Avant d'envisager le projet de budget 2015 lui-même, je souhaiterais formuler quelques observations liminaires sur l'action publique dans les domaines qui nous occupent.
En premier lieu, j'indiquerai que les pouvoirs publics - et le Sénat a pris toute sa place dans ce processus - ont entrepris de poser l'architecture d'une régulation qui est vite apparue nécessaire mais en respectant les initiatives des acteurs. Nous avons voté une série de textes très structurants. J'en mentionne quelques-uns : les textes relatifs au prix du livre numérique, TVA comprise si j'ose dire, la législation sur la vente de livres à distance, la loi Hadopi... Mais nous avons aussi laissé aux acteurs le soin de se concilier. Je mentionnerai les négociations sur un nouveau contrat d'édition du livre à l'heure numérique ou, dans le secteur de la musique, le processus dit des « 13 engagements ». Sans doute devons-nous nous attendre à retrouver quelques-unes des problématiques qui restent pendantes dans le futur projet de loi sur la création. Dans le rapport que je vous présente, je n'ai pas mené une étude exhaustive de ces problèmes mais je me suis attachée à les exposer et à rendre compte des réflexions en cours. Ce qui est sûr, c'est que nous devrons faire des choix et je crois qu'il serait souhaitable que notre commission suive très attentivement l'amont de l'élaboration déjà avancée de ce projet de loi.
En deuxième lieu, je voudrais rappeler que tous les secteurs culturels sont pris dans des évolutions liées au numérique. Je voudrais juste faire part d'une certaine perplexité devant l'adaptation de l'action publique dans sa dimension la plus opérationnelle à cette donne.
Tout d'abord, il me semble que le numérique unifie les problématiques auxquelles sont confrontées les industries culturelles et qu'on n'a pas tiré les conséquences de cette transversalité. Les réponses continuent d'être apportées secteur par secteur. Il est bien possible que chaque secteur repose sur des équilibres singuliers. Cependant, je m'étonne que des régulations mises en oeuvre ici ne soient pas envisagées là. Le secteur le mieux régulé est incontestablement le livre. Pourquoi donc n'envisage-t-on pas d'appliquer à la musique ce qui fonctionne pour le livre ? Le secteur musical est-il si prospère qu'il puisse se passer d'une régulation plus ferme ? On crée un médiateur du livre. Très bien ! Pourquoi ne pas créer un médiateur de la musique ? A-t-on vraiment enterré l'idée de mieux réguler les pratiques commerciales de la musique numérique ? Autant de sujets de réflexion... Cette unification des problématiques s'est traduite par la création de la Hadopi. Je m'inquiète que cet organisme soit constamment remis en question. Ses performances peuvent être diversement appréciées et je formule quelques interrogations dans mon rapport écrit. Mais l'existence d'un protecteur dédié à la défense des droits de propriété intellectuelle mis à mal par le numérique me semble ne pas devoir être contestée en son principe. Et pourtant n'est-ce pas ce qui se produit subrepticement avec un projet de dotation incertain en ses effets ?
Unifiant les problématiques, le numérique les étend aussi largement et, à ce propos, c'est bien la force de la régulation qui doit être envisagée. Avons-nous fait tout le travail législatif qu'il faut ? Sans doute pas et nous devrons compléter l'édifice. Des problèmes nouveaux adviennent chaque jour, il faut s'y adapter et même, ce serait mieux, les anticiper. Mais que, déjà, on s'applique à mettre en oeuvre ce que nous avons voté ! Qu'on surveille activement les pratiques commerciales dans tous les domaines de diffusion des biens culturels ! Qu'on construise cette offre numérique que la France a choisi de développer ! Nous avons en partie manqué les stades du hardware et des réseaux. Ne manquons pas l'épisode des contenus !
Enfin, l'action publique est évidemment confrontée par le numérique au problème de ses frontières nationales. Que la France s'active sans relâche pour lutter contre l'évaporation hors de nos frontières de la valeur des créations et des consommations culturelles du pays ! Soyons présents sur le front de l'harmonisation fiscale et sociale et sur celui de la lutte contre l'évasion fiscale ! Qu'a fait notre pays ces dernières années pour faire progresser le projet d'unification des assiettes de l'impôt sur les sociétés ? Pourquoi n'avons-nous pas davantage avancé sur le problème de la TVA numérique alors que le Sénat avait été précurseur ? Disposons-nous aujourd'hui de toutes les garanties sur ce sujet ? En tout cas soyons très attentifs à ce que projette l'Europe en matière de droits d'auteur.
J'en viens au projet de budget.
Il pose plusieurs problèmes.
