Nous avons donc à reconstruire le commun, l'« en-commun », autrement, en le toilettant de ses aberrations possibles - étatisme, communautarisme, nature commune, commun fusionnel -, qui empêchent la reconnaissance des singularités et brouillent le sens à être ensemble pour de l'universel, qui a tant besoin de conscience commune, de « souverain bien » comme disait Spinoza, d' « individualités serviables », de « correspondances avec les autres ».
Nous devons travailler beaucoup plus pour que chacune, chacun puisse faire de nouveaux commencements. Pour cela, s'il faut « se souvenir de l'avenir », s'inspirer du conseil d'un auteur allemand, Heiner Müller - « l'herbe même, il faut la faucher afin qu'elle reste verte » -, il ne faut pas tout évaluer en termes de dégradation, de perte, de déclin, de crise, sources de désenchantement. Il faut surtout oser affronter, avec rigueur et courage, et ne pas dire que le capitalisme est une donnée et non une variable, ce qui nourrit l'impuissance démissionnaire.
On voit ce qu'il en est à l'OMC, à la Banque mondiale, à Bruxelles et dans chaque pays, en France notamment, où l'on est trop souvent adepte du consensus mou ou partisan d'un monde séparé.
René Char avait bien raison : « la réalité ne peut être franchie que soulevée ».
Le RMI, la CMU sont d'excellentes mesures qui concernent des millions de personnes, mais il faut aller beaucoup plus loin.
Je retiendrai l'idée de l'historien britannique Eric Hobsbawm : « le problème politique majeur du monde, et certainement du monde développé, n'est pas comment démultiplier la richesse des nations, mais comment la distribuer au bénéfice de leurs habitants ». « Le sort de l'humanité, dit-il, dépend de la restauration des autorités publiques ».
C'est nécessaire en France surtout, où la politique, qui se faisait essentiellement, et par tradition nationale, dans les institutions et les partis, est aujourd'hui souvent émise par les grandes entreprises financiarisées, imposant leur point de vue, le gouvernement de M. Raffarin obtempérant malheureusement le plus souvent.
C'est un travail inouï de convaincre de cette démarche, mais c'est un travail incontournable et urgent de trajets à tracer, d'actions exploratrices dans ce monde de dédales non repérés, qui connaît le chaos, l'encombrement, la complexité, l'instantanéité, la croyance, la violence, l'impuissance.
Pour cela, la société doit être appréhendée dans son ensemble sans vouloir l'achèvement. On ne joue pas au mécano. L'homme, disait Virgile, est « une pierre vivante dans la construction humaine ».
A Aubervilliers, j'ai trouvé et j'écoute éperdument les cris et les silences, ce qui rassemble et ce qui s'écarte, ce qui se pénètre et ce qui se croise, ce qui fait contact et fait contrat, ce qui efface des certitudes et emporte vers l'ailleurs.
J'ai rencontré de grands déracinements, des lieux de refuge temporaires, le grand écart entre les emplois nouveaux et les populations ancienne et nouvelle, souvent paupérisées.
Comme maire, j'ai été chaque jour une cousette, faisant du tricot social souvent cisaillé l'instant d'après. J'ai essayé - et il faut continuer - tous les microprojets en triant dans la galaxie de trucs prétendument miraculeux.
J'ai refusé de substituer l'utopie technicienne à l'utopie sociale. Je me suis libéré de la manie de l'expertise, qui émiette tout et censure le sens. Je n'ai pas confondu l'humanitaire indispensable au quotidien et l'humanisme incontournable, fondamental. J'ai appris à ne pas revenir mais à venir. J'ai appris que, pour beaucoup de pauvres, le temps et la durée ne sont plus des éléments du raisonnement. J'ai vu le « recul » de la préoccupation de la santé, notamment chez des jeunes. J'ai compris qu'il n'y a pas de petite digue, qu'il faut résister, et que, dans ce mot, se trouvait l'une des sources du construire, ce construire à ne jamais remettre au lendemain.
Il en a été ainsi de la Plaine Saint-Denis, que les villes d'Aubervilliers et de Saint-Denis, dans un vrai partenariat de durée, ont pensée, initiée démarrée, malgré un Etat frileux au début et toujours distant.
Nous avons avancé. Reste une hantise : la coupure, parfois la défiance, qui peut aller jusqu'à une certaine haine silencieuse, entre ceux auxquels cette Plaine Saint-Denis a permis d'aller de l'avant et ceux qu'elle a laissés de côté.
Nous sommes à l'heure exacte de la conscience, et il s'impose à nous de rassembler audacieusement contre la vision commerciale du monde et pour ce que Victor Hugo appelait « la quantité de réel qui est dans ce que les hommes appellent l'impossible ».