Intervention de Jean-Louis Carrère

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 17 juillet 2012 : 1ère réunion
Traité d'amitié et de coopération entre la france et l'afghanistan — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Jean-Louis CarrèreJean-Louis Carrère, rapporteur :

« Royaume de l'insolence », d'après le titre d'un célèbre ouvrage, l'Afghanistan n'a jamais été soumis ; son histoire est avant tout celle d'une résistance énigmatique et tenace contre tous les empires : moghol, perse, britannique, puis soviétique. Ce magnifique pays, l'un des plus pauvres du monde, livré aux fléaux de la corruption, du terrorisme et du trafic de drogue, martyrisé par trois décennies de guerre, dispose pourtant d'atouts pour son décollage.

Après la Surobi en avril, c'est la province de Kapisa, dans laquelle 53 des 87 soldats français tués en Afghanistan depuis 2001 ont trouvé la mort, qui a, il y a tout juste deux semaines, été transférée aux autorités afghanes. Ainsi se tourne une nouvelle page de son histoire. La France fait désormais le choix de concentrer ses efforts sur la construction de la paix et la prise en main de leur destin par les Afghans. Le chemin de cette « décennie de transformation » qui s'ouvre devant nous sera long, mais il n'y en a pas d'autre. C'est pour construire ce développement que le gouvernement soumet à notre ratification le traité d'amitié et de coopération entre la France et l'Afghanistan, signé à Paris le 27 janvier dernier par les deux Présidents de la République.

Ce projet de loi, examiné en Conseil des ministres mercredi dernier, a été déposé en premier lieu au Sénat. Il sera débattu demain en séance publique, et mercredi prochain à l'Assemblée nationale, pour être adopté définitivement avant la fin juillet. Évidemment, ces délais sont très courts ! Nous vous avons d'ailleurs fait passer tous les éléments avant même le passage en conseil des ministres.

Mais il y a urgence : urgence à nous doter d'un instrument qui grave dans le marbre du droit international notre engagement dans la durée, pour 20 ans, aux côtés du peuple afghan. Urgence aussi à fixer un cadre qui garantisse la sécurité et la stabilité de nos actions de coopération pour l'avenir. Urgence enfin à rassembler, unifier et mettre en cohérence tous nos dispositifs d'aide et surtout, à les revitaliser, à les vivifier, à leur donner une nouvelle dynamique et une nouvelle dimension, à la hauteur des besoins, immenses, de ce pays exsangue après 30 ans de guerre. L'enjeu est simple : il s'agit de réussir la paix ! L'opinion publique nous regarde : elle ne comprendrait pas qu'on abandonne les Afghans et que nos soldats soient « morts pour rien ».

Ce traité est le principal outil pour pouvoir travailler efficacement à construire une paix durable. C'est pourquoi nous l'examinons dans le même esprit de continuité républicaine que celui qui a poussé le nouveau Gouvernement à inscrire ce texte signé par le précédent Président de la République à l'ordre du jour de sa première session législative.

Mais attention : cette discussion un peu bousculée -il faut quand même le dire, même si nous l'avons acceptée !-, n'est pas un « solde de tout compte » sur le sujet de l'Afghanistan... Car nous aurons un débat en séance, à l'automne, en présence du ministre des Affaires étrangères et du ministre de la Défense, qui nous ont déjà donné leur accord, sur le bilan de nos plus de 10 ans d'engagement et sur l'état du pays à la veille du retrait de la coalition. Il s'agira, aussi, pour nous, de participer à l'évaluation de nos nouvelles relations avec nos partenaires au sein de l'Alliance atlantique, depuis que nous en avons réintégré le commandement militaire intégré.

L'intervention en Afghanistan, décidée par le Président Chirac et le Premier Ministre Lionel Jospin, avait au départ un objectif clair, celui de lutter contre Al Qaïda à la suite des attentats du 11 septembre. Ses finalités se sont peu à peu transformées, pour ne pas dire brouillées, (aux yeux de l'opinion publique en tous cas), sans doute à partir de la tragédie d'Uzbeen à l'été 2008, sous l'effet d'une communication insuffisante. Nous sommes nombreux, pourtant, à pouvoir témoigner, pour nous être rendus aux côtés de nos soldats, de la qualité remarquable du travail de terrain effectué par nos forces sur ce théâtre particulièrement exigeant.

Finalement, notre mission en Afghanistan aura été double, comme l'a dit le Président François Hollande lors de l'Hommage aux Invalides : elle aura consisté à la fois à : « Lutter contre le fanatisme et la haine aveugle et à aider fraternellement un peuple à retrouver le chemin de sa souveraineté ».

