Intervention de Jean-Yves Le Drian

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 29 janvier 2015 : 1ère réunion
Audition de M. Jean-Yves Le drian ministre de la défense

Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense :

Je vous remercie, Monsieur le Président, pour l'hommage que vous venez de rendre aux victimes de ce drame - un accident exceptionnel - qui a durement touché nos armées, singulièrement l'armée de l'air, cette semaine, en Espagne. À votre suite, je voudrais adresser mon soutien à nos blessés et à l'ensemble des familles aujourd'hui plongées dans l'épreuve et dans la douleur.

Comme vous l'avez indiqué, c'est à l'occasion d'un exercice de l'OTAN, stage habituel pour des pilotes de chasse de haut niveau, que cet accident est survenu. Un avion F16 de l'armée grecque s'est écrasé sur des parkings de la base de Los Llanos, en premier lieu un parking sur lequel se trouvaient les aéronefs français qui ont été endommagés. Je me suis rendu sur place mardi, au lendemain du drame, avec votre collègue Daniel Reiner. La zone de l'accident n'ayant alors pas encore pu être dépolluée, les corps des victimes s'y trouvaient toujours. C'était bien sûr un moment très émotionnel. J'ai rendu visite à nos cinq blessés, soignés à Albacete et à Madrid ; quatre d'entre eux sont aujourd'hui rentrés en France et soignés à l'hôpital Percy, à Clamart ; le cinquième, dans un état particulièrement grave, se trouve encore à Madrid. Pour éclairer les causes du drame, les enquêtes nécessaires sont en cours ; les autorités espagnoles les mènent, appuyées, à leur demande, par les services français.

Le Président de la République a décidé qu'un hommage national serait rendu aux Invalides, mardi prochain, à nos morts. Ce drame nous rappelle à tous - militaires, élus, citoyens - les exigences d'un métier hors du commun à bien des égards.

Si je vous retrouve aujourd'hui, c'est d'abord pour faire le point sur la mobilisation du ministère de la défense à la suite des attentats des 7 et 9 janvier derniers. La nécessité d'accroître la sécurité de tous les Français, dans ce contexte critique, a justifié une réponse gouvernementale exceptionnelle. Dans ce cadre, vous le savez, le Président de la République a en particulier décidé, le 11 janvier dernier, d'engager 10 000 soldats pour la protection de sites sensibles. Il s'agissait d'appliquer le contrat « Protection » confié à nos forces. Ce contrat opérationnel correspond à l'une des trois missions fondamentales assignées par le Livre blanc de 2013 à nos armées pour garantir la sécurité de la Nation, aux côtés de la dissuasion et de l'intervention extérieure. Il représente la contribution maximale planifiée, jusqu'à présent, par le ministère de la défense en cas de crise majeure sur le territoire national. Et, j'y insiste, l'opération « Sentinelle » constitue une opération militaire de plein exercice, non pas un simple appui donné aux forces de police et de gendarmerie ; une opération sans précédent pour notre armée professionnelle.

Avant de l'évoquer plus en détail, je voudrais rappeler les différentes missions que nos forces remplissent en permanence sur le territoire national, parce que cette opération intérieure en est le prolongement direct.

L'État doit se préparer à agir contre les risques et les menaces susceptibles de porter atteinte à la vie de la Nation et au fonctionnement des pouvoirs publics. Chaque ministère contribue à l'action du Gouvernement au titre de la sécurité nationale, sous l'égide du secrétariat général à la défense et à la sécurité nationale (SGDSN). C'est en particulier l'objet des plans gouvernementaux, comme celui de la vigilance contre le terrorisme qu'est Vigipirate. La Défense est naturellement un acteur majeur de ces processus et, vous le savez, hier comme aujourd'hui, elle intervient régulièrement aux côtés des forces de sécurité publique dans la gestion des crises affectant notre pays.

La finalité première de nos forces armées est la protection de nos concitoyens et du territoire. Elles y consacrent donc des moyens importants. Ces missions se déclinent en effet dans différents cadres d'action :

- les missions permanentes que sont les postures permanentes de sûreté aérienne et maritime et, par exemple, le plan gouvernemental Vigipirate, la mission « Harpie » de lutte contre l'orpaillage illégal en Guyane, les missions de sauvetage et de secours en mer ;

- les missions récurrentes, comme la lutte contre les feux de forêts dans le sud du pays, en appui de la sécurité civile, ou la protection de sites sensibles en métropole et outre-mer ;

- enfin, des missions occasionnelles, par exemple la mise à disposition de moyens pour faire face aux conséquences d'événements météorologiques particuliers.

En 2014, l'engagement moyen des armées sur le territoire aura représenté un effectif de 2 446 militaires par jour. Dans le domaine de l'action terrestre, contrairement aux milieux aérien et maritime, les armées interviennent en complément des autres administrations. L'armée de terre et l'armée de l'air participent régulièrement au plan Vigipirate à hauteur de 750 militaires par jour. C'est une mission 24 heures sur 24, qui s'effectue toute l'année. L'opération Harpie représente de son côté 362 militaires par jour en moyenne, et « Titan », mission de protection du centre spatial guyanais, 60 militaires par jour.

Dans le secteur aérien, l'armée de l'air assure la posture permanente de sûreté aérienne, qui correspond à une mesure « socle » du plan Vigipirate et représente quatre permanences opérationnelles d'avions de défense aérienne et quatre d'hélicoptères, impliquant en moyenne 217 militaires par jour. Ces moyens interviennent de façon régulière ; ils sont sollicités fortement depuis 2001 par le risque terroriste, mais ils doivent aussi faire face à des sollicitations plus « classiques ».

Dans le domaine maritime, la marine nationale est engagée dans la posture permanente de sauvegarde maritime. Cette posture comprend la mise en oeuvre des mesures du plan « Vigimer », déclinaison maritime de Vigipirate, et plus globalement la sûreté de nos approches maritimes en métropole et outre-mer. La marine intervient par ailleurs dans le cadre de l'action de l'État en mer. Ce dispositif, articulé à une chaîne sémaphorique, mobilise tous les jours 600 marins, trois bâtiments et un avion de surveillance.

Enfin, les armées sont quotidiennement engagées dans la protection des installations de défense - conventionnelles, nucléaires, portuaires -, qui présentent le plus souvent un caractère stratégique. Cette protection a été accrue lors des attentats avec un renfort de militaires supplémentaires, spécialement consacrés à cette mission.

Avant les événements des 7 et 9 janvier derniers, j'avais coutume de dire que le territoire national représentait le second théâtre d'engagement opérationnel des armées. Aujourd'hui, pour la seule mission Vigipirate, 10 400 militaires sont déployés en France. C'est donc notre première opération militaire, au regard en tout cas du volume des effectifs mis en oeuvre. Je veux bien sûr revenir sur cette mobilisation exceptionnelle, sans précédent depuis la fin de la conscription.

Dans les heures qui ont suivi l'attentat contre les journalistes de Charlie Hebdo, le Premier ministre a décidé de porter le plan Vigipirate à son niveau de vigilance maximal en Île-de-France. Ce niveau est appelé « Alerte Attentat ». Pour ce qui me concerne, j'ai ordonné le déploiement de 1 200 militaires supplémentaires, dont 1 000 pour cette seule région, en coordination avec le ministère de l'intérieur. Ces renforts terrestres ont été complétés, pendant la gestion de la crise, par des moyens spécialisés de détection et destruction d'explosifs comme de déminage, pour renforcer les forces de la sécurité civile déployées sur aéroports parisiens (Roissy et Orly) ; par trois hélicoptères lourds, chargés d'appuyer les gendarmes du GIGN dans leurs opérations contre les terroristes impliqués dans l'attentat du 7 janvier ; et par un dispositif de surveillance aérienne constitué d'avions de combat, de surveillance et d'hélicoptères, afin de sécuriser la grande marche républicaine du 11 janvier.

Dans un deuxième temps, qui est intervenu très rapidement - le 11 janvier -, le Président de la République a pris la décision, compte tenu du niveau de la menace qui pesait sur notre pays, d'engager un renforcement sans précédent de la sécurité de nos concitoyens à travers la protection des lieux les plus sensibles. J'ai immédiatement mobilisé 8 500 militaires supplémentaires, en engageant la totalité des forces prévues pour les missions intérieures par le Livre blanc, en application du contrat de « Protection ». Je veux y insister, parce que la mise en oeuvre de ce contrat opérationnel, également prévu par une instruction interministérielle, constitue un signal politique fort. Les modalités juridiques, pour l'emploi de la force, ou encore budgétaires, sont donc parfaitement appropriées à cette mission.

