premier lieu, j'indiquerai que les pouvoirs publics - et le Sénat a pris toute sa place dans ce processus - ont entrepris de poser l'architecture d'une régulation qui est vite apparue nécessaire mais en respectant les initiatives des acteurs. Nous avons voté une série de textes très structurants. J'en mentionne quelques-uns : les textes relatifs au prix du livre numérique, TVA comprise si j'ose dire, la législation sur la vente de livres à distance, la loi Hadopi... Mais nous avons aussi laissé aux acteurs le soin de se concilier. Je mentionnerai les négociations sur un nouveau contrat d'édition du livre à l'heure numérique ou, dans le secteur de la musique, le processus dit des « 13 engagements ». Sans doute devons-nous nous attendre à retrouver quelques-unes des problématiques qui restent pendantes dans le futur projet de loi sur la création. Dans le rapport que je vous présente, je n'ai pas mené une étude exhaustive de ces problèmes mais je me suis attachée à les exposer et à rendre compte des réflexions en cours. Ce qui est sûr, c'est que nous devrons faire des choix et je crois qu'il serait souhaitable que notre commission suive très attentivement l'amont de l'élaboration déjà avancée de ce projet de loi.
En deuxième lieu, je voudrais rappeler que tous les secteurs culturels sont pris dans des évolutions liées au numérique. Je voudrais juste faire part d'une certaine perplexité devant l'adaptation de l'action publique dans sa dimension la plus opérationnelle à cette donne.
Tout d'abord, il me semble que le numérique unifie les problématiques auxquelles sont confrontées les industries culturelles et qu'on n'a pas tiré les conséquences de cette transversalité. Les réponses continuent d'être apportées secteur par secteur. Il est bien possible que chaque secteur repose sur des équilibres singuliers. Cependant, je m'étonne que des régulations mises en oeuvre ici ne soient pas envisagées là. Le secteur le mieux régulé est incontestablement le livre. Pourquoi donc n'envisage-t-on pas d'appliquer à la musique ce qui fonctionne pour le livre ? Le secteur musical est-il si prospère qu'il puisse se passer d'une régulation plus ferme ? On crée un médiateur du livre. Très bien ! Pourquoi ne pas créer un médiateur de la musique ? A-t-on vraiment enterré l'idée de mieux réguler les pratiques commerciales de la musique numérique ? Autant de sujets de réflexion... Cette unification des problématiques s'est traduite par la création de la Hadopi. Je m'inquiète que cet organisme soit constamment remis en question. Ses performances peuvent être diversement appréciées et je formule quelques interrogations dans mon rapport écrit. Mais l'existence d'un protecteur dédié à la défense des droits de propriété intellectuelle mis à mal par le numérique me semble ne pas devoir être contestée en son principe. Et pourtant n'est-ce pas ce qui se produit subrepticement avec un projet de dotation incertain en ses effets ?
Unifiant les problématiques, le numérique les étend aussi largement et, à ce propos, c'est bien la force de la régulation qui doit être envisagée. Avons-nous fait tout le travail législatif qu'il faut ? Sans doute pas et nous devrons compléter l'édifice. Des problèmes nouveaux adviennent chaque jour, il faut s'y adapter et même, ce serait mieux, les anticiper. Mais que, déjà, on s'applique à mettre en oeuvre ce que nous avons voté ! Qu'on surveille activement les pratiques commerciales dans tous les domaines de diffusion des biens culturels ! Qu'on construise cette offre numérique que la France a choisi de développer ! Nous avons en partie manqué les stades du hardware et des réseaux. Ne manquons pas l'épisode des contenus !
Enfin, l'action publique est évidemment confrontée par le numérique au problème de ses frontières nationales. Que la France s'active sans relâche pour lutter contre l'évaporation hors de nos frontières de la valeur des créations et des consommations culturelles du pays ! Soyons présents sur le front de l'harmonisation fiscale et sociale et sur celui de la lutte contre l'évasion fiscale ! Qu'a fait notre pays ces dernières années pour faire progresser le projet d'unification des assiettes de l'impôt sur les sociétés ? Pourquoi n'avons-nous pas davantage avancé sur le problème de la TVA numérique alors que le Sénat avait été précurseur ? Disposons-nous aujourd'hui de toutes les garanties sur ce sujet ? En tout cas soyons très attentifs à ce que projette l'Europe en matière de droits d'auteur.
J'en viens au projet de budget.
Il pose plusieurs problèmes.
D'abord quelques éléments quantitatifs. Le programme « Livre et industries culturelles » comporte deux actions incommensurables : l'action 1 consacrée au livre absorbe 96,1 % des crédits du programme avec 258,2 millions d'euros de crédits de paiement. L'action 2 « industries culturelles » n'est dotée que de 10,3 millions d'euros de crédits.
Par ailleurs, les crédits prévus pour la politique du livre sont concentrés sur la Bibliothèque nationale de France avec au total plus de 220 millions d'euros.
En bref, on pourrait dire que le budget du programme est un budget BnF puisque celle-ci se voit consacrer 82 % des crédits du programme.