Vous connaissez les conditions de ce retrait, engagement du Président de la République concerté avec nos alliés lors du Sommet de Chicago :

- les forces « au contact », soit 2 000 hommes sur 3 400, auront quitté l'Afghanistan d'ici la fin de l'année, 650 seront rapatriés dès la fin août, nos Mirage sont rentrés la semaine dernière ;

- une présence militaire de 1 000 hommes sera maintenue en 2013 pour sécuriser la manoeuvre logistique des 1 000 véhicules et 1 500 containers restants. La réouverture, après six mois de blocage, de la route Pakistanaise, dix fois moins chère que la voie aérienne et 2 fois moins chère que la route ferroviaire du Nord, devrait nous faciliter la tâche, bien qu'elle soit peu sûre et encombrée par le retrait des 23 000 soldats américains ;

- jusqu'à fin 2014, avec environ 400 hommes, nous gardons 3 responsabilités : celle de l'hôpital militaire de Kaboul, qui fait un travail exceptionnel, nous continuons bien sûr le travail de formation des forces de sécurité afghanes aux côtés de nos alliés, et nous avons à partir du 1er octobre prochain la responsabilité de l'aéroport international de Kaboul, ce qui peut s'avérer utile pour sécuriser le retrait.

Les scénarios catastrophe fleurissent ces derniers temps sur l'évolution future de ce pays si attachant mais si complexe, accablé des fléaux que sont la corruption et le trafic de drogue : scénarios d'éclatement, de guerre civile, de reconstitution des féodalités, de retour des talibans...

Je pose une question et une seule : y a t-il une autre voie qui permette à l'Afghanistan de sortir de son extrême pauvreté, source de tous ses maux, je dirais presque de sortir du « moyen âge » sanitaire et social dans lequel il se trouve, que celle du développement économique ? Ma réponse est : Non.

La meilleure lutte contre l'insécurité c'est la croissance, qui donne à chacun de quoi vivre. La meilleure lutte contre l'obscurantisme c'est l'alphabétisation. Le rempart le plus efficace contre l'embrigadement dans des milices, c'est un travail pour tous dans une société plus sûre. Quelles meilleures armes contre la pauvreté que l'accès aux soins, la reconstruction des routes, la remise sur pied d'une agriculture fruitière et pastorale jadis florissante ?

Quelle part la France veut-elle prendre dans cette reconstruction ? C'est tout l'enjeu du Traité et du programme d'action quinquennale qui l'accompagne. Il devrait permettre de donner un nouvel élan à un certain nombre de projets emblématiques, comme par exemple :

. Dans le domaine de la sécurité, l'appui à la création d'une École de Guerre afghane et d'une gendarmerie afghane ;

. En matière de santé, la réalisation d'une deuxième, puis d'une troisième phase de l'hôpital français pour la mère et l'enfant de Kaboul, dans ce pays aux conditions sanitaires très précaires.

. L'appui à la création de lycées techniques agricoles, à des projets d'irrigation, à l'apiculture, à la pisciculture, pour relever une agriculture aujourd'hui dévastée.

. Un partenariat pour former des ingénieurs des mines et des géologues dans ce pays aux ressources prometteuses.

. Une contribution à des projets d'infrastructures, comme l'adduction d'eau.

Le traité comporte enfin un volet de « gouvernance » destiné à la consolidation des institutions. Nous avons déjà, par le passé, posé un diagnostic très lucide sur l'extrême fragilité et les malversations qui gangrènent les institutions jusqu'aux plus hauts niveaux. C'est le principal enjeu, le principal verrou pour permettre aux Afghans de retrouver confiance et à la société d'avancer.

Je voudrais d'ailleurs saluer l'engagement des assemblées parlementaires françaises pour construire le Parlement afghan. Dès 2004, bien avant le tournant de 2008 sur « l'approche globale », des experts du Sénat ont séjourné à Kaboul pour conseiller la mise en place du Parlement, former les futurs fonctionnaires, rédiger le règlement et amorcer une coopération qui ne s'est jamais ralentie, et qui s'est concrétisée, encore en juin dernier, par une mission de légistique de l'Assemblée nationale française à Kaboul.

Par le traité, les Afghans s'engagent à lutter contre la production de drogue et le terrorisme. Le traité prévoit l'octroi, attendu depuis longtemps, d'exemptions fiscales et douanières pour l'Agence française de développement et pour nos ONG, ou d'emphytéoses de 99 ans pour l'Institut français et la Délégation archéologique. Le traité prévoit enfin la promotion de la langue française à tous les niveaux d'enseignement et la pérennisation de nos instituts culturels.

Vous l'aurez compris, je vous proposerai donc d'adopter le projet de loi de ratification qui nous est soumis. Mais, si vous en êtes d'accord, j'aimerais faire part au Gouvernement en votre nom de trois interrogations fortes -pour ne pas dire plus- sur sa mise en oeuvre :

D'abord, le montant, et -question qui est son corollaire-, la dispersion de l'aide française. Évidemment, nous ne partons pas de rien. La France, à l'origine du tournant de Bucarest, en 2008, rompant avec le « tout militaire », s'est déjà impliquée fortement pour la reconstruction de l'Afghanistan. Dans les districts de la Task Force La Fayette, nous avons vu des champs en culture, des écoles qui fonctionnaient, des lignes électriques rétablies. Au total, la France aura déboursé 240 millions d'euros d'aide civile ces 10 dernières années, avec un positionnement de notre aide orienté sur les besoins vitaux : la santé, l'éducation, l'agriculture et l'accès à l'eau.