Ce qui devait être fait en sept jours, le ministère de la défense l'a réalisé en trois jours. C'est un véritable tour de force, qui me permet de souligner devant vous l'excellence mais aussi le dévouement de notre chaîne de commandement, des services et du soutien - transport, logement, nourriture, etc. J'y vois la confirmation, s'il le fallait encore, de la disponibilité et du sens du service des hommes et des femmes de la défense, civils et militaires. Je me suis d'ailleurs rendu à leur rencontre, accompagné du Président Raffarin, sur le camp de Satory, pour leur exprimer la reconnaissance de la Nation.

Aujourd'hui, ce sont donc 10 412 hommes et femmes, professionnels, engagés aux côtés des forces de sécurité publique, qui agissent dans le cadre de réquisitions préfectorales dans nos sept zones de défense et de sécurité, ainsi qu'outre-mer. Ces militaires protègent aujourd'hui plus de 800 sites. L'effort principal en effectifs se concentre naturellement sur l'Île-de-France, avec 6 000 militaires déployés. Certaines de nos collectivités d'outre-mer ont également renforcé leur dispositif, en faisant appel à nos forces de souveraineté.

Je tiens à souligner ici la qualité de la coopération interministérielle qui a été réalisée autour du ministre de l'intérieur. C'est en effet à ce dernier que le Premier ministre a confié la conduite opérationnelle de la crise dès le 7 janvier. Il faut saluer les progrès réalisés par notre pays pour la coordination de toutes les forces de l'État en cas de crise grave sur le territoire national. Le dispositif gouvernemental est adossé à la cellule interministérielle de crise, située à Beauvau, qui regroupe l'ensemble des ministères concernés. Les dispositions prises permettent des réactions à plusieurs vitesses et la conduite de la crise dans un cadre unifié. Ce dispositif démontre toute son efficacité ; je crois qu'il faut s'en féliciter.

Ce qui est vrai au niveau national l'est aussi aux niveaux zonal et local, entre autorités civiles et militaires. Je veux ici saluer la qualité du dialogue, étroit et positif, entre les préfets et les officiers généraux de zone de défense, ou les délégués militaires départementaux, tant en région parisienne que sur l'ensemble du territoire national. Ce dialogue et les réglages qu'il permet entre l'expression des besoins d'une part, la mise en mouvement d'une force militaire cohérente et bien commandée d'autre part, ont en effet constitué un facteur clé de la bonne montée en puissance de cette opération. J'insiste sur ce point, car nous devrons être vigilants : la réforme territoriale engagée par le Président de la République posera la question de l'avenir de l'échelon zonal et de ses prérogatives ; or ce niveau de coordination se situe aujourd'hui au coeur de l'engagement de nos armées sur le territoire national.

Vous posez légitimement la question de la soutenabilité de cette opération intérieure, alors même que nos armées sont engagées sur plusieurs théâtres extérieurs. Je vous le dis sans détour : nous maintiendrons ce dispositif aussi longtemps qu'il le faudra. Mais cela n'empêchera pas des évolutions quant au mode opératoire ; à cet égard, nous agirons de façon pragmatique. Je réponds ici à la question que vous m'avez adressée, Monsieur le Président, en ce qui concerne les gardes statiques : ceux-ci étaient nécessaires dans l'immédiat ; ils le resteront encore ici ou là ; mais, progressivement, la mobilité va prendre le pas.

Au demeurant, le Livre blanc prévoit et permet de disposer de cette capacité de simultanéité aujourd'hui indispensable pour traiter correctement une menace qui se développe tant à l'extérieur qu'à l'intérieur du territoire national. C'est la preuve que, dans le contexte que nous connaissons, le niveau d'ambitions que le Livre blanc avait développé en 2013 est effectivement cohérent avec nos objectifs politiques. Nous avons défini une stratégie et des moyens diversifiés selon les missions, capables de répondre aux enjeux de sécurité que nous rencontrons aujourd'hui.

Il n'en reste pas moins que nos armées connaissent un engagement particulièrement élevé et exigeant. Nos déploiements actuels, dans les circonstances particulièrement graves que nous connaissons, se situent déjà à un niveau légèrement supérieur aux contrats opérationnels définis en 2013, aussi bien sur le territoire qu'à l'extérieur. Le premier engagement à 10 400 militaires a été effectué, sans disposer d'un réservoir de forces dédiées, par les forces terrestres essentiellement. Les activités non prioritaires et la préparation opérationnelle des forces ont été temporairement suspendues. Un tel engagement offre, comme vous l'aurez compris, peu de marge de manoeuvre en cas de nouvelle dégradation de la situation sécuritaire sur le front intérieur. Pour autant, nous y réfléchissons, bien sûr. Il convient également de noter qu'une prolongation significative de la mission imposerait des renoncements sur la préparation de nos forces et leurs conditions de vie.

C'est justement pour tenir compte de cette nouvelle donne, et garantir sur la durée l'engagement de nos armées partout où il sera nécessaire, sur le territoire national comme en intervention extérieure, que le Président de la République, comme il l'a annoncé dans ses voeux aux armées, a demandé que je lui fasse des propositions visant à alléger la réduction des effectifs du ministère sur la durée de la loi de programmation. Le 21 janvier dernier, à l'issue d'un conseil de défense, il a retenu mes propositions, qui tendent à la fois à étaler et à limiter les diminutions d'effectifs programmées. Dès 2015, le ministère de la défense connaîtra 1 500 suppressions de postes de moins que ce qui avait été prévu ; en solde net, le ministère enregistrera ainsi, cette année, une déflation de 6 000 postes, et non 7 500. Au total, l'allègement de la charge de réduction de nos effectifs sera de 7 500 personnes sur la période 2015-2019.

L'actualisation de la programmation prévue pour cette année par la LPM elle-même le permettra. Avec vous, nous avions pris la précaution de cette clause de « rendez-vous » explicite, fixée à l'article 6 de la LPM « avant la fin de l'année 2015 », particulièrement en ce qui concerne la trajectoire de nos effectifs. Il s'agit de s'adapter au nouvel environnement auquel nous sommes confrontés. Il s'agit aussi de tirer les enseignements de deux ans d'interventions extérieures intenses et de prendre acte que nous arrivons probablement au bout de la logique de déflation qui domine le ministère depuis la décennie 1990. Cette actualisation de la LPM interviendra avant l'été, afin d'adapter notre analyse, nos contrats opérationnels et notre réponse capacitaire au nouveau contexte. Mais à cet effet il s'agira d'ajuster la loi, non pas de la refondre.

Au titre de la feuille de route pour cette actualisation, à laquelle j'entends bien entendu associer étroitement le Parlement et singulièrement votre commission, nous savons d'ores et déjà qu'il conviendra de préciser le contrat opérationnel de protection sur le territoire. À ce stade, l'allègement de la réduction initialement prévue de 7 500 postes nous permettra, d'une part, de garantir la tenue des contrats opérationnels tels que définis dans la LPM et, d'autre part, de pouvoir à tout moment, dans un délai très bref, déployer 10 000 hommes de nos forces armées sur le territoire national pour une durée d'un mois.

La nouvelle trajectoire de nos effectifs, dans un ministère qui continuera de réduire significativement ses emplois, nous permettra donc de faire face aux exigences nouvelles de mobilisation sur le territoire national, ainsi qu'aux tensions accrues sur les théâtres extérieurs. Les nouveaux contrats opérationnels seront inscrits dans l'actualisation qui sera présentée au printemps prochain au chef de l'État puis au Parlement.

J'ajoute que le Président de la République, une nouvelle fois, a réaffirmé la sanctuarisation du budget de la défense, soit 31,4 milliards d'euros en 2015. Les 2,2 milliards d'euros prévus pour cette année à titre de REX - qui, comme je l'ai toujours su et dit, ne pourront pas provenir de la mise aux enchères de la bande de fréquences des 700 mégahertz - seront trouvés au moyen de la mise en oeuvre de sociétés de projet, capitalisées par le produit de cession de participations financières de l'État et auxquelles le ministère de la défense cèdera, puis louera, certains équipements militaires déjà en sa possession ou proches de leur achèvement. Deux sociétés de projet sont à l'étude : l'une pour trois frégates multi-missions (FREMM), l'autre pour huit avions A400 M. Ce dispositif est conforme aux prévisions de la LPM qui, dans la liste qu'elle donne des sources de REX, fait apparaître - depuis le début, je le rappelle - le produit de cessions de participations d'entreprises publiques.

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