Les crédits du programme 334 pour 2015 connaissent des évolutions contrastées avec, d'un côté, une baisse pour les autorisations d'engagement (AE), qui passent de 315,6 millions d'euros - en loi de finances initiale pour 2014 - à 271,5 millions d'euros, soit une diminution de 44 millions d'euros et moins 14 %. D'un autre côté, les crédits de paiement (CP). Ceux-ci s'accroissent de 2,5 % ; ils gagnent 6,7 millions d'euros, passant de 261,8 à 268,5 millions d'euros.
L'effet de ciseaux entre les AE et les CP consacrés aux opérations d'investissement n'est pas une anomalie dès lors que des programmes d'investissement passés et non renouvelés, s'achèvent. Mais l'évolution, en 2014, des écarts entre la consommation des AE et leur couverture par des crédits de paiement recèle quelques motifs d'inquiétude pour les budgets futurs. Les restes à payer, qui atteignaient 12,2 millions d'euros fin 2013, suivent une trajectoire « explosive » en 2014, avec en perspective un niveau de 63,7 millions d'euros, soit près d'une année de CP budgétés au titre des dépenses d'investissement, d'intervention et d'opérations financières. Ce reliquat ne sera pas résorbé en une année budgétaire. Il pèsera sur les budgets à venir tant que des normes strictes de progression des dépenses publiques seront appliquées. Dans ce contexte, il faudra procéder à des arbitrages au détriment d'autres postes du budget du programme 334.
Seconde observation générale. Malgré l'augmentation des crédits de paiement, la gestion budgétaire se traduit par une exploration systématique des fonds de tiroir. Le bouclage des budgets des grands opérateurs du programme que sont le Centre national du livre, la Hadopi et la BnF repose sur une sollicitation souvent excessive et, en toute hypothèse, non soutenable de leurs fonds de réserve. Autrement dit, le Gouvernement ne budgète pas ses ambitions et celles que le Parlement valide lors de l'examen de la loi de finances ou dans les textes législatifs qu'il adopte.
J'en viens à quelques remarques particulières.
Notre commission a auditionné le président de la BnF et je me contenterai de souhaiter que l'établissement se libère un peu de son passé pour entrer dans un avenir que nous espérons tous brillant. C'est d'ailleurs ce à quoi il s'emploie et il est vraiment souhaitable que la numérisation en cours puisse progresser à un meilleur rythme, tout en laissant à la BnF tous les moyens de développer en ce domaine une offre d'excellence. Celle-ci est le vrai avantage comparatif d'un projet comme Gallica. Il faut soutenir ce projet et, je dirais même, lui donner toute l'ampleur qu'il mérite à l'heure où la francophonie doit être un atout pour la France mais aussi pour ses partenaires de langue. Tout cela mérite des investissements publics. Ils ne sont pas au rendez-vous du projet de budget, qui n'affiche qu'une progression purement optique des moyens de la BnF, due à des transferts financiers entre budgets ministériels pour couvrir les coûts du programme immobilier en cours de la bibliothèque.
Le Centre national du livre (CNL) accomplit, de son côté, une mission essentielle à la diversité de la création et des circuits de diffusion. Il a été sollicité ces deux dernières années dans des conditions tout à fait excessives. Son fonds de roulement est réduit à un petit mois de fonctionnement. Pèse en plus sur lui la menace d'un épuisement de ses ressources, mises à mal par les écrêtements pratiqués par Bercy et par la régression de leurs assiettes. Il faut souhaiter très vivement que les problèmes de financement du CNL soient résolus. À cet égard, je voudrais souligner la part essentielle prise par le CNL dans la politique de soutien à la numérisation et aux librairies. Celles-ci sont dans un état souvent critique. Nous les avons aidés, au printemps dernier, en adoptant la loi sur la vente à distance de livres. Ne détruisons pas, par un rationnement budgétaire à courte vue, ce que nous avons fait en cette occasion. Il y va des équilibres sans lesquels tout le secteur du livre risque de passer sous la domination des géants d'Internet.
Le dossier le plus symbolique du projet de budget, c'est, chacun le sait, le sort réservé à la Hadopi. D'un point de vue budgétaire, les enjeux sont raisonnables. C'est affaire de 1 à 2 millions d'euros, soit tout au plus 0,7 % des crédits demandés pour le programme 334 pour 2015. Mais l'asphyxie financière qu'a évoquée la présidente de la Hadopi lors de son audition par notre commission, le mercredi 2 juillet dernier, pose un problème de principe. Apparemment il n'est plus question d'une évolution institutionnelle, ou, pour le dire autrement, d'un rapprochement avec le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA). Certes les choix de la Hadopi peuvent être discutés. La contribution de la structure au développement de l'offre légale n'a peut-être pas toute l'efficacité qu'on lui prête. Les effets pédagogiques de la réponse graduée sont sans doute réels mais difficiles à prouver. Par ailleurs, le taux de sanctionnement judiciaire des usages illicites est d'une faiblesse insigne, ce qui peut désencombrer les tribunaux mais ne conforte pas la dimension dissuasive du dispositif.
