Je me propose de tenter de répondre à ces questions en dévoilant la face cachée de la concurrence fiscale, celle que vivent les entreprises et dont vous n'entendrez jamais parler dans les médias, ou que vous ne verrez jamais analysée par l'OCDE, ou les universités - non que leur vision soit fausse, bien au contraire, mais elle relève d'une autre partie de la réalité...
La concurrence fiscale est aussi vieille que la fiscalité. Je cite souvent Grégoire de Tours, historien du VIe siècle, qui décriait la concurrence fiscale qui s'exerçait au détriment des Mérovingiens ! Les Américains en ont fait une politique de subvention de leurs exportations sous l'administration Kennedy, il y a plus de cinquante ans. Mais il est vrai que, depuis la construction européenne et la monnaie unique, elle est particulièrement aiguë en Europe et pose beaucoup de questions, car elle remet en question le concept de souveraineté fiscale au sein de la zone euro.
Pour bien comprendre la réalité de la concurrence fiscale, il faut réaliser qu'elle a deux visages, l'un attractif, l'autre répressif, dont on n'a pas parlé.
La concurrence attractive s'exerce par les taux ; elle a largement été commentée, et les Assises de la fiscalité, dont j'ai fait partie, ont largement travaillé sur ce sujet. La réalité est que le taux facial d'impôt est le premier critère de localisation, les assiettes en Europe étant déjà très larges. L'image d'une assiette française étroite, est un mythe : la France a l'une des plus larges d'Europe ! Une assiette large, avec le taux d'impôt le plus élevé d'Europe - 38 % pour les grands groupes, 36 % pour les plus petits - est pénalisante, la moyenne européenne se situant à 25 %. Certes, l'Allemagne est à 33 %, plus bas néanmoins que la France. L'Italie est à 32 %, les États-Unis entre 35 % et 39 %. Ils sont plus élevés que la France, mais ne sont pas en Europe et bénéficient d'un énorme marché ! Le Japon est aussi élevé que la France ; la Chine est à 25 %. Le chiffre de 28 % annoncé par le Premier ministre a donc pour objectif de se rapprocher de la moyenne européenne.
Le taux nominal au sein d'une zone euro qui a la même devise, un même marché et des assiettes assez proches, constitue un critère de choix pour les entreprises. En effet, la capacité de financement d'une entreprise privée est constituée de ses résultats économiques, moins ses charges financières et son taux effectif d'impôt. Être soumis à un taux effectif d'imposition de dix points supérieurs à un concurrent anglais ou allemand signifie disposer d'une moindre capacité à investir ! Soit l'on disparaît, soit l'on est racheté par un concurrent. C'est une loi économique.
L'entreprise n'a pas d'autre choix que de répondre aux stimuli des États en cas de compétition fiscale ; les firmes, dans la zone euro, interviennent sur un même marché tout en étant soumises à des conditions fiscales très différentes d'un pays à l'autre. Il faut faire jouer la concurrence pour demeurer compétitif, surtout lorsqu'elles sont localisés dans des pays plus taxés que leurs voisins.
Chaque pays dispose de niches fiscales. L'Allemagne dispose d'un régime d'incitation à l'investissement par des amortissements accélérés assez important, l'Italie bénéficie un système d'intérêts notionnels qui encourage à investir en permettant de déduire une partie du capital du résultat imposable, contrairement à la France, qui taxe les intérêts pour l'investissement. Si l'on veut aujourd'hui investir, il vaut mieux le faire en Italie, et non en France !
La France jouit du meilleur régime de crédit d'impôt recherche (CIR) au monde. C'est notre seul grand atout, et il faut le conserver. Les autres pays tentent de nous concurrencer, mais n'ont pas un aussi bon système. La France est spécialiste des subventions fiscales, comme le crédit d'impôt recherche, ou le CICE.