Pourtant, nous ne sommes qu'au 14e rang mondial des financeurs internationaux, et là où nous mettons 35 millions d'euros par an, l'Allemagne et le Royaume-Uni en mettent sept fois plus, sans parler des États-Unis ni du Japon...

Nous avons consacré jusqu'à 500 millions d'euros par an de « surcoût OPEX » à l'Afghanistan, combien pourrons-nous mettre sur la table pour donner vie au programme quinquennal ambitieux arrêté au début de l'année ?

Lors de la conférence de Tokyo il y a 8 jours, Laurent Fabius a annoncé une augmentation de 50 % de l'aide française, avec une aide globale portée à 308 millions d'euros, sur 5 ans, soit 50 millions d'euros par an en moyenne, contre 35 auparavant. Je fais confiance à nos rapporteurs sur les crédits du développement pour veiller à ce que les lois de finances viennent effectivement remplir cet engagement.

Il faut aussi engager un effort de rationalisation. La visibilité de notre aide souffre de la multiplicité des circuits de financement, bilatéraux et multilatéraux. La multiplication des guichets favorise l'éclatement, le saupoudrage et l'absence de lisibilité.

Enfin, le ministre des Affaires étrangères nous a dit que la France avait besoin d'une diplomatie économique forte : qu'en est-il du positionnement des entreprises françaises sur les marchés afghans où va affluer l'aide internationale ? Il ne faudrait pas que nous assurions la formation des géologues au titre de la coopération, pour qu'ensuite les Chinois décrochent les contrats d'exploitation des mines ! Les entreprises françaises peuvent se positionner sur plusieurs secteurs où nous avons des atouts : ciment, construction, énergie, eau, agroalimentaire. Comment la diplomatie va-t-elle accompagner et faciliter la montée en puissance des entreprises françaises ?

Deuxième préoccupation forte : la sécurité future de nos experts et de nos entreprises. En Afghanistan, quatre générations de menaces se sont succédé pour se cumuler au final : à la guérilla classique sont venus se rajouter les engins explosifs improvisés, puis le recours aux bombes humaines et récemment les attaques internes, par infiltration des forces afghanes. Même si le ministre de la Défense nous a dit être « résolument optimiste » sur l'évolution sécuritaire, dans certaines zones, la situation est préoccupante.

Le traité prévoit un certain nombre d'immunités, en particulier de juridiction, pour les personnes qui oeuvrent dans le cadre de notre coopération ; c'est un premier train de garanties. Mais est-ce suffisant ? Qu'en sera-t-il demain, une fois les forces combattantes retirées et l'État-major basculé sur le camp de Ware House ? Et qu'en sera-t-il, surtout, après demain ? Dans le contexte du retrait de la coalition, avec la montée en puissance très progressive des forces de sécurité nationales afghanes, leur autonomie encore limitée, alors que la rébellion couve toujours et se nourrit d'un trafic de drogue qui représente la première ressource du pays, c'est plus qu'une préoccupation, c'est une inquiétude.

Je questionnerai aussi le ministre sur le sort des personnels afghans qui travaillent à nos côtés depuis des années. Qu'est-il prévu pour eux, au-delà de la seule rupture de leur contrat ? Quel suivi envisageons-nous pour ces interprètes, ces experts, tous ces Afghans qui se sont engagés auprès des troupes françaises ?

Enfin, dernier sujet de vigilance, le contrôle de la destination des fonds. Nous n'avons pas attendu le scandale de la Kabul Bank pour savoir -et pour dire, haut et fort !- que la corruption endémique gangrène ce pays, nourrit la rébellion, sape la légitimité du gouvernement et ruine la plupart des efforts de la communauté internationale pour faire arriver l'aide au plus près des populations. Le rapport d'information de notre commission en 2009 était sans complaisance. Certaines études estiment à un quart du PIB le montant annuel des pots de vin versés en Afghanistan.

C'est toute la question de la conditionnalité de l'aide qui est posée. La position des Européens est d'obtenir :

- la tenue d'élections libres et équitables en 2014 et 2015 ;

- la mise en oeuvre des recommandations du FMI sur l'assainissement des finances publiques, et la réforme des systèmes fiscal et douanier ;

- et la poursuite des progrès engagés en matière de protection des droits de l'Homme, en particulier s'agissant de la situation des femmes, qui s'est dégradée avec l'augmentation de l'insécurité.

Sous le bénéfice de ces 3 fortes observations, je vous proposerai d'adopter le projet de loi de ratification qui nous est soumis.

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