Il n'empêche que cette autorité existe avec des missions qu'il faut respecter. Par ailleurs, même si certaines imprudences ont été commises, le personnel de la Hadopi, qui s'est vu offrir des contrats longs, doit être respecté. Enfin, l'effort bienvenu de moderniser les moyens de lutte contre la contrefaçon commerciale doit être soutenu. Il serait bon de se demander si certaines orientations ne devraient pas être rééquilibrées, mais aussi si les voies de saisine de la Hadopi ne pourraient pas être élargies, à l'État notamment. En tout cas, il n'est pas sain de créer des organismes et de leur refuser les moyens d'exercer leurs attributions.
Ce même problème existe d'ailleurs avec le médiateur du livre, dépourvu de tout moyen propre.
Ces tendances sont regrettables.
Je conclurai en abordant deux industries culturelles, l'une quasi sinistrée, la musique, l'autre, qui risque de le devenir si nous ne prenons pas conscience de la dimension de ses enjeux, le jeu vidéo.
La musique est un secteur qui a perdu 60 % de ses revenus depuis dix ans. Une forme de suspension de cette descente aux enfers peut être relevée ces dernières années. Mais les modèles d'offre légale qui ont émergé demeurent fragiles. En toute hypothèse, ni la captation de la valeur par les grands intervenants de l'aval, ni les questions aiguës des relations entre les grands producteurs et les plateformes ou entre producteurs et artistes ne sont réglées. La loi sur la création pourrait comporter des avancées. Il faudra suivre cela de près et nous pourrons nous reposer sur les contributions utiles de chacun, en particulier celles proposées par le rapport Phéline, du nom de son auteur, avec lequel j'ai eu des échanges utiles. On peut se féliciter que le crédit d'impôt phonographique sorte conforté du projet de loi de finances rectificative. Il conviendrait sans doute que la réponse graduée soit plus vigoureuse. En toute hypothèse, la proposition de créer une injonction prolongée de retrait des oeuvres devrait permettre d'éviter la situation ubuesque actuelle qui voit les ayants droit devoir adresser plus de 220 millions de notifications à Google. Le nombre des notifications quotidiennes en France est, du reste, déjà impressionnant, puisqu'il atteint le seuil des 50 000. Il faudra également se pencher sur les suites données aux recommandations d'exposition de la chanson française dans les médias afin que l'esprit des quotas soit mieux respecté.
Sur les jeux vidéo, première industrie culturelle du pays, du moins sous l'angle du chiffre d'affaires, avec plus de 3 milliards d'euros, je serai brève. Le risque est ici celui d'une délocalisation des studios et d'une fuite des talents vers des cieux où règne une clémence fiscalo-sociale sans égale sous nos latitudes. Le Gouvernement pourrait sans doute s'inspirer de certains dispositifs, afin, en particulier - car cela ne coûte pas très cher - de faciliter les financements accessibles aux jeunes unités de production. Il est excellent d'avoir abaissé le seuil d'éligibilité au fonds d'aide au jeu vidéo (FAJV) comme l'avait recommandé le groupe de travail sur les jeux vidéo du Sénat en septembre 2013. Les autres propositions de ce groupe de travail mériteraient d'être mieux prises en considération.
Madame la présidente, compte tenu de mes observations sur la soutenabilité budgétaire des crédits du programme 334 et de l'absence de décisions dont la programmation budgétaire pour 2015 devrait être accompagnée relativement aux missions confiées aux opérateurs, je recommande à la commission de donner un avis défavorable à l'adoption des crédits du programme.
Je trouve que le secteur du livre a besoin de notre attention et de crédits. Rejeter les crédits n'est pas la bonne solution. On peut les considérer insuffisants. Ils sont indispensables pour entretenir la vitalité culturelle du pays.
La position de Mme Cartron se défend, mais la recommandation du rapporteur pour avis ne vise pas à priver les secteurs de leurs crédits. Au contraire, il s'agit, compte tenu des limites imposées au pouvoir d'amendement des parlementaires, de refuser un budget insuffisant.
Le rapport soulève des sujets légitimes mais adopte une posture outrancière dans la noirceur du tableau que vous avez dressé. Bien sûr nous devrons encore travailler pour maîtriser le numérique. Il est vrai que le livre est mieux régulé, mais la tâche est beaucoup plus difficile pour la musique, du fait des technologies employées et des acteurs concernés. Ce budget n'est pas si différent de ceux que vous souteniez il y a quelques années. Vous avez fait un choix politique respectable mais vous avez mésestimé l'engagement du Premier ministre de sanctuariser les lignes budgétaires concernant la culture. Il ne faut pas faire fi d'un effort qui est globalement apprécié.
Je finis sur la Hadopi. Cette institution est mal née. Depuis, elle a développé des missions dans des conditions qui méritent un examen. Il me semble qu'avec les crédits proposés la Hadopi a parfaitement les capacités d'accomplir ce pour quoi elle est faite. Si elle veut étendre ses missions, le législateur devra auparavant intervenir. Au demeurant, il faudra sûrement s'interroger sur la désignation de l'institution que nous chargerons de défendre la propriété intellectuelle et artistique. Le groupe socialiste votera les crédits sans manquer de faire les propositions qui s'imposent.
Les crédits du programme sont de toute évidence absorbés par la BnF. Cette situation est en partie due à la rénovation du quadrilatère Richelieu qui mobilise d'autres moyens et représente un coût total considérable. Par ailleurs, le coût de fonctionnement de l'établissement dépasse 500 000 euros par jour, cette situation n'étant pas sans lien avec la dispersion des sites de la BnF. Nos territoires aimeraient bénéficier d'un tel soutien. Je m'intéresse, en particulier, au financement des contrats territoriaux de lecture. Sous cet angle, j'insiste pour que l'intervention déconcentrée du Centre national du livre soit préservée.
Madame le rapporteur pour avis a mis en évidence que la protection du livre contre les débordements par le numérique était plus avancée que pour les autres industries culturelles. Il faut cependant nuancer cette appréciation par la considération des pertes de droits du consommateur-lecteur qui, par exemple, se voit privé de la possibilité de prêt à son entourage immédiat. Cela étant, les membres du groupe écologiste préfèrent adopter les crédits en exprimant leur déception plutôt que d'exprimer leur déception en ne les adoptant pas.
L'examen du rapport permet d'envisager la totalité des questions auxquelles nous devons répondre. Le projet de budget n'apporte malheureusement pas les réponses qu'il faudrait. C'est notre rôle de prendre nos responsabilités et d'alerter, par notre position de vote, sur la situation très fragile du secteur des industries culturelles.
Je voudrais dire que je n'ai pas entendu de propos outranciers ni exagérés. Le projet de budget est inquiétant. Il faut alerter le gouvernement.
Il ne me semble pas que le diagnostic du rapport fasse vraiment débat. Je veux saluer le travail accompli par les acteurs des secteurs culturels dont j'ai la charge. Ils ne sont pas suffisamment soutenus. Par ailleurs, je crois qu'il faut considérer l'action publique sous tous ses angles et les aspects budgétaires sont à l'image du reste. D'ailleurs, je voudrais bien savoir où en sont les projets de retour à la maîtrise de la valeur culturelle de la France. Quel niveau l'évaporation atteint-elle ? Que faisons-nous pour lutter contre le détournement de la valeur hors de nos frontières ? Quelles suites ont-elles été données au rapport Colin et Collin ? La sanctuarisation des crédits me semble quelque peu optique. Il y a des transferts entre budgets. Les opérateurs sont obligés de ponctionner leurs réserves déjà à l'étiage. La Hadopi n'a pas la réponse graduée pour seule compétence. D'autres missions sont très importantes comme la régulation des mesures techniques de protection.
Le contrôle de l'application des lois nous incombe. Quelques années après la création de la Hadopi, il serait utile de réunir des informations objectives et approfondies sur cette institution. Je vous propose de créer une mission d'information en ce sens. Elle nous sera utile pour préparer la loi création et la loi numérique. Je propose que nous passions maintenant à l'examen des deux articles rattachés à la mission.
L'Assemblée nationale a adopté deux amendements du Gouvernement, ajoutant ainsi deux articles au projet de loi de finances - articles 56 quinquies et 56 sexies - rattachés à la mission « Médias, livre et industries culturelles ».
La commission des finances en a préconisé l'adoption, recommandation que je partage.
Ce sont des dispositions purement formelles qui visent à décaler la date d'entrée en vigueur des mesures adoptées dans la loi de finances rectificative de décembre 2013, relatives à l'extension et au renforcement du crédit d'impôt jeux vidéo. Aux termes de la loi, les mesures votées en décembre 2013 devaient entrer en vigueur au plus tard le 1er janvier 2015.
Ces dispositions correspondent à une aide d'État qui procure un avantage concurrentiel et doivent, à ce titre, préalablement, être notifiées à la Commission européenne ; elles requièrent son autorisation pour être appliquées.
Or, le Gouvernement ne les a notifiées que cet été. Ce manque de diligence est évidemment choquant, sachant que la loi a été adoptée fin décembre 2013. La Commission n'a pas encore statué, ce qui rend difficilement envisageable l'entrée en vigueur de ces dispositions dès le 1er janvier 2015. Les deux articles rattachés tirent les conséquences de cette situation. Je voudrais me borner à formuler une observation et un souhait. Nous sommes trop souvent conduits à adopter des dispositions qui ne passent pas l'épreuve de l'examen européen, avec pour effet ce scénario bien déplaisant que constitue le prononcé contre la France de sanctions éventuellement coûteuses. Il faut être prudent.
Par ailleurs, je souhaite que, comme le régime de soutien précédemment en vigueur, le nouveau dispositif soit validé par la Commission.
