Intervention de Jacques Attali

Commission de la culture, de l'éducation et de la communication — Réunion du 25 novembre 2014 : 1ère réunion
Audition de M. Jacques Attali sur son rapport « la francophonie et la francophilie moteurs de croissance durable »

Jacques Attali :

La question de M. Gorce devrait être la question centrale du débat politique français : qu'est-ce qu'un projet français ? C'est une question à laquelle chacun d'entre nous a sa réponse. Votre assemblée doit, mieux que quiconque, savoir le définir. J'aimerais que le débat national entre vous porte sur cette question, et non sur d'autres. Je vous laisse le soin d'en discuter.

Je fais mienne la phrase de cet écrivain algérien, qui disait : « Ma patrie, c'est la langue française. » Il s'appelait Albert Camus... Le patriotisme linguistique est une vraie valeur, qu'il faut revendiquer en tant que telle, et décliner de façon systématique. Il existe une différence entre un homme politique et un homme d'Etat : l'homme d'Etat doit toujours penser à la grandeur de la France, employer ce mot sans emphase, mais de façon concrète, pratiquement dans chacun de ses discours, en trouvant une façon, sur quelque sujet que ce soit, de décliner cette ambition.

J'ai eu le privilège de travailler avec un Président de la République qui y pensait tous les jours, même si cela avait aussi une dimension personnelle mégalomaniaque, puisqu'il s'associait lui-même à cette grandeur - mais c'est un autre sujet...

Vous avez évoqué le choix du secrétaire général de l'OIF. C'est un enjeu majeur. On peut en effet reprocher à la France de se trouver dans la situation où nous sommes aujourd'hui. Je ne saurais le dire... Je pense que la France a très longtemps pensé que le choix devant se porter sur un Africain, il importait que cet Africain soit choisi par les Africains, et non que ce choix soit dicté par la France.

Même si je sais, pour en avoir été informé - pour parler simplement - que différentes tentatives ont été menées pour susciter des candidatures plus ou moins avortées d'Africains qui auraient pu être de grands candidats, il est vrai que c'est un délice pour les hommes d'Etat que de s'occuper des nominations. C'est le dernier pouvoir de droit de vie et de mort dont ils disposent !

Cette nomination va prendre du temps, et je partage votre point de vue : sans en faire une question de personne, le fait de nommer quelqu'un qui n'est pas Africain serait un désastre, ne serait-ce que parce que l'actuel numéro deux de l'organisation, un remarquable Canadien, devrait céder la place. Or, c'est lui qui « gère la boutique », et ce ne serait pas une solution idéale. Les conséquences en chaîne seraient désastreuses ! J'espère qu'on saura l'éviter. J'ai l'impression qu'une prise de conscience a eu lieu - mais je ne saurais dire ce qui se passera samedi ou dimanche à Dakar, où je n'irai d'ailleurs pas, n'y ayant pas ma place...

La question des entreprises qui ont choisi d'employer l'anglais sur notre sol national est une question importante et difficile. La question de la loi Fioraso est un sujet compliqué.

J'ai reçu hier soir un courrier électronique d'un ami français, président d'une très grande entreprise française, qui me mettait en copie d'un message qu'il échangeait avec l'un de ses collaborateurs français. Ce message était en anglais. Je lui ai demandé pourquoi. Il m'a expliqué qu'il avait mis ce courrier électronique en copie à l'un de ses autres collaborateurs, à New York. Je lui ai demandé quelle était sa nationalité. Il m'a répondu qu'il était également français !

L'ONG que je préside dispose de collaborateurs de toutes nationalités dans quarante pays, et je dois dire que notre langue de travail demeure pour l'essentiel le français mais, lorsqu'un Chinois qui dirige un bureau quelque part ne parle pas français, on est obligé de lui écrire en anglais. Il n'y a pas d'autre solution. Lorsqu'on met tout le monde en copie, la courtoisie consiste à rédiger également le message en anglais.

C'est un vrai risque. L'influence française est très importante. C'est une question de rapport de force, qu'il est important de maintenir.

Les universités qui enseignent en anglais sur le sol français sont très dangereuses. Il faut évidemment maintenir l'enseignement en français. Au début, j'étais totalement opposé à l'enseignement en anglais, que je trouvais une très mauvaise idée. Je me suis rendu compte, en observant les choses de plus près, qu'enseigner en anglais à des gens qui ne seraient pas venus sans cela est une façon de les amener à la francophonie.

Beaucoup de Chinois viennent étudier à Sciences Po ou dans d'autres universités et ne comprennent que l'anglais. On peut espérer qu'ils aient un petit ami français ou une petite amie française, ce qui est la meilleure façon d'apprendre une langue !

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