Intervention de Thierry Madiès

Commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation — Réunion du 9 avril 2014 : 1ère réunion
Concurrence fiscale en europe — Audition conjointe de Mm. Thierry Madiès professeur d'économie à l'université de fribourg gianmarco monsellato avocat associé directeur général de la société taj olivier passet directeur des synthèses économiques de xerfi et raffaele russo chef du projet beps centre de politique et d'administration fiscales de l'ocde

Thierry Madiès, professeur d'économie à l'Université de Fribourg :

Pour commencer, je souhaiterais revenir brièvement sur les questions de compétitivité, avant d'aborder celles relatives à la concurrence fiscale.

Le débat sur la compétitivité, qui est entendue comme la capacité d'un pays à améliorer durablement le niveau de vie de ses habitants, est souvent inaudible parce qu'il s'est focalisé sur la seule attractivité de nos biens sur les marchés à l'exportation, et sur la capacité de notre pays à attirer des investissements directs étrangers (IDE).

Selon moi, le déplacement sémantique entre compétitivité et attractivité présente deux types de piège, que je souhaiterais souligner. Le premier de ces pièges est qu'il laisse penser que la croissance est tirée essentiellement par le commerce extérieur ou les investissements directs étrangers. Ceci est faux dans un pays comme la France !

De la même façon, il me semble erroné de dire que les réformes que nous devons mettre en oeuvre nous sont imposées au motif que nous avons perdu de la compétitivité ou que nous avons décroché vis-à-vis de l'Allemagne depuis le début des années 2000. Je pense qu'il aurait malgré tout fallu mettre ces réformes en place. Il ne s'agit pas de s'exonérer de toute contrainte extérieure : loin de moi l'idée de développer ce type d'argument.

Ensuite, cette confusion entre compétitivité et attractivité renforce l'idée, déjà bien ancrée dans les esprits, que le meilleur moyen d'attirer des activités économiques est de faire en sorte que celles-ci puissent bénéficier des coûts de production les plus bas, ceux-ci étant généralement assimilés aux seuls coûts salariaux, comme si le travail n'était finalement pas source de productivité. Le problème vient de ce que cette logique n'a pas de limites, compte tenu de l'écart de salaire entre pays industrialisés et grands pays émergents. Ce serait se tromper de guerre, notamment face au contenu technologique des exportations d'un pays comme la Chine et, dans une moindre mesure, de l'Inde, même si, en termes de qualité, ces deux pays sont très loin des standards des pays industrialisés.

L'idée de réduire les impôts et les taxes sur les entreprises au motif qu'ils seraient un frein aux investissements directs étrangers relève de la même logique, celle d'une baisse des coûts unitaires de production et d'une concurrence par les prix. Certes, c'est important, mais loin d'être suffisant !

Que savent les économistes de la concurrence fiscale ? Il existe deux façons de la considérer. La première consiste à penser qu'elle conduit à une course au moins-disant fiscal - à une « race to the bottom » comme le disent les Anglo-Saxons - et qu'elle risque de reporter la charge sur les facteurs de production et les revenus les moins mobiles. Si l'on considère que le capital est plus mobile que le travail, augmenter l'imposition sur les entreprises ou le capital conduit à reporter la charge fiscale sur le travail. C'est assez bien ce que reflète la situation européenne - même si la taxation moyenne sur les revenus du capital, ces dernières années, s'est stabilisée.

Une étude très intéressante qui concerne les États-Unis montre que les États américains qui avaient un taux d'impôt sur le bénéfice des sociétés plus élevé sont aussi ceux qui avaient un salaire avant impôt plus faible. Je ne parle donc pas d'incidence ou de report de la charge fiscale, mais bien du niveau de salaire brut. L'idée est qu'une imposition supérieure à la moyenne fait fuir les entreprises et le capital vers des États plus cléments, ce qui diminue la productivité moyenne du travail dans les États à fiscalité élevée. On voit que l'effet est plus important encore pour les salaires qualifiés, puisqu'il existe une sorte de complémentarité entre travail qualifié et capital.

La seconde façon de voir la concurrence fiscale consiste à considérer qu'elle a le pouvoir de discipliner les gouvernements. C'est ici un peu l'idée que les électeurs peuvent s'exprimer dans les urnes, ou en votant avec leurs pieds. On pourrait se dire que les entreprises ne peuvent que délocaliser pour répondre à des taux d'imposition plus élevés. On a vu que les chefs d'entreprise peuvent également s'exprimer autrement que par la délocalisation de leurs activités, comme l'a montré le mouvement des « Pigeons ».