Je voudrais appuyer vos propos, madame la présidente, sur Hadopi. Bien peu d'entre nous s'étaient exprimés sur Hadopi pour refuser le dispositif. J'en faisais partie car il fallait défendre certaines libertés. Le Conseil Constitutionnel nous a donné raison. Les missions de la Hadopi sont claires. Le CSA a souhaité reprendre la main. Je l'aurais regretté car il faut au numérique un régulateur du numérique. Aujourd'hui, on étrangle l'institution financièrement. Cela nuit à la création française. Ainsi que l'a souligné notre rapporteur pour avis, ce n'est pas responsable.
La situation de la presse continue de se dégrader gravement. Inexorablement, un phénomène conjugué - l'éloignement des jeunes générations du média presse (et donc le vieillissement du lectorat) et l'accélération de la révolution numérique - détruit, le mot n'est pas trop fort, le modèle économique de la presse papier. La réduction des tirages et le maintien de coûts fixes élevés sont à l'origine d'un « effet de ciseaux » qui menace de disparition un nombre toujours plus important de publications. Face à cette crise, l'avenir de la presse n'est pas scellé, mais elle souffre d'un manque de moyens, d'investissements, de mutualisations pour réussir la transition nécessaire. L'enjeu est démocratique, culturel, industriel. C'est le droit à l'information qui est en cause.
Certes, il y a quelques réussites qui concernent, en fait, un nombre très limité de groupes (Le Monde, Le Figaro, Les Échos, le groupe Amaury), ceux qui disposent des moyens les plus importants, et qui ont en commun d'appartenir à des industriels ou des financiers qui cherchent au moins autant à renforcer leur influence qu'à rentabiliser leurs investissements. La diversité éditoriale n'en reste pas moins régulièrement amoindrie.
La réalité majoritaire du secteur reste la très grande fragilité des titres, représentée, par exemple, par la situation toujours incertaine de Libération, de L'Humanité ou de titres de la presse quotidienne régionale (Nice-Matin, Sud-Ouest/Midi Libre, La Marseillaise...).
Plus que jamais, la presse a donc besoin d'aides publiques pour poursuivre sa transformation et trouver un nouveau modèle économique stable sachant que le numérique ne produit pas encore son équilibre et que le papier n'en a plus.
Plus que jamais, la filière de la presse a besoin d'une politique cohérente et ambitieuse qui apporte des réponses durables aux principaux défis : le soutien à la diffusion, l'aide à la modernisation, la défense et la promotion du pluralisme et la qualité de l'information.
Si cette politique publique est nécessaire, c'est d'abord parce que la presse n'est pas une marchandise, comme le rappelle le syndicat Filpac CGT (Fédération des travailleurs des industries du livre, du papier et de la communication Confédération générale du travail) qui, lors de son audition, a renouvelé sa demande d'un plan filière global et d'un débat d'ensemble sur le droit à l'information. La presse est un rouage essentiel du fonctionnement de notre démocratie, ce qui justifie pleinement le plan de sauvegarde que nous sommes nombreux à appeler de nos voeux. Il faut remettre à plat les aides directes à la presse afin de favoriser les investissements, les mutualisations, le pluralisme. L'avenir de la presse doit être trouvé dans l'innovation technologique, le soutien à la qualité éditoriale, le lancement de nouveaux titres.
Le constat que je fais encore cette année - pour le déplorer -, c'est l'absence de cette réflexion à moyen et long terme. Les mesures proposées, sur lesquelles je vais revenir dans un instant, ne permettent pas de préparer l'avenir de la presse à la hauteur des défis en cours, même si les crédits sont globalement maintenus et que des ajustements bienvenus sont opérés à la marge.
Je commencerai par évoquer la question du taux « super réduit » de TVA qui permet une certaine « neutralité technologique » et favorise la transition numérique. La directrice générale des médias et des industries culturelles (DGMIC), que j'ai auditionnée, n'a pas caché sa préoccupation compte tenu de l'évolution du contentieux engagé devant la Cour de Justice de l'Union européenne concernant le livre numérique. La Commission européenne a adressé le 10 juillet 2014 une lettre de mise en demeure à la France. Est-ce que le changement de commission pourrait avoir une incidence sur la doctrine de la commission sur ce sujet ? Le commissaire européen chargé de la fiscalité, Pierre Moscovici, aura la lourde responsabilité de trancher cette question. Nous y serons attentifs.
Les aides directes à la presse (action n° 2) du programme 180 subissent une nette baisse de 3 % - les crédits passeraient de 135 à 130 millions d'euros - qui me semble difficilement acceptable compte tenu du contexte.
Je trouve d'autant plus dommageable cette réduction des moyens qu'elle est justifiée par un transfert de crédits au bénéfice de l'AFP. En somme, la presse est mise à contribution pour soutenir l'AFP, ce qui constitue une curieuse conception de la solidarité, compte tenu de son propre état, et alors même que le soutien à l'AFP relève au premier chef de l'État.
Le soutien à la diffusion au travers des aides au portage ne change pas, à 36 millions d'euros. L'aide est toutefois rééquilibrée au bénéfice des réseaux de portage multi-titres. C'est un des enjeux d'avenir car, si la presse quotidienne régionale (PQR) est portée à plus de 80 %, compte tenu de la baisse de sa diffusion, elle a maintenant besoin des volumes de la presse quotidienne nationale (PQN).
