Intervention de Luc Frémiot

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 29 janvier 2015 : 1ère réunion
Violences conjugales — Audition de M. Luc Frémiot avocat général à la cour d'appel de douai

Luc Frémiot, avocat général à la cour d'appel de Douai :

Madame la Présidente, je vous remercie très sincèrement de votre accueil. Mesdames, Messieurs, je voulais vous dire que je suis très honoré d'être parmi vous aujourd'hui.

Le problème de la prise en charge des auteurs de violence est de plus en plus crucial. Les statistiques révèlent aujourd'hui que le lieu où une femme se trouve le plus en danger, c'est à son domicile. C'est une réalité effrayante, qui mérite que l'on s'en saisisse de la manière qui convient. Ce qui me frappe depuis maintenant plusieurs années, c'est de voir que les choses donnent l'impression de changer : nous disposons effectivement de tout un arsenal juridique, grâce aux différentes propositions de loi qui se sont succédé et qui nous donnent, sur le terrain, de nouveaux outils. Il est, à cet égard, remarquable que ces avancées soient toutes issues d'initiatives parlementaires... Mais la réalité, c'est que beaucoup de choses ne changent pas, notamment le fait qu'un même traitement soit toujours réservé aux problèmes conjugaux, alors qu'il faut réfléchir en amont, c'est-à-dire prendre en charge les auteurs de violence. On ne peut pas se contenter, comme on l'a fait depuis des années, « d'abonder la chaîne alimentaire des tribunaux correctionnels », en renvoyant les auteurs devant les juridictions, qui les condamneront à des peines allant du sursis à l'emprisonnement, en attendant et en priant le ciel pour que les choses s'arrêtent.

Il faut travailler sur le fond, c'est-à-dire prendre en charge les auteurs. Que faire ? Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que la violence est un phénomène dynamique. Plus on attend pour la traiter, plus celle-ci va prendre des proportions telles qu'à un moment donné, plus personne ne pourra la maîtriser. Cela se soldera toujours par les mêmes conséquences, c'est-à-dire des années de prison, avec des auteurs qui, dans la grande majorité des cas, récidivent, avec le risque d'homicides que cela implique.

Il faut donc, dès le départ, dès que l'on a connaissance d'un phénomène de violence, intervenir. La politique que j'ai conduite dans ce domaine m'a exposé à beaucoup de critiques de la part de mes collègues pour qui « une gifle, une bousculade ou des cheveux tirés, ce n'est pas bien grave ». Pour beaucoup d'entre eux, il faut attendre que la situation se solde par une incapacité totale de travail pour commencer à s'en préoccuper. Selon moi, c'est une conception aberrante et inacceptable. Intervenir dès les premiers coups est certes très difficile, parce que cela suppose de libérer la parole des victimes et donc de fournir un travail important de communication et de pédagogie. Dans ce contexte, un film comme « L'emprise » joue un rôle déterminant, raison pour laquelle je m'y suis fortement impliqué.

Si on intervient dès le départ, on va pouvoir casser cette chaîne de violences. Il faut amener les femmes à s'exprimer. C'est très compliqué, en particulier parce que le concours des services de police et de gendarmerie est un passage obligé, et la parole des femmes n'est pas toujours bien perçue lorsqu'elles font état des violences qu'elles subissent. Je suis partisan de la suppression des « mains courantes ». Cette procédure laisse accréditer l'idée chez les victimes qu'elles ont déposé plainte en vain. Ce sont des appels au secours qui restent sans écho.

Une fois que les victimes ont parlé, que ce soit dans un commissariat ou dans une association servant de relais, il faut traiter le problème sans délai. L'essentiel est le maintien de la victime à son domicile. À l'heure actuelle, beaucoup d'argent est investi dans des centres d'accueil pour victimes, pour des femmes qui quittent le domicile dans des conditions épouvantables, parfois la nuit, avec des enfants. Le film sur l'affaire Alexandra Lange l'a montré : ces femmes se retrouvent véritablement « à la rue » ou dans des foyers, confrontées à d'immenses difficultés.

J'ai rencontré il y a quinze jours une personne qui a vécu cette expérience. Elle m'expliquait que les femmes y sont parfois l'objet de racket et autres violences. Les sortir d'une situation de violence pour les replonger dans une telle situation est à mon avis destructeur. Ce n'est certes pas le cas de tous les foyers mais, d'après mes informations, ce phénomène est plus fréquent qu'on ne pourrait l'imaginer. C'est aux auteurs de violence de sortir du foyer conjugal, où doivent rester la femme et les enfants.

Se pose la question de savoir où loger ces auteurs, car trouver des structures d'accueil adaptées reste problématique. La « Maison Rosati » que vous avez pu visiter, initiée par une jeune femme substitut du procureur à Douai, reste une exception. On ne compte que deux ou trois structures de ce genre en France. Tant que les auteurs resteront l'extérieur, sans prise en charge par une structure, c'est-à-dire chez des amis, dans la famille ou à l'hôtel, il n'existera pas de véritable prise en charge de leur violence.

