Intervention de Bernardino León

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 19 février 2014 : 1ère réunion
Audition de M. Bernardino León représentant spécial de l'union européenne pour la méditerranée du sud

Bernardino León, représentant spécial de l'Union européenne pour la Méditerranée du Sud :

Je souhaite tout d'abord vous exprimer mon plaisir d'être ici. Le plaisir est également de saluer Mme Josette Durrieu et M. Christian Cambon, qui ont réalisé un travail incroyable et spectaculaire. J'ai rarement vu, dans mon expérience politique et diplomatique, un rapport venant d'un corps législatif, voire même de l'exécutif ou de think tanks, de ce niveau et de cette profondeur.

Je vais procéder à un tour d'horizon de la situation au Sud de la Méditerranée, en quatre points, mais surtout engager un dialogue avec vous. En effet, il faut admettre que l'on n'a pas d'idées toujours très claires sur les perspectives de cette région. Il est difficile d'entrevoir une ligne stratégique qui peut nous aider à surmonter les différents défis auxquels la région est confrontée. C'est donc à travers les échanges et le dialogue que l'on peut parvenir à dégager des conclusions.

Il est donc difficile de définir une approche régionale. On peut penser à ce qu'écrivait David Hume : « les êtres humains ont besoin de systématiser ». Mais cette systématisation est toujours un mirage, et plus encore dans cette région. Il est impossible de systématiser même si quelques considérations communes peuvent être relevées qui pourraient donner des pistes pour parvenir à une approche régionale.

En deuxième lieu, le rôle de la société civile doit être souligné car elle a une énorme importance, et il faut également mettre en avant le rôle de la communauté internationale et plus particulièrement de l'Europe, qui a une responsabilité spéciale. Les formules du passé, et notamment l'Union pour la Méditerranée (UpM), restent une option valable, mais nos initiatives régionales ont besoin d'être réformées et relancées.

La diplomatie parlementaire peut jouer un rôle capital. Il faut également développer une nouvelle approche politique dans la région, dégager ce que j'appelle une « troisième voie » et je m'adresserai à vous, non seulement en tant que parlementaires, mais aussi en tant que politiciens, membres de partis, pour participer à ce projet.

Au terme de notre analyse, ce qu'on a appelé, de façon très générale, le printemps arabe recouvre en fait des phénomènes très hétérogènes. Il existe, en un sens, plus de différences que de convergences entre les pays. Comme nous avions pu le pressentir lors de notre rencontre à Bruxelles avec le groupe de travail, la Tunisie est bien le seul pays qui a pu avancer rapidement en matière de transition démocratique. Dans les autres pays, il s'agit de projets de long terme. Le seul élément commun de ces changements entre la Tunisie, l'Égypte, la Libye est l'élément «contre », ce que les révolutionnaires voulaient éliminer, c'est-à-dire la dictature. Mais il y a de grandes différences lorsqu'on aborde le « pour ». Dans chaque pays, les projets de société restent à définir. Les islamistes ont un projet de société, mais les libéraux aussi. Qui plus est, les islamistes tunisiens ont des projets différents de ceux des Égyptiens ou des Libyens, et il en va de même pour les libéraux. C'est pourquoi, il importe de réfléchir à une « troisième voie ». En Europe, le modèle de l'État et de la Nation étaient partagés par les différentes forces politiques. Ces éléments de solidarités politiques n'existent pas dans les régions du sud.

Des éléments communs doivent néanmoins être mentionnés, qui peuvent nous aider à travailler pour le développement de la démocratie. Il concerne deux paires de questions, la relation politique et économie d'une part, la relation sécurité-droits de l'homme, d'autre part.

Les ruptures que l'on a observées ont une origine sociale et économique. Le suicide de Mohamed Bouazizi en Tunisie, les revendications des manifestants de la place Tahrir témoignent d'une situation de grande détresse sur le plan économique et social. Mais personne dans ces pays n'avait une idée de la démocratie. Ce que tout le monde savait, c'était que leur vie quotidienne était épouvantable et qu'il fallait changer de régime. Cette situation demeure. Si l'échec économique continue, il n'y aura pas de succès politique. Même en Tunisie avec un bon accord politique, si l'on n'est pas capable de travailler efficacement pour redresser l'économie, il y aura un risque pour la transition politique. C'est pour cela que le rôle de l'UGTT a été clé et que les partis politiques ne voulaient pas quitter la voie de l'UGTT car c'était la condition de la stabilité économique et de la paix sociale. Il est particulièrement important de travailler l'économique et le politique, dans un pays comme l'Égypte. Certes le leadership égyptien va essayer de consolider une voie politique, mais dans un contexte économique extrêmement difficile avec désormais la menace terroriste sur le tourisme, ce qui introduit un facteur de désordre supplémentaire. On pourrait formuler les mêmes observations, dans un contexte très différent pour la Libye.

Le couple sécurité-Droits de l'Homme nous préoccupe beaucoup. Or, on revient à la vieille école de pensée selon laquelle garantir la sécurité et lutter contre le terrorisme, « à notre bénéfice et au vôtre », implique des sacrifices pour la transition démocratique et des droits de l'homme. Ceci est très dangereux. Il est certes aujourd'hui impossible de penser à une construction démocratique complète et ambitieuse en Égypte sans garantir la sécurité mais qu'au moins on devrait demander aux Égyptiens que les bases démocratiques et les fondements des droits de l'homme ne soient pas écartés. La politique suivie actuellement conduit à une polarisation politique et l'on s'éloigne du processus de construction d'une démocratie future.

S'agissant de la société civile, les changements sont irréversibles mais dans certains pays comme l'Égypte la pression est forte à l'encontre de la société civile. Les changements seront vraiment irréversibles si la société civile est soutenue plus activement par l'Europe et les États-Unis. Les sociétés civiles de ces pays ne sont plus à développer, elles existent, elles sont actives et elles sont à la base de ces changements qui viennent de l'intérieur et non de la pression internationale. Nous avons une responsabilité importante dans tout ce qui concerne le non-gouvernemental et aussi dans le cadre de la diplomatie parlementaire. Les assemblées jouent un rôle important. En Tunisie, l'Assemblée est la seule institution démocratique. La France, compte tenu de sa relation historique et privilégiée, a une possibilité extraordinaire de la soutenir. Cela ne sera pas facile, car il y a eu des difficultés certaines à faire aboutir l'accord entre les partis politiques jusqu'au dernier moment avec une coalition hétérodoxe de députés, de camps opposés, et même au sein de partis qui soutenaient l'accord, qui souhaitaient imposer un système de censure des ministres à la majorité simple, ce qui était inacceptable par le Premier ministre pressenti et donc avait pour objectif de faire capoter l'accord sur la constitution. Il y a encore des partisans sur tous les bancs d'un système hégémonique de tel ou tel parti. Il y a donc encore un énorme travail à réaliser pour donner de la stabilité au gouvernement et préparer les élections. En Égypte, même constat : on aura une Assemblée où le rôle des partis politiques sera moins important. Les élections seront probablement organisées sur la base de candidatures individuelles. Certains partis vont essayer de renforcer la démocratie au sein de l'Assemblée, d'autre pas. Je ne vois pas la possibilité de voir le parti des Frères musulmans présent à l'Assemblée. Mais d'autres partis islamistes salafistes ou « Strong Egypt » de M. Aboul Fotouh, peuvent jouer un rôle de pont pour promouvoir le dialogue national. On verra cela au Parlement, mais pas au niveau de l'exécutif. Le maréchal Al-Sissi n'aura probablement aucun mal à se faire élire président et les Frères musulmans ne voudront pas négocier avec des représentants de l'armée, mais uniquement avec des politiciens. C'est donc au sein de l'Assemblée que le dialogue a une chance de se nouer. De ce point de vue, le rôle de la diplomatie parlementaire sera fondamental.

Pour la communauté internationale, la polarisation caractérise la région. Selon certains observateurs, la polarisation préexiste dans certains pays comme l'Egypte et oblige certains pays voisins comme l'Arabie Saoudite, les Émirats, le Qatar ou la Turquie à prendre position ; d'autres pensent que c'est la polarisation extérieure qui suscite la polarisation intérieure.

Dans le prolongement de cette idée, le président du Sénat jordanien m'expliquait hier que certains pays demandent d'approfondir la voie démocratique, d'autres de ne pas le faire. Il y a donc une polarisation dans la communauté internationale.

Sans simplifier à l'extrême, ce qui est certain, on ne peut pas parler uniquement de polarisation islamistes-non islamistes. C'est plus complexe. Il existe une polarisation entre Frères musulmans et salafistes en Égypte et depuis longtemps une polarisation sunnites-chiites, notamment au Liban où elle reste un élément fondamental.

Quand la Turquie et le Qatar sont décriés comme pays terroristes dans les médias égyptiens, le rôle de l'Europe devient important. Les Européens sont les seuls à continuer à se situer au centre de la scène politique et qui constituent à être des interlocuteurs valables pour les islamistes et les libéraux. Le défi est extraordinaire pour l'Europe. Le statu quo n'est pas acceptable, car il va augmenter les difficultés et conduire par une spirale négative à une situation de non-retour. Certains pays vont devenir instables pour longtemps, dont la Libye, qui est le défi le plus important aujourd'hui. La communauté internationale fait un effort extraordinaire mais les Libyens ne sont pas capables de surmonter seuls leurs difficultés. La communauté internationale va devoir prendre des décisions et agir en totale coordination, ou alors la situation va devenir encore plus chaotique et risque de déstabiliser des pays voisins comme la Tunisie.

Si nous ne sommes pas capables d'engager une politique efficace au Sud de la Méditerranée, compte tenu de la situation démographique, de la situation sociale, des questions migratoires, de l'approvisionnement énergétique, l'avenir de l'Europe sera aussi remis en question. Les régions qui connaissent le succès économique ont été capables de construire un lien entre un Nord industrialisé composé de sociétés matures (États-Unis - Canada aux Amériques, Japon et Corée en Asie) et un Sud en développement. On ne l'a pas fait dans notre région. Le déplacement du centre de gravité international à ces nouvelles régions plus dynamiques, qui ont réglé ces différences nord-sud de façon plus efficaces, est un appel pour nous Européens à travailler dans cette perspective si l'on veut récupérer une place sur le plan international.

La Méditerranée reste le grand défi de la zone. Nous sommes obligés de travailler de façon efficace. On a essayé le processus de Barcelone, l'UpM, mais cela n'a pas marché. L'élément politique manque. Les révolutions dans les pays du sud donnent peut-être l'opportunité de mettre la politique au centre de nouveaux schémas régionaux. L'UPM peut être réformée. Il n'est peut-être pas nécessaire de créer de nouveaux instruments. Il faut toutefois constater lucidement que ce qu'on a aujourd'hui est clairement insuffisant.

Avant de conclure, je voudrais insister sur la nécessité de développer une « troisième voie ».Tous les partis politiques du Sud mettent en avant qu'ils n'ont pas été capables de mettre en place un projet politique commun. En Tunisie, on a un accord entre 21 partis politiques imposé par la société civile, mais cela ne signifie pas qu'Ennahda et les partis libéraux se sont mis d'accord pour développer un projet commun de société. Même en Tunisie, le projet commun n'existe pas encore. Des personnalités politiques comme Ahmadi Jebali, ancien premier ministre tunisien, ou en Égypte comme Mohammed El Baradei, qui a été très critique à l'égard des islamistes, qui est entré au gouvernement mis en place par les militaires mais qui a démissionné après leur décision d'engager la répression, ont commencé à entrer dans cette démarche. Mais c'est quelque chose qu'en tant que politiciens vous devriez inclure dans vos réflexions. En Europe, les partis conservateurs ont acquis la conviction que la cohésion sociale était nécessaire et les partis sociaux-démocrates ont recentré leurs discours. On est donc bien dans une démarche de rapprochement, de « troisième voie » qui est fondée sur la lutte contre le fascisme au cours de la seconde guerre mondiale, une sorte de pacte entre les forces politiques sur un modèle de société et qui porte le projet européen. Les grands partis européens ont la possibilité de travailler sur ce concept et de démontrer aux partis du sud que sans un projet politique commun de société, il sera difficile de stabiliser à long terme ces démocraties.

Je souhaiterais proposer quatre conclusions opératives à ce propos liminaire :

L'Union européenne doit changer d'approche stratégique et ne peut pas continuer à approcher les pays du Sud en spectateur. Le principe « more for more, less for less » revient à attribuer des prix pour saluer les efforts de certains pays en matière démocratique, mais c'est oublier que l'Europe doit prendre part au processus et s'impliquer davantage. Elle devrait changer d'approche. Elle ne doit pas regarder le processus de façon cynique de l'extérieur mais assumer son rôle comme acteur. D'autres sont en train d'agir, notamment les pays du Golfe. Ils sont impliqués comme acteurs et cela va affecter l'avenir de l'Union européenne.

Sur le plan institutionnel : lorsqu'on a parlé de processus de paix au Proche-Orient, on a dit aux Israéliens et Palestiniens qu'ils auraient un accès privilégié à l'Union européenne s'ils parvenaient à un accord de paix. C'était la bonne méthode. Mais nous devrions faire la même chose au sujet de la démocratie dans les pays du Sud qui revêt une importance très grande pour l'Europe. Nous devrions tenir le même discours et offrir l'association la plus large à des pays comme la Tunisie si la démocratie se stabilise.

Sur le plan économique, force est de constater que sans succès économique, il n'y aura pas de succès politique. France, Espagne, Italie ont toujours eu des liens privilégiés avec les pays du sud mais leurs productions sont directement en concurrence avec les productions des pays du sud, notamment en matière agricole. Mais lorsque la stabilité et la démocratie sont en jeu, je pense que l'on doit faire le maximum possible, pour investir et ouvrir nos marchés. Je ne sais pas à quel niveau placer le curseur du possible mais ce que je sais, c'est que nous devons nous montrer plus généreux avec les pays du Sud. Ces sociétés ne demandent pas la charité. Elles sont capables de produire dans l'agriculture et dans l'industrie, mais ont besoin de marchés et nos marchés sont leurs débouchés naturels.

Le message actuel des dirigeants égyptiens est de les laisser tranquilles et de les laisser faire. Il sera sans doute difficile d'avoir une influence dans la période prochaine, il faudra leur laisser se rendre compte par eux-mêmes de la nécessité de mettre en place une approche plus inclusive. Ce n'est pas la communauté internationale qui va les convaincre. En revanche, vis-à-vis de la société civile, nous avons une responsabilité fondamentale où nous ne devrions pas accepter de limitations des pays du sud. Ils vont essayer et nous demande de ne pas intervenir pour soutenir la société civile. Je pense notamment à la nouvelle loi sur les ONG en Égypte, qui est inquiétante. Compte tenu de ce qui s'est passé depuis trois ans, L'Union européenne doit fixer sur ce sujet une sorte de « ligne rouge » car c'est au sein de la société civile que se trouve le fondement de la démocratie future.

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