Intervention de Jean-Pierre Raffarin

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 11 février 2015 à 9h30
Chine — Audition du professeur françois godement

Photo de Jean-Pierre RaffarinJean-Pierre Raffarin, président :

Professeur, je vous remercie d'avoir accepté notre invitation. Notre commission a créé un groupe de travail consacré à la nouvelle croissance chinoise et à ses conséquences, notamment pour la France. Dans votre dernier ouvrage paru en 2012 et intitulé « Que veut la Chine ? », vous posez notamment une question qui est au coeur de nos travaux : « La croissance chinoise est prodigieuse, mais est-elle soutenable et sur quel modèle repose-t-elle ? ». Quelle réponse apportez-vous à cette question en 2015 ?

Professeur François Godement. - Je vous remercie, Monsieur le Président, d'autant que vous êtes un grand praticien de la Chine et qu'il est donc redoutable de s'exprimer devant vous.

Les circonstances de 2015 sont nettement différentes de celles de 2012, largement pour des raisons politiques puisqu'à l'époque, diverses factions luttaient pour le pouvoir. Aujourd'hui, le pouvoir chinois est celui qui est le mieux assis depuis une vingtaine d'années, si bien qu'il faut d'abord s'interroger sur ce que veut le chef et voir si cela est réaliste et applicable.

L'idée selon laquelle la Chine va passer d'une vieille à une nouvelle croissance me laisse au fond sceptique, car la Chine est une économie immense et sectorisée. Il ne peut donc y avoir de réponse simple et univoque, d'autant que, si les vieilles recettes continuent de fonctionner, on ne voit pas pourquoi elles seraient abandonnées... Après une quinzaine d'années de croissance ininterrompue, la Chine connaît à nouveau aujourd'hui des cycles économiques mais le ralentissement est tout de même à relativiser : 7,4 %, ou même 6 % comme certains le pensent, reste un niveau élevé.

Il me semble nécessaire de distinguer le cycle à très court terme, c'est-à-dire la conjoncture, et l'équilibre global à long terme. On parle d'un ralentissement de la croissance chinoise ; pourtant, en janvier dernier, l'excédent commercial chinois s'est élevé à 60 milliards de dollars sur un mois, soit plus que le déficit annuel en France. Le coup de froid mondial sur le pétrole et les matières premières a certes un effet sur les exportations, mais il entraîne aussi une chute des importations en Chine.

Nous sommes, il est vrai, dans une situation inédite : c'est presque la première fois que le niveau des réserves en devises comptabilisées en dollars baisse de manière absolue. Certains évoquent une crise des paiements ou une inversion profonde des tendances précédentes. Je n'y crois pas, et ce pour plusieurs raisons. La hausse du dollar entraîne mécaniquement une baisse de la comptabilisation des autres devises dans les réserves. En outre, les autorités ont décidé de mieux contrôler les flux de crédit à partir de l'étranger. Il y a aussi des flux spéculatifs qui entraînent des départs de réserves pour des opérations à l'étranger. Le yuan est accroché au dollar et, avec les mouvements actuels, on ne s'attend pas à ce que le yuan soit réévalué par rapport au dollar. Le yuan devrait même, d'une certaine façon, glisser un peu si les autorités veulent retrouver de la compétitivité. Ces sorties de capitaux sont-elles uniquement le fruit des grands opérateurs étatiques et existe-t-il aussi des mouvements privés ? Il est difficile de répondre à cette question car nous ne disposons pas de bonnes statistiques en Europe. Je vous livre toutefois un chiffre très intéressant en provenance des Etats-Unis : en 2014, dans 48 des 52 Etats américains, les premiers ou deuxièmes acheteurs d'immobilier étaient chinois. On le dit parfois pour le marché parisien sans qu'il y ait de statistique pertinente. Dans le mouvement de sortie des capitaux qui est à peu près inévitable, il existe une part émergée correspondant notamment aux investissements directs et une part immergée extrêmement importante. C'est totalement différent d'une crise des paiements, d'autant que les autorités ont elles-mêmes créé des passerelles entre les places financières de Shanghai et Hong Kong.