D'abord quelques éléments quantitatifs. Le programme « Livre et industries culturelles » comporte deux actions incommensurables : l'action 1 consacrée au livre absorbe 96,1 % des crédits du programme avec 258,2 millions d'euros de crédits de paiement. L'action 2 « industries culturelles » n'est dotée que de 10,3 millions d'euros de crédits.
Par ailleurs, les crédits prévus pour la politique du livre sont concentrés sur la Bibliothèque nationale de France avec au total plus de 220 millions d'euros.
En bref, on pourrait dire que le budget du programme est un budget BnF puisque celle-ci se voit consacrer 82 % des crédits du programme.
Les crédits du programme 334 pour 2015 connaissent des évolutions contrastées avec, d'un côté, une baisse pour les autorisations d'engagement (AE), qui passent de 315,6 millions d'euros - en loi de finances initiale pour 2014 - à 271,5 millions d'euros, soit une diminution de 44 millions d'euros et moins 14 %. D'un autre côté, les crédits de paiement (CP). Ceux-ci s'accroissent de 2,5 % ; ils gagnent 6,7 millions d'euros, passant de 261,8 à 268,5 millions d'euros.
L'effet de ciseaux entre les AE et les CP consacrés aux opérations d'investissement n'est pas une anomalie dès lors que des programmes d'investissement passés et non renouvelés, s'achèvent. Mais l'évolution, en 2014, des écarts entre la consommation des AE et leur couverture par des crédits de paiement recèle quelques motifs d'inquiétude pour les budgets futurs. Les restes à payer, qui atteignaient 12,2 millions d'euros fin 2013, suivent une trajectoire « explosive » en 2014, avec en perspective un niveau de 63,7 millions d'euros, soit près d'une année de CP budgétés au titre des dépenses d'investissement, d'intervention et d'opérations financières. Ce reliquat ne sera pas résorbé en une année budgétaire. Il pèsera sur les budgets à venir tant que des normes strictes de progression des dépenses publiques seront appliquées. Dans ce contexte, il faudra procéder à des arbitrages au détriment d'autres postes du budget du programme 334.
Seconde observation générale. Malgré l'augmentation des crédits de paiement, la gestion budgétaire se traduit par une exploration systématique des fonds de tiroir. Le bouclage des budgets des grands opérateurs du programme que sont le Centre national du livre, la Hadopi et la BnF repose sur une sollicitation souvent excessive et, en toute hypothèse, non soutenable de leurs fonds de réserve. Autrement dit, le Gouvernement ne budgète pas ses ambitions et celles que le Parlement valide lors de l'examen de la loi de finances ou dans les textes législatifs qu'il adopte.
J'en viens à quelques remarques particulières.
Notre commission a auditionné le président de la BnF et je me contenterai de souhaiter que l'établissement se libère un peu de son passé pour entrer dans un avenir que nous espérons tous brillant. C'est d'ailleurs ce à quoi il s'emploie et il est vraiment souhaitable que la numérisation en cours puisse progresser à un meilleur rythme, tout en laissant à la BnF tous les moyens de développer en ce domaine une offre d'excellence. Celle-ci est le vrai avantage comparatif d'un projet comme Gallica. Il faut soutenir ce projet et, je dirais même, lui donner toute l'ampleur qu'il mérite à l'heure où la francophonie doit être un atout pour la France mais aussi pour ses partenaires de langue. Tout cela mérite des investissements publics. Ils ne sont pas au rendez-vous du projet de budget, qui n'affiche qu'une progression purement optique des moyens de la BnF, due à des transferts financiers entre budgets ministériels pour couvrir les coûts du programme immobilier en cours de la bibliothèque.
Le Centre national du livre (CNL) accomplit, de son côté, une mission essentielle à la diversité de la création et des circuits de diffusion. Il a été sollicité ces deux dernières années dans des conditions tout à fait excessives. Son fonds de roulement est réduit à un petit mois de fonctionnement. Pèse en plus sur lui la menace d'un épuisement de ses ressources, mises à mal par les écrêtements pratiqués par Bercy et par la régression de leurs assiettes. Il faut souhaiter très vivement que les problèmes de financement du CNL soient résolus. À cet égard, je voudrais souligner la part essentielle prise par le CNL dans la politique de soutien à la numérisation et aux librairies. Celles-ci sont dans un état souvent critique. Nous les avons aidés, au printemps dernier, en adoptant la loi sur la vente à distance de livres. Ne détruisons pas, par un rationnement budgétaire à courte vue, ce que nous avons fait en cette occasion. Il y va des équilibres sans lesquels tout le secteur du livre risque de passer sous la domination des géants d'Internet.
Le dossier le plus symbolique du projet de budget, c'est, chacun le sait, le sort réservé à la Hadopi. D'un point de vue budgétaire, les enjeux sont raisonnables. C'est affaire de 1 à 2 millions d'euros, soit tout au plus 0,7 % des crédits demandés pour le programme 334 pour 2015. Mais l'asphyxie financière qu'a évoquée la présidente de la Hadopi lors de son audition par notre commission, le mercredi 2 juillet dernier, pose un problème de principe. Apparemment il n'est plus question d'une évolution institutionnelle, ou, pour le dire autrement, d'un rapprochement avec le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA). Certes les choix de la Hadopi peuvent être discutés. La contribution de la structure au développement de l'offre légale n'a peut-être pas toute l'efficacité qu'on lui prête. Les effets pédagogiques de la réponse graduée sont sans doute réels mais difficiles à prouver. Par ailleurs, le taux de sanctionnement judiciaire des usages illicites est d'une faiblesse insigne, ce qui peut désencombrer les tribunaux mais ne conforte pas la dimension dissuasive du dispositif.
Il n'empêche que cette autorité existe avec des missions qu'il faut respecter. Par ailleurs, même si certaines imprudences ont été commises, le personnel de la Hadopi, qui s'est vu offrir des contrats longs, doit être respecté. Enfin, l'effort bienvenu de moderniser les moyens de lutte contre la contrefaçon commerciale doit être soutenu. Il serait bon de se demander si certaines orientations ne devraient pas être rééquilibrées, mais aussi si les voies de saisine de la Hadopi ne pourraient pas être élargies, à l'État notamment. En tout cas, il n'est pas sain de créer des organismes et de leur refuser les moyens d'exercer leurs attributions.
Ce même problème existe d'ailleurs avec le médiateur du livre, dépourvu de tout moyen propre.
Ces tendances sont regrettables.
Je conclurai en abordant deux industries culturelles, l'une quasi sinistrée, la musique, l'autre, qui risque de le devenir si nous ne prenons pas conscience de la dimension de ses enjeux, le jeu vidéo.
La musique est un secteur qui a perdu 60 % de ses revenus depuis dix ans. Une forme de suspension de cette descente aux enfers peut être relevée ces dernières années. Mais les modèles d'offre légale qui ont émergé demeurent fragiles. En toute hypothèse, ni la captation de la valeur par les grands intervenants de l'aval, ni les questions aiguës des relations entre les grands producteurs et les plateformes ou entre producteurs et artistes ne sont réglées. La loi sur la création pourrait comporter des avancées. Il faudra suivre cela de près et nous pourrons nous reposer sur les contributions utiles de chacun, en particulier celles proposées par le rapport Phéline, du nom de son auteur, avec lequel j'ai eu des échanges utiles. On peut se féliciter que le crédit d'impôt phonographique sorte conforté du projet de loi de finances rectificative. Il conviendrait sans doute que la réponse graduée soit plus vigoureuse. En toute hypothèse, la proposition de créer une injonction prolongée de retrait des oeuvres devrait permettre d'éviter la situation ubuesque actuelle qui voit les ayants droit devoir adresser plus de 220 millions de notifications à Google. Le nombre des notifications quotidiennes en France est, du reste, déjà impressionnant, puisqu'il atteint le seuil des 50 000. Il faudra également se pencher sur les suites données aux recommandations d'exposition de la chanson française dans les médias afin que l'esprit des quotas soit mieux respecté.
Sur les jeux vidéo, première industrie culturelle du pays, du moins sous l'angle du chiffre d'affaires, avec plus de 3 milliards d'euros, je serai brève. Le risque est ici celui d'une délocalisation des studios et d'une fuite des talents vers des cieux où règne une clémence fiscalo-sociale sans égale sous nos latitudes. Le Gouvernement pourrait sans doute s'inspirer de certains dispositifs, afin, en particulier - car cela ne coûte pas très cher - de faciliter les financements accessibles aux jeunes unités de production. Il est excellent d'avoir abaissé le seuil d'éligibilité au fonds d'aide au jeu vidéo (FAJV) comme l'avait recommandé le groupe de travail sur les jeux vidéo du Sénat en septembre 2013. Les autres propositions de ce groupe de travail mériteraient d'être mieux prises en considération.
Madame la présidente, compte tenu de mes observations sur la soutenabilité budgétaire des crédits du programme 334 et de l'absence de décisions dont la programmation budgétaire pour 2015 devrait être accompagnée relativement aux missions confiées aux opérateurs, je recommande à la commission de donner un avis défavorable à l'adoption des crédits du programme.