L'aide à la modernisation de la presse est également maintenue à son montant de 18,85 millions d'euros. Une légère progression est constatée concernant l'exonération de charges patronales pour les vendeurs-colporteurs et les porteurs de presse à 22,54 millions d'euros.
Les baisses concernent surtout les aides à la modernisation sociale de la presse d'information politique et générale (IPG) qui passent de 12,57 millions d'euros à 7 millions d'euros du fait de la baisse du nombre de salariés concernés par les mesures d'accompagnement à la restructuration des imprimeries. Les départs anticipés concerneront, en effet, 105 salariés pour la PQN et 228 pour la PQR contre, respectivement, 114 et 244 en 2014. Plusieurs auditions nous ont pourtant confirmé que les restructurations étaient loin d'être achevées.
L'aide à l'équipement des commerces de presse est maintenue au même niveau que l'année dernière - un niveau que j'avais déjà estimé insuffisant - soit 4 millions d'euros.
Les crédits consacrés au Fonds stratégique pour le développement de la presse connaissent, pour leur part, une baisse de 500 000 euros à 30,45 millions d'euros. Cette baisse confirme et accentue la diminution des crédits de 8 % constatée l'année dernière.
Cette nouvelle baisse fait suite à l'adoption du décret du 23 juin 2014 qui a fusionné les sections du Fonds stratégique, modifié les critères d'éligibilité et les taux de subvention de façon à réorienter ses interventions vers les projets mutualisés et techniquement innovants. Même si le ciblage des aides sur les titres d'information politique générale constitue un progrès, on ne peut que regretter cette baisse de crédits pour un outil qui est aujourd'hui présenté comme le principal levier de la modernisation de la presse.
Enfin, j'observe que les crédits consacrés à la préservation du pluralisme sont maintenus à leur niveau de 2014, soit 11,475 millions d'euros, mais avec plus de titres concernés. Ainsi, le directeur de l'Humanité vient d'indiquer que l'aide à son journal serait amputée de 200 000 euros. Je ne peux que rappeler ce que je vous disais déjà l'année dernière : « le pluralisme est aujourd'hui le parent pauvre des politiques d'aide à la presse ».
J'en viens maintenant à la situation de Presstalis, qui continue de concentrer toutes les attentions compte tenu de sa place dans le système de distribution instauré par la loi du 2 avril 1947, dite « loi Bichet ». La situation de la messagerie reste, il ne faut pas le nier, difficile.
À court terme, on peut certes considérer que les réformes menées portent leurs fruits, comme le montrent l'équilibre d'exploitation atteint fin 2013 et l'amélioration de la situation qui devrait être constatée fin 2014.
Cette amélioration trouve son origine notamment dans les progrès de la mutualisation. Le décroisement des flux consécutif à la meilleure coordination des logisticiens devrait être effectif au premier trimestre 2015. Par ailleurs, le nouveau système d'information commun avec les MLP est en cours de réalisation. Le déploiement devrait être effectif en 2016 et il permettra alors à Presstalis de réaliser des économies de l'ordre de 10 millions d'euros.
Il convient tout de même de rappeler que le coût social est lourd. Presstalis poursuit la mise en oeuvre de son plan de départs volontaires qui concerne 900 salariés. Ce plan est aujourd'hui fragilisé par l'État qui tarde à solder sa contribution qui s'élève à 3,5 millions d'euros. Il est essentiel que l'État assume bien ses engagements en la matière.
Au-delà de ces aspects immédiats, c'est bien la question de l'avenir des messageries de presse qui est en jeu. Je m'étonne que l'on continue à maintenir deux opérateurs sur un marché en régression brutale alors que la concurrence s'est déplacée vers le numérique. Au lieu de réfléchir à une rationalisation du secteur à travers, par exemple, la création d'un « monopole régulé » qui permettrait de maximaliser les mutualisations, on affaiblit les deux opérateurs en privilégiant des coopérations qui sont longues à négocier et encore plus difficiles à mettre en place, comme le projet de mise en commun des moyens de transport. Par ailleurs, les deux acteurs se livrent une bataille sans merci, n'hésitant pas à recourir à des pratiques déloyales en matière tarifaire, qui tirent encore un peu plus vers le bas les tarifs du secteur (« bonus de bienvenue » pour capter les clients du concurrent).
En fait, alors qu'il faudrait un changement de modèle, tout laisse penser que nous gérons la crise sans donner à Presstalis les moyens de développer de nouveaux relais de croissance.
La faiblesse de Presstalis dans la distribution numérique est à cet égard symptomatique. Les éditeurs n'ont pas réussi, jusqu'à présent, à mettre à disposition leurs contenus sur une plateforme commune, comme le montre l'échec du kiosque en ligne ePresse. Cela devrait constituer la vocation naturelle de Presstalis dans le cadre d'une mutation réussie. Au lieu de cela, c'est une jeune start up néerlandaise, Blendle, qui s'apprête à débarquer en France avec un modèle d'agrégateur d'articles de presse et un paiement à l'unité. Créée en avril dernier, cette société a déjà conquis 135 000 clients aux Pays-Bas et vient d'accueillir The New York Times et Axel Springer dans son capital. Si je vous alerte sur ce nouvel acteur, c'est que son modèle pourrait remettre en cause la logique même d'un titre de presse qui repose sur des financements croisés à l'intérieur d'une même publication.