On a évoqué les régimes favorables à la propriété intellectuelle : on a également l'un des régimes les plus compétitifs dans ce domaine. Si la Commission européenne ou l'OCDE, devaient l'interrompre, il ne nous resterait plus grand-chose... Pour les investissements hors recherche, la France est plus pénalisante que ses voisins opérant sur le même marché.
Ceci n'est qu'un aspect des choses. La concurrence répressive est encore plus grave. Chaque État, au sein de la zone euro et en dehors, se bat pour taxer les résultats des grands groupes. Les groupes payent donc deux fois l'impôt sur le même résultat. 94 % des entreprises, en Europe, ont déjà subi une double imposition. On paye l'impôt sur le même résultat en France et en Allemagne, soit 80 % au total !
Aujourd'hui, selon l'OCDE, on compte en Allemagne 790 cas de double imposition en arbitrage non résolus, 580 aux États-Unis, et 550 en France. Un grand groupe qui veut exporter doit gérer un surcoût important lié à la double imposition. Une PME, ne pourra probablement pas le faire, ce surcoût mettant sa vie en danger ! C'est une barrière importante pour le développement des PME françaises.
Les pays émergents, quant à eux, sont très forts pour taxer la propriété intellectuelle des groupes français, ce qui constitue un danger pour notre pays.
Il ne faut pas tomber dans le piège des paradis fiscaux, dont on parle souvent. Ceux-ci ne constituent absolument pas un sujet de concurrence fiscale pour les groupes français, pour la bonne et simple raison que, depuis 1979, les résultats qu'ils dégagent dans les paradis fiscaux sont taxés en France ! C'est sans doute un sujet pour l'économie souterraine, mais pas pour l'économie légitime. Oublions donc les paradis fiscaux !
La sécurité fiscale est également importante. La France n'est pas très bonne dans ce domaine. La rétroactivité systématique des mesures, l'annonce régulière de la réduction du crédit d'impôt recherche découragent les investisseurs. Notre culture est par ailleurs très réfractaire au ruling, alors que nos voisins européens sont biens plus en pointe dans ce domaine et offrent une sécurité fiscale, qui constitue un argument d'attractivité - sans pour autant s'inscrire dans une démarche de dévaluation fiscale.
Nous ne pourrons en sortir que par le haut. Cela n'a aucun sens d'avoir une devise unique, un marché unique et quinze fiscalités différentes. L'unanimité n'est pas nécessaire. La coopération renforcée a été éprouvée en matière de taxe sur les transactions financières : il suffit que neuf pays de la zone euro souhaitent créer une assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés (ACCIS) pour pouvoir le faire. La formule de répartition a été proposée par la Commission européenne et, à ma connaissance, largement approuvée par les États. Cela suppose d'allouer, à partir d'une base commune, les recettes fiscales aux États en fonction du chiffre d'affaires, des salaires et des actifs. Cette formule de répartition favoriserait grandement les grands marchés, dont l'Allemagne et la France, mais pénaliserait la Belgique et les Pays-Bas.
Sans une fiscalité commune dans un contexte où il existe une devise commune et un marché commun, la concurrence fiscale ne peut que continuer, et contraindra les pays comme la France à être compétitifs et à se poser la question de leur capacité à exprimer leur souveraineté fiscale en matière de dépenses publiques, si leurs recettes fiscales sont de plus en plus contraintes.
Je reste néanmoins optimiste. Lors des Assises de la fiscalité, pour la première fois à ma connaissance, ce type d'exercice a été réalisé dans une logique comparative de fiscalité internationale ; c'est l'une des premières fois que le gouvernement français cherchait à réfléchir de façon ouverte à la question de la comparaison avec les concurrents - d'où les annonces du Premier ministre.
Ceci montre bien que nous avons les moyens d'être compétitifs. L'harmonisation fiscale européenne serait un moyen plus efficace, et sans doute moins coûteux pour les finances publiques françaises, d'arriver au même résultat !