Intervention de Nathalie Goulet

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 17 décembre 2014 : 1ère réunion
Débat en séance publique sur la prolongation de l'opération chammal en irak — Audition du général henri bentégeat 2s ancien chef d'état-major des armées

Photo de Nathalie GouletNathalie Goulet :

En partie ?

Général Henri Bentégeat. - Au moins en partie. Mais nous agissons en réciprocité de l'aide américaine pour l'opération Barkhane et pour défendre les intérêts français, très importants dans la région.

La légalité internationale ? La résolution 2170 d'août dernier ne donne pas mandat d'intervenir, mais incite à agir ; et il y a surtout l'appel du gouvernement irakien.

La souveraineté nationale ? La France garde sa liberté d'action : elle ne frappe pas en Syrie et ses capacités de satellitaires et électroniques lui permettent d'avoir ses propres renseignements.

Quant à la légitimité démocratique, c'est à vous d'en juger !

Les objectifs sont transparents : rétablir un environnement de sécurité au Levant et enrayer le développement des « combattants étrangers ». Pour cela, nous devons réduire la capacité militaire de Daech pour permettre à l'armée irakienne de reprendre le contrôle de son territoire.

Le sixième critère est un fourre-tout ; le niveau des moyens est-il suffisant ? Le gouvernement a voulu que la France soit le premier contributeur après les États-Unis : si les Américains fournissent quatre fois plus que les quinze avions de combat français, ces derniers restent deux fois plus nombreux que les Britanniques. Ce choix a été fait pour peser sur les décisions de la coalition et renvoyer l'ascenseur aux Américains.

L'emploi de nos forces est maîtrisé : toutes les cibles de nos avions sont approuvées par le chef d'état-major. Juger la stratégie politique est au-delà de mes compétences, même si je connais la complexité de la situation.

La définition de l'opération est claire dans l'espace - l'Irak - mais plus difficile dans le temps. Les surcoûts sont limités grâce à l'emploi de forces pré-positionnées aux Emirats arabes unis et pour partie à Djibouti : d'après l'état-major des armées, ils ne seraient que de 20 millions d'euros en 2014 et 130 millions d'euros en 2015, ce qui est peu pour une intervention aérienne.

Les critères complémentaires du Livre blanc correspondent plutôt à des caractéristiques permanentes de nos troupes, non liées à une opération, et qui se vérifient : interopérabilité avec les alliés, sécurisation des flux logistiques, frappes non pas à distance de sécurité - cette notion liée à l'objectif du « zéro mort » est un peu dépassée - mais dans la profondeur, avec les missiles Scalp-EG. La protection de nos forces est assurée, puisqu'elles sont à l'extérieur de l'Irak. La maîtrise de l'informatique est difficile : internet permet à Daech de diffuser des consignes et de recruter et nul ne peut se prévaloir de le maîtriser. Mais nous pouvons constater beaucoup de progrès dans la coopération entre armée et services. Disposons-nous des moyens nécessaires ? Nos avions interviennent ; mais nos ravitailleurs en vol sont à bout de souffle, et nous dépendons des ravitailleurs américains. Chammal remplit donc les critères du Livre blanc.

La grille actuelle est exhaustive, et ses critères sont pertinents, à l'exception du sixième, ce fourre-tout, où, au milieu de facteurs techniques, figure la stratégie de règlement durable d'une crise... La grille complémentaire offre un inventaire trop général, mais pas pour autant complet : il y manque l'adéquation des moyens engagés au regard du terrain et des modes d'actions de l'adversaire ; la composante civile est traitée très elliptiquement. Je suis sans doute marqué par l'Union européenne, de ce point de vue ; car c'est par l'action civile que nous commencions notre réflexion : sanctions, moyens financiers notamment pour le développement, police, justice ou douanes...

Du strict point de vue militaire, les deux questions les plus importantes sont les suivantes. D'une part, l'autorité politique a-t-elle défini l'« end state », soit l'état final dans lequel il veut trouver la zone à la fin de l'opération ? C'est rare à l'Otan ou à l'Union européenne... D'autre part, y a-t-il une « exit strategy » : savons-nous comment nous sortirons de cette affaire ? Pour Sangaris et Barkhane, il est clair que c'est en passant la main à l'ONU ; pour Chammal, c'est plus compliqué.

Enfin, le Livre blanc ne prend qu'imparfaitement en compte les attentes de nos concitoyens : la guerre est-elle juste, au regard des critères présentés par le président Obama lors de la remise de son prix Nobel ; la cause est-elle juste ? Est-ce l'ultime recours ? Est-elle légitime et légale ? Est-elle proportionnelle ? A-t-elle des chances raisonnables de succès ?

Avons-nous « les moyens de nos émotions » ? La formule est jolie, à défaut d'être juste : car nous n'avons pas seulement des émotions, mais des intérêts à défendre et des responsabilités en tant que membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies. Le représentant permanent français me l'a toujours dit : la présence au Conseil de sécurité est un défi pour deux pays, la France et le Royaume-Uni, qui doivent démontrer tous les jours qu'ils y ont leur place.

Nous avons réduit nos capacités extérieures à travers les deux paliers de 2008 et 2013. Selon le dernier Livre blanc, nous ne pourrons aligner que 6 à 7 000 hommes, 12 avions de combat, une frégate, un bâtiment de projection et de commandement (BPC) et un sous-marin d'attaque, soit la moitié de nos capacités avant 2008. Le nombre de militaires en opérations n'a jamais été inférieur à 12 000 entre 2002 et 2006 ; aujourd'hui, nous sommes au-delà de ce qui est prévu dans le Livre blanc, avec 8 500 hommes, et 15 avions uniquement pour l'opération Chammal. Sommes-nous en surchauffe ? Seul le général de Villiers peut répondre. Le suremploi des forces - nous l'avons vu au Royaume-Uni - a deux conséquences : une faible disponibilité des équipements et une baisse du moral et du recrutement des forces ; au-delà d'un certain taux de temps en opération, la charge devient trop lourde et les rengagements diminuent. Je me suis rendu dans mon ancien régiment : les escadrons passent entre six et huit mois à l'extérieur ; aucune famille ne peut y résister. Avec Louvois en plus de tout, et malgré la baisse des effectifs, nous avons du mal à recruter.

Si les ressources militaires ne sont pas maintenues, un risque de trou capacitaire apparaîtra, en particulier concernant les hélicoptères et les ravitailleurs, mais aussi la protection des forces : les véhicules avant blindés, en service depuis plus de quarante ans, sont à bout de souffle. Le trou capacitaire concernera aussi l'entraînement.

Les armées vivent sous la pression de la hausse du coût des équipements et la pression idéologique du « zéro mort », qui nous ont amenés à une baisse des effectifs qui a été plutôt une gêne en RCA ; passer comme en Côte-d'Ivoire de 1 500 à 5 600 hommes en trois semaines serait impossible aujourd'hui. Nous ne pourrions plus faire aujourd'hui ce que nous avons fait dans les Balkans.

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