Comme la télévision, la presse va devoir affronter, à son tour, le défi de la « délinéarisation ». Les nouveaux usages peuvent être une chance pour la presse car ils peuvent séduire de nouvelles générations qui ne sont plus familières de la presse papier. Mais il serait pour le moins regrettable que les acteurs français se laissent évincer de ce nouveau marché comme ils l'ont été peu ou prou des vidéos en ligne, des librairies en ligne et des moteurs de recherche. Il aura fallu des années, qui ont coûté bien cher, pour redécouvrir les vertus de la mutualisation pour la presse papier. Qu'attend-on pour impulser des modèles coopératifs dans le domaine numérique ?
J'en viens à l'aide au transport postal, qui est désormais entièrement intégrée au programme 134 « Développement des entreprises » de la mission « Économie » et n'est plus prise en compte dans la mission « Médias, livre et industries culturelles ».
Les accords Schwartz (2009-2015) avaient fixé à 180 millions d'euros la dernière année, le montant d'aide de l'État de. Ce montant sera, en fait, de 130 millions d'euros, l'État estimant que le bénéfice du crédit d'impôt compétitivité emploi (CICE) - à hauteur de 300 millions d'euros - permettra à La Poste de compenser la baisse de cette dotation. Il reprend d'une main ce qu'il donne de l'autre, mais au détriment d'un secteur de la presse très mal en point. La Poste vit mal cette reprise de 50 millions d'euros qui ne reconnaît pas la spécificité de sa pyramide des salaires et ne tient pas compte, non plus, du déficit endémique de la mission courrier.
Malgré tout, La Poste déclare ne pas se désintéresser de la presse et serait prête à contribuer au développement du portage à certaines conditions, comme l'arrêt de l'écrémage pour la distribution des magazines.
La Poste considère qu'il pourrait exister des marges de manoeuvre si les différentes entreprises de messagerie acceptaient de mieux coordonner leurs moyens. Elle constate qu'un retard a été pris pour définir la suite des accords Schwartz et estime que la réponse doit être de nature industrielle. Je ne vous cacherai pas mon inquiétude concernant le devenir du contrat tripartite État-Presse-Poste qui arrive à échéance sans que l'on sache quel dispositif prendra sa suite. Or le devenir et l'articulation des différents modes de distribution restent un enjeu clé pour tout le secteur.
Comme je vous l'indiquais l'année dernière, il est indispensable que « l'État prenne ses responsabilités et assure une sortie du moratoire dans des conditions acceptables tant pour les éditeurs que pour La Poste ».
J'en viens maintenant à l'Agence France-Presse (AFP). Comme je l'indiquais au début de mon intervention, elle bénéficie d'un transfert de crédits de la part de l'action n° 2 du programme 180 qui portera les moyens de l'action n° 1 à 126,1 millions d'euros, en hausse de 2,5 %. Le projet de loi prévoit pour 2015 une hausse de 2 millions d'euros de la dotation auxquels s'ajoute le transfert des abonnements de l'État pour un montant de 1,39 million. Pour l'année 2013, le chiffre d'affaires de l'agence s'est établi à 282,9 millions d'euros.
Je ne vous cacherai pas que je suis préoccupé par le fait de devoir nous prononcer sur le budget de l'agence sans connaître le contenu exact du prochain contrat d'objectifs et de moyens (COM) pour la période 2014-2018 alors même que l'Assemblée nationale devrait examiner le 17 décembre prochain, la proposition de loi déposée par le député Michel Françaix qui prévoit, en particulier, une réforme de l'Agence France-Presse. Le COM étant en voie de finalisation, il serait souhaitable, à mes yeux, qu'il prévoit un rythme de revalorisation de la subvention à l'AFP régulier, du même ordre que les deux millions d'euros de cette année. Ce montant peut en effet augmenter pour atteindre le montant maximal susceptible d'être versé à l'AFP, à partir de la compensation estimée des missions d'intérêt général et du paiement estimé des abonnements.
Nous aurons prochainement l'occasion d'examiner le texte de la proposition de loi Françaix et je ne veux pas anticiper sur nos débats, mais je ne peux pas passer sous silence l'inquiétude des personnels de l'AFP que j'ai reçus. L'AFP a des difficultés de trésorerie, elle doit faire face à l'échéance des crédits qu'elle pourrait ne pas pouvoir rembourser. Elle n'est plus propriétaire de son siège et, maintenant, cette proposition de loi crée une filiale technique qui inquiète le personnel, très attaché à l'intégrité du statut de l'AFP.