En Suisse, la concurrence fiscale entre les cantons est vue comme totalement bénéfique. Il s'agit plus, en réalité, d'une « concurrence budgétaire ». En français, il est difficile de faire la distinction mais, en anglais, on parle de tax competition - qui concerne les impôts - et de fiscal competition - qui présente également une dimension budgétaire. Or, en Suisse, la concurrence mise en avant est budgétaire : il s'agit d'un panier de biens et de services, avec un prix, celui de la fiscalité. Les décisions de localisation des agents économiques ne se fondent pas uniquement sur des écarts de taux d'imposition entre les collectivités publiques, mais doivent également tenir compte des deux éléments.

Un autre point intéressant est le rôle de la péréquation, mise en avant en Suisse comme corollaire de la concurrence fiscale. Il ne peut y avoir de concurrence fiscale saine que si les inégalités de situation sont gommées. On observe qu'une concurrence fiscale a des effets cumulatifs si les inégalités de situation n'ont pas été corrigées. La Suisse, qui est le pays de la concurrence fiscale, est également celui de la péréquation. Equité et efficacité peuvent être menées de front en matière de concurrence fiscale. C'est ce qu'on oublie trop souvent...

Faut-il craindre une course au moins-disant fiscal à l'échelon de l'Europe ? Il faut relativiser cette crainte pour trois raisons. Premièrement, lorsqu'on parle de fiscalité, c'est un peu comme si l'on considérait que les dépenses publiques n'étaient pas productives. Certaines ont un impact positif sur la productivité des entreprises. Je pense aux dépenses publiques d'éducation, ou de recherche et développement.

On s'aperçoit qu'il existe un effet mimétique, aussi bien en matière d'impôts que de dépenses d'éducations, de défense, de recherche et développement. On peut donc chiffrer la réaction d'un État en termes de dépenses d'éducation, ou de recherche et développement, quand les autres États européens augmentent ou diminuent leurs dépenses en ces domaines.

Pourquoi faut-il relativiser cet effet de concurrence fiscale ? Les grands pays peuvent encore maintenir des taux d'imposition plus élevés par rapport aux petits pays. On n'observe pas de délocalisations massives dans les pays d'Europe orientale pour des raisons purement fiscales. C'est le potentiel de marché, la décomposition et la fragmentation des processus de production qui importent. Je ne dis pas que les taux d'imposition n'ont pas de signification, mais ils doivent s'inscrire dans une perspective plus générale : les choix de localisation des entreprises intégrant d'autres facteurs.

Il est très difficile de mesurer la charge fiscale qui pèse sur les entreprises au titre de l'impôt sur les sociétés. Les taux faciaux ou nominaux, les taux effectifs d'imposition, les bases imposables sont très différents.

Que disent les études empiriques de façon certaine ? Des stratégies agressives de baisse des taux d'impôt sur les sociétés - sauf peut-être l'Irlande dans le cas de la pharmacie - n'attirent pas forcément davantage d'investissement direct étranger. Cependant, un taux facial significativement plus élevé est néfaste à la localisation des IDE. Autrement dit, une stratégie très agressive de baisse de taux d'impôt sur les sociétés n'est finalement pas très porteuse au regard des pertes de recettes fiscales ; un taux d'impôt sur les sociétés aussi élevé que celui de la France, avec une assiette mitée et étroite, est à l'inverse un facteur de perte de compétitivité fiscale. À cet égard, depuis 2007-2008, une dizaine de pays ont réduit leur taux d'imposition sur les sociétés.

La fiscalité sur les bénéfices n'est pas la seule qui frappe les entreprises. On connaît le constat : en France, les facteurs de production, la valeur ajoutée, sont taxés à plusieurs niveaux...

Des études ont également montré que les impôts sur le revenu sont un facteur important de localisation des investissements directs étrangers.

La dernière façon de faire de la concurrence fiscale reste l'optimisation fiscale. Je crains qu'il soit difficile de mesurer les pertes de recettes fiscales liées à l'optimisation fiscale. Celles-ci sont estimées entre 3 à 10 % du PIB selon le périmètre retenu, mais c'est en réalité beaucoup plus difficile à évaluer.

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