La dette ne va pas non plus, à mon sens, déstabiliser l'économie chinoise. Au niveau central, à 60 % du PIB, elle a toujours été contrôlée, dans une certaine forme d'austérité, au détriment des assurés sociaux et des dépenses de bien-être pour la population qui sont tout à fait insuffisantes aujourd'hui, même après l'adoption de nouvelles politiques. Les déficits des budgets locaux sont relativement importants car les collectivités territoriales ont été systématiquement mises en déficit par le transfert de leurs recettes vers l'échelon central. Une troisième source d'endettement est plus dangereuse et est probablement assez élevée, il s'agit des multiples véhicules d'investissement qui ont été créés, notamment par les autorités locales, pour contourner les règles de financement qui leur étaient imposées. Ces véhicules liés à des opérations immobilières et spéculatives restent peu transparents, mais les autorités ont montré en 2014 qu'elles étaient prêtes à faire des exemples en en laissant certains faire faillite. Au total, l'endettement représente au plus, selon les éléments que l'on intègre dans la statistique, environ 230 % du PIB, ce qui est élevé mais dont le risque doit être relativisé puisque les échanges de capitaux avec l'étranger sont encadrés et contrôlés. En outre, les capacités de l'Etat restent gigantesques, même si elles ne sont pas aussi élevées qu'en 1997-1998. Celui-ci pourrait encore mener une grande opération de création de liquidités s'il le voulait, et dispose du volant de réserve des devises.

En ce qui concerne la croissance à long terme, il existe plusieurs Chine, avec des écarts très importants : l'intérieur connaît des coûts salariaux beaucoup plus bas que sur la côte. L'urbanisation, si elle est galopante, reste en retard par rapport au PIB par habitant, puisqu'environ 53 % seulement de la population vit en ville. Il reste donc un important réservoir de productivité en provenance des zones rurales, ce qui posera toutefois d'effroyables problèmes d'aménagement urbain et d'environnement. La Chine conserve donc des marges de compétitivité. Les gigantesques investissements dans les secteurs routier, ferroviaire ou aéroportuaire, même s'ils génèrent souvent des pertes, qui sont toutefois assumées par les autorités, unifient le territoire. Le système économique, que je qualifierais de saint-simonien, contient donc bien un réservoir de croissance.

Certes, les courbes démographiques montrent un choc vers 2025-2030 en raison du vieillissement de la population, mais il reste une décennie avant qu'il ne se produise.

Au total, du fait aussi du contrôle politique et de l'intelligence du pilotage par les autorités, la vieille croissance a encore de beaux restes devant elle...

Qu'en est-il maintenant de Xi Jinping et de ses collaborateurs, notamment dans le domaine économique ? Ils ont clairement refusé le passage complet à l'économie de marché et à la démocratie politique. On peut d'ailleurs observer des ressemblances avec le régime de Vladimir Poutine en Russie. Xi Jinping et ses équipes sont tout de même des réformateurs. L'expérience de Xi Jinping est complexe ; elle provient à la fois de celle de son père avec l'ouverture des zones économiques spéciales sous Deng Xiaoping et de celle qu'il a eue entre 2002 et 2007 à la tête d'une très importante province, le Zhijiang, où abondent les entrepreneurs privés. Le Gouvernement actuel est à l'aise avec le modèle qu'il promeut : il a recentralisé et réaffirmé les priorités stratégiques ; il utilise sa maîtrise de l'économie et des finances pour des objectifs en lien avec l'étranger, par exemple l'acquisition de hautes technologies ou le placement d'une partie de la fortune chinoise à l'étranger. Sur ce dernier point, les Chinois ont durant une quinzaine d'années privilégié les marchés des pays en développement, choix qui se retourne contre eux aujourd'hui, et ils ont besoin d'aller sur des marchés plus mûrs, plus sûrs.

La grande réforme « libéralisante », préconisée par la Banque mondiale, n'a pas eu lieu ; il s'agit plutôt d'une réforme à petits pas, avec un système qui continue d'être sous contrôle, comme le montrent les enquêtes anti-corruption. Pour autant, le système privé, surtout à la périphérie de l'économie, a recommencé à se développer fortement depuis 2012. Le système bancaire qui était monopolistique et assis sur des marges élevées a été ouvert à des concurrents nouveaux sur internet qui proposent des taux d'intérêt sensiblement plus élevés ; ces quasi-banques ont conquis des parts de marché importantes. Il existe aussi une discussion en vue de privatiser certaines des 155 000 entreprises d'Etat mais là aussi, on voit la nature duale du système : il n'est pas question de privatiser les très grandes entreprises mais seulement d'ouvrir leur capital. La privatisation est envisagée pour celles, très nombreuses, contrôlées par les autorités locales. Les marges de compétitivité sont également importantes de ce côté-là.

La Chine a fait un choix capitaliste lorsqu'elle a décidé de privatiser le logement dans les années 1990. Il s'agit certes d'un droit d'usage plutôt que d'un transfert de propriété, mais ce droit est accordé pour cent ans, ce qui se rapproche de la propriété. L'épargne, qui était assise sur le logement, a beaucoup enflé. Les entreprises d'Etat ne redistribuent pas leurs profits. La part des revenus individuels dans le PIB est basse autour de 35 % mais, du fait de l'économie grise et de la méconnaissance des revenus paysans, cette part serait plus proche en réalité de 50 %.

La consommation est insuffisante : d'un côté du spectre, il y a encore beaucoup de personnes pauvres ; de l'autre côté, les personnes pouvant être considérées comme riches, c'est-à-dire qui ont des revenus comme peuvent en avoir les Français ou les Allemands, sont au nombre d'environ 80-90 millions et payent très peu d'impôts. Les classes moyennes au sens où nous l'entendons n'existent pas vraiment en Chine. La consommation est trop modeste car se loger ou se soigner coûte très cher, ce qui pose la question des transferts sociaux qui permettraient de diminuer l'épargne. Le système favorise donc l'épargne et décourage la consommation. Néanmoins, il faut être conscient que, si la part de la consommation dans le PIB diminue, c'est aussi parce que celui-ci progresse très vite... La consommation doit cependant changer de forme.

Des réformes ont bien été introduites mais du temps de Wen Jiabao et à doses homéopathiques. Des systèmes sociaux ont été mis en place avec par exemple la fixation d'un revenu minimum, des transferts et des prestations de retraite. Mais ils nécessitent une armature administrative nouvelle, sinon les prestations risquent de « disparaître » dans les échelons intermédiaires et de ne pas arriver aux destinataires normaux... Cela a donc beaucoup progressé dans les règles, pas assez dans les volumes. Le dumping social existe encore en Chine.

En ce qui concerne l'énergie et l'environnement, la Chine se situe des deux côtés du tableau : elle est le premier pollueur mais elle est aussi le premier promoteur des énergies alternatives. Il n'y a donc pas remplacement de l'ancienne croissance mais coexistence de deux croissances. La consommation de charbon a diminué pour la première fois en 2014 mais elle reste à un niveau très élevé. Les importations pétrolières restent les premières au monde. L'accord avec les Etats-Unis sur les questions climatiques ne prévoit un effort qu'à partir des années 2030, ce qui laisse une marge importante.

Le ralentissement économique est bienvenu à tout point de vue, car la Chine a été le principal facteur de pression à la hausse des prix des matières premières, tant en raison de la consommation que de la spéculation. D'un point de vue interne à la Chine, ce ralentissement est également bénéfique : la seule province du Hebei qui entoure Pékin, mais sans Pékin elle-même, produit autant d'acier que les Etats-Unis et l'Union européenne réunis... La Chine ne peut pas continuer la fuite en avant dans la même direction, tant pour des raisons environnementales qu'économiques. En voyant les indicateurs de PIB ou de production d'acier, de charbon ou même d'électricité diminuer, je ne suis pas pessimiste, je suis au contraire optimiste !

Je voudrais conclure en disant que, pour la première fois depuis 1998, le ralentissement économique est piloté. Les restructurations apportent nécessairement de la douleur mais sont aussi la condition pour éviter la fuite en avant financière, permettre de rebondir économiquement, effectuer les transferts de croissance et réorienter la percée économique chinoise à l'étranger. Pour autant, il existe aussi des incertitudes concernant la crise sociale, la lutte contre la corruption qui est difficile à appréhender ou la demande internationale qui ne peut pas être contrôlée.

Vous nous avez lancé une rafale d'idées et de propositions pour notre rapport. A ce stade, j'en retiens trois éléments particuliers : le paradoxe de deux croissances simultanées ; la coexistence de plusieurs Chine avec, dans un pays globalement pauvre, l'équivalent démographique d'une Allemagne qui a le niveau de vie européen ; un ralentissement économique qui peut rendre le contexte plus difficile pour nos entreprises et les échanges commerciaux mais susciter aussi des perspectives en termes d'investissements chinois en Europe.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion