Intervention de Jack Ralite

Réunion du 28 octobre 2004 à 10h00
Cohésion sociale — Suite de la discussion d'un projet de loi déclaré d'urgence

Photo de Jack RaliteJack Ralite :

... « l'acquis social doit céder devant la nécessité économique ». C'est le règne du profit sans rivage. Cette pratique est galopante à l'ère de la financiarisation dans la mondialisation.

On entend dire, quand les licenciements arrivent : « c'est une page qui se tourne ». Une ouvrière de Daewoo en Lorraine répliquait : « peut-être, mais nous on était sur la page ».

Nous sommes à un « moment brèche » qui nécessite la fonction du refus à l'étage voulu. Dans un livre de François Bon, Temps Machine, un ouvrier déclare ceci : « la maladie qui gagne, c'est celle de notre vengeance de mains noires parce qu'ils ne savent plus quoi faire de nous ». C'est une réaction d'« effacés », d'« engloutis », d'êtres à qui il est demandé de se faire oublier, de rester à quai comme assignés à résidence. Ces êtres se considèrent comme en trop et sont gagnés par une culpabilité profonde jusqu'à la haine de soi. Ils n'ont bientôt plus, pour être indemnisés de leur malheur, que leur vengeance imaginaire. Ils sont entrés dans des histoires closes et privés du « risque de vivre », seul moyen pourtant d'avoir le « risque de guérir ».

La violence est au bout de cette souffrance. Violence contre soi - la drogue et parfois le suicide -, contre autrui - la délinquance et plus, comme à Nanterre, où huit conseillers municipaux ont été tués en séance du conseil municipal. Comment ne pas risquer d'être violent quand on est relégué hors de l'humain ? C'est comme faire disparaître sans tuer. C'est une violence invisible qui trouve sa source non dans une barbarie mais dans la souffrance de celui qui y est acculé.

Ces êtres sont alors suspendus dans le vide, entre « un passé luisant » et « un avenir incolore », disait Apollinaire. Ils cherchent un responsable, et c'est malheureusement souvent celui qui paraît étrange - l'étrange pauvre -, l'étranger - le pauvre étranger -, l'émigré. C'est ainsi que se « racise » la question sociale. Dans le désemparement d'eux-mêmes, les gens se retrouvent dans le « quotidien de leurs haines », et c'est « le dernier jour de se donner la main ». C'est la différence indifférente aux autres différences, c'est l'inhospitalité.

Chacun a des facultés d'étonnement, d'imagination. Or, aujourd'hui, au travail, les conditions mutilent ces capacités et empêchent un dialogue entre les gens et la culture. On peut parler d'« un fantasme patronal rêvant de salariés qui savent, mais qui ne pensent pas », de « boxeurs manchots », pour reprendre l'expression de Tennessee Williams.

Or l'homme est visiblement fait pour penser, c'est toute sa dignité. Là se pose la question centrale du travail - le travail entendu comme activité délibérée de civilisation du réel - et de son traitement, qui ne saurait se limiter à une amélioration du « hors travail ». Il faut pouvoir respirer au travail, sinon ce dernier empoisonne la vie.

Une souffrance est aussi la déliaison du « lien social ». Tout le monde ne peut pas être l'ami de tout le monde, mais le « lien social » n'a jamais nié le conflit ; il en est la conséquence en même temps que le dépassement. Il ne se réduit pas au lien civil ou à la proximité, qui souvent n'est que physique et n'est pas la source d'une proximité sociale.

Dans notre société marquée par le capitalisme international et national, il y a tant d'interdits majeurs que le « lien social » est un immense travail. Il ne saurait s'identifier à la « cohésion sociale », nouvelle tentative de faire consensus, qui, évitant de poser les problèmes, ne fait que les accroître. En fait, la politique du Gouvernement se nourrit par son échec.

A ces êtres, l'Etat et le patronat, avec leur singularité et leur épaulement réciproques, ne proposent que la norme, l'idéal d'un homme dit normal, alors que la normalité, c'est la victoire du moment sur le devenir.

Et l'homme normal existe-t-il ? La vie est mobile et l'on ne peut la mettre entre parenthèses. La norme est devenue l'une des formes majeures de l'exercice du pouvoir dans l'entreprise comme dans la société. C'est un outil essentiel pour la fabrique de subjectivités adéquates au pouvoir.

C'est dessaisir un sujet de son arbitraire qui s'exprime dans ses actes. C'est le refus des actes et l'apologie des protocoles et des schémas de comportement, des évaluations et accréditations, c'est le façonnement manipulateur du « lien social ». C'est l'alignement sur la « performance », dont les illustrations les plus caricaturales, au cours de la dernière période, sont la tentative de l'Etat de contrôler l'intime à travers une organisation rapprochée de la psychanalyse et la déclaration, qu'on ne répétera jamais assez, du PDG de TF1 : « mon travail est de rendre les cerveaux disponibles aux publicitaires ».

A énumérer ces problèmes touchant aux esprits, aux coeurs et aux corps, on est frappé par la corruption du vocabulaire.

La langue devient trompeuse et manipule. Jamais n'ont été inventés tant de mots nouveaux : « insertion par le travail », « emplois inadéquats », « ouvriers employables », « chômeurs à insérer », « chercheurs d'emploi », « activité ».

Les mots deviennent des voiles et facilitent la diffusion opiniâtre de la précarité, de l'insécurité sociale, particulièrement chez les jeunes, c'est-à-dire de la déstabilisation du travail, qui se répercute comme une onde de choc dans toute la vie sociale, jusqu'aux bases même de la vie collective.

Mais la question la plus fondamentale est l'absence, la privation d'avenir, avec ses repliements sur soi, son coin, son pays, sa communauté, et la dérive communautariste.

Il est vrai que, ces dernières années, les chocs internationaux ont été terribles, jusqu'à rendre invisibles les « bougés » sociaux et culturels, qui exigent autant réponse que les attaques et les effondrements.

Si l'on songe aux sans-travail, aux sans-logement, aux sans-papier, aux sans-domicile fixe, aux sans-voix, aux sans-relations, aux sans-espoir, « être au monde », c'est être bousculé, fracturé, parfois bousillé jusqu'à ne plus avoir de terrain commun. C'est le règne de la loterie du marché, de l'arrogance, de l'insensé, de la pollution des rapports humains, de l'analphabétisme social, au mieux d'une pensée restreinte du commun.

Le « commun », ce mot qui a joué un si grand rôle dans l'histoire, est aujourd'hui handicapé, notamment par ce qui est arrivé au mot « communiste », liquidé à la manière du bébé jeté avec l'eau du bain.

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