La Commission européenne a adressé à la France, le 27 mars 2014, une recommandation lui proposant des modifications du statut de l'AFP permettant de sécuriser la compatibilité des aides à l'AFP avec les dispositions du traité. Elles concernent le calcul de l'abonnement de l'État, une comptabilité séparée pour les activités ne relevant pas des missions d'intérêt général de l'AFP et un régime de faillite spécifique. Par ailleurs, alors que la définition des missions d'intérêt général relève normalement du domaine de la loi, il est prévu qu'elles soient précisées dans le COM, ce qui me semble constituer un régime moins protecteur pour l'AFP. Enfin, que penser du fait que le principe même du mandat confié à l'AFP devra être réexaminé au bout de dix ans ? Sinon que cette disposition illustre bien la précarité de l'avenir de l'agence dont la mission prévue par la loi de 1957 n'est pas définitivement consacrée par la Commission européenne.
On le voit, si on peut se féliciter que l'accord trouvé avec la Commission européenne pérennise la subvention de l'État pour les missions d'intérêt général, il reste encore du chemin à accomplir pour porter à 100 % la compensation de ces missions que j'appelle de mes voeux, d'autant plus que la négociation du COM semble programmer l'érosion progressive de la revalorisation de cette subvention.
L'AFP est un atout national précieux. Elle est le produit d'une volonté politique et elle ne pourra survivre sans le maintien d'aides publiques. Je rappelle, à cet égard, qu'aucune des grandes agences mondiales ne vit de ses seules ressources propres. Nous devrons avoir cela à l'esprit lorsque nous examinerons la proposition de loi « Françaix » début 2015, qui doit être adoptée avant le 27 mars 2015.
En conclusion, je considère, comme je viens de l'expliquer, que ce projet de budget ne permet pas de préparer l'avenir de la presse compte tenu des mutations en cours. L'année 2015 devrait être décisive pour les news magazines qui sont, à leur tour, entrés en crise. Des regroupements apparaissent probablement inévitables sans qu'on puisse en mesurer encore les conséquences. L'émergence de grands groupes « plurimédias » qui regrouperaient presse, télévision et radio est à l'ordre du jour avec le risque d'un nouveau recul du pluralisme. Face à ces défis, il manque aujourd'hui une vision claire et une politique cohérente.
Compte tenu des insuffisances nombreuses qui caractérisent le programme 180 et des risques qui pèsent en particulier sur l'AFP, je vous propose de donner un avis défavorable à l'adoption des crédits relatifs à la presse au sein de la mission « Médias, livre et industrie culturelles ».
Il y a effectivement tout lieu d'être inquiet sur l'évolution du lectorat car les jeunes ne lisent plus la presse, même quand elle est mise à leur disposition gratuitement.
Concernant la question des photographes, ces derniers sont inquiets car ils ne voient pas d'amélioration suite à l'accord de bonnes pratiques de juillet dernier. De moins en moins de photojournalistes ont aujourd'hui accès à la carte de presse.
Je respecte les orientations exprimées par le rapporteur pour avis, mais les sénateurs socialistes émettront un avis favorable à l'adoption des crédits relatifs à la presse.
Les difficultés de l'AFP ne sont pas récentes puisqu'on les évoquait déjà en 2010. L'agence joue un rôle important pour la francophonie. Un autre modèle économique pourrait-il être développé en recourant à davantage de partenariats avec le secteur privé ?
La question des photojournalistes est très importante. Ils ont été déstabilisés par l'évolution de la presse. Ils sont souvent les premiers touchés par la précarisation et le développement des piges. Il faut rappeler que la pige n'est pas un système fait pour précariser les rédactions mais un système permettant d'avoir recours à des spécialistes occasionnellement. Les piges n'ont pas été créées pour salarier le personnel des rédactions.
Concernant l'AFP, elle a fonctionné depuis longtemps avec des partenariats avec les éditeurs. Aujourd'hui, un engagement de l'État est nécessaire pour pérenniser son indépendance. L'AFP est confrontée à un problème concernant ses partenariats avec la PQN et la PQR qui sont plus difficiles. Il faut penser l'avenir de l'AFP différemment sans pour autant organiser un désengagement de l'État. Il y a un risque de disparition d'un atout précieux pour notre pays.
Nous allons maintenant émettre un avis sur l'ensemble de la mission « Médias, livre et industries culturelles ». Je rappelle les avis que nos rapporteurs proposent de donner : M. Jean-Pierre Leleux nous propose de donner un avis défavorable à l'adoption des crédits de l'audiovisuel, Mme Claudine Lepage de donner un avis favorable à l'adoption des crédits de l'audiovisuel extérieur, Mme Colette Mélot de donner un avis défavorable à l'adoption des crédits du livre et des industries culturelles et M. Pierre Laurent de donner un avis défavorable à l'adoption des crédits de la presse.
La commission émet un avis défavorable à l'adoption des crédits de la mission « Médias, livre et industries culturelles » du projet de loi de finances pour 2015.
La commission émet un avis favorable à l'adoption des articles 56 quinquies et 56 sexies du projet de loi de finances pour 2015.
La réunion est levée à 17 h 45.