À Douai, j'avais réussi à faire baisser le taux de récidive à 6 %. C'est une proportion favorable, mais la moitié de ces auteurs n'étaient pas passés par le centre où je les plaçais habituellement, c'est-à-dire le foyer Emmaüs de Douai. Ils étaient logés dans leur famille ou chez des amis où ils ne bénéficiaient d'aucune prise en charge psychologique. C'est même l'inverse qui se produit : la famille ou les amis leur tiennent parfois un discours plutôt compatissant. On passe alors à côté du traitement.

En plaçant les auteurs dans des centres adaptés, on va pouvoir engager avec eux une thérapie psychologique. À Douai, j'avais choisi Emmaüs parce que je n'avais pas d'autres solutions de logement. Force est de constater que cela a bien fonctionné, même si j'ai bien conscience que cette formule relevait de l'expédient. Un foyer comme Emmaüs a vocation à recevoir des sans domiciles fixes (SDF) : l'avantage était de faire se côtoyer des auteurs de violence qui, en général, ont une famille, une maison, un emploi, avec des gens qui n'ont plus rien. La confrontation donne de très bons résultats. Au bout de quelques jours, si les auteurs de violence sont interpellés par les SDF sur la raison de leur présence, ils sont très mal à l'aise pour parler de leur passage à l'acte. Ce « choc psychologique » amorce dans le meilleur des cas une prise de conscience. C'est à ce moment-là que doit intervenir la prise en charge psychologique.

Quand on aborde un sujet comme les violences conjugales, les mots ont beaucoup d'importance. Prenons le cas des groupes de paroles qui se multiplient dans la région parisienne, notamment près de Bobigny. C'est une bonne chose, mais cela ne suffit pas. Il faut que les auteurs de violence soient véritablement encadrés par des protocoles stricts.

À Douai, j'avais recours à une association présidée par un psychiatre avec qui nous avions établi un protocole. Je souhaitais pouvoir faire réfléchir les auteurs de ces violences sur les modalités de leur passage à l'acte et ses raisons.

Au Québec, de nombreux psychiatres et psychologues se sont penchés sur la question. Un travail a donc été effectué entre l'association dont je parlais à l'instant et des psychologues québécois. Ce travail a conduit à la mise en place non pas de groupes de parole, mais de « groupes de responsabilisation » d'une dizaine de personnes. En général, huit d'entre eux allaient être présentés à un tribunal correctionnel ou se trouvaient sous contrôle judiciaire (ces groupes se réunissaient trois heures par semaine, dans une petite salle mise à disposition par le service pénitentiaire d'insertion et de probation (SPIP), avec la participation d'un psychiatre et d'un psychologue). Les deux autres participants venaient de la « patientèle privée » de ce psychiatre et étaient volontaires pour participer à l'expérience. Les modules ont été proposés à raison de plusieurs séances par semaine, permettant à chacun d'y participer en fonction de son emploi du temps. Très rapidement, on s'est rendu compte de l'implication des personnes.

Il est clair que lorsqu'on est face à des multirécidivistes, qui ont déjà connu la prison, on arrive trop tard. Les inclure dans ce type de dispositif est inutile. En revanche, s'il s'agit de primo-délinquants qui acceptent de reconnaître leur part de responsabilité, l'efficacité de cette démarche est prouvée. Or une très large majorité des affaires qui nous sont soumises correspondent à des personnes n'ayant pas de casier judiciaire sur ce point : on peut donc effectuer un travail sur ces personnes.

Progressivement, ces « groupes de responsabilité » ont permis de faire évoluer les auteurs de violence. Après la prise de conscience, ils sont en mesure de réfléchir au processus du passage à l'acte. Bien souvent, les premiers coups sont portés à la suite de faits anodins (mauvaise journée, mauvaise humeur, repas, problème avec les enfants, etc.). Au départ, les cycles de violences alternent avec des phases d'accalmie, désignée sous le nom de « lune de miel ». Petit à petit, l'alternance des phases se raccourcit et les phases de violence sont de plus en plus importantes. Il faut donc pouvoir rompre ce cycle très rapidement. Lorsque ces hommes y réfléchissent, ils sont complètement sidérés eux-mêmes par les raisons de leur passage à l'acte. L'origine des violences résulte bien souvent de l'absence de communication dans le couple, sur le plan psychologique, sexuel ou familial. Tous les milieux sociaux sont concernés, que les auteurs soient issus de milieux très défavorisés, des classes moyennes ou même de milieux très favorisés.

L'auteur et la victime sont liés par un dénominateur commun : le déni. Pour la victime, se reconnaître en tant que femme battue revient à remettre en cause à la fois son identité et le choix de son compagnon. C'est d'autant plus difficile qu'elle est sous emprise. Quant aux auteurs, beaucoup d'entre eux considèrent qu'ils ne sont pas violents mais que ce sont leurs femmes qui les poussent à commettre certains actes, qu'ils qualifient de « bousculades » ou de « comportements réactionnels ».

Pour travailler de façon efficace, il faut s'assurer du placement de ces auteurs dans des structures appropriées, telle que la « Maison Rosati » ou dans des structures similaires permettant une réelle prise en charge. Les auteurs y sont placés en « présentenciel », avant que le tribunal correctionnel ne statue. La condamnation sera une peine de sursis avec mise à l'épreuve, qui consiste à continuer à suivre ces modules de responsabilité. Le besoin en structures d'accueil est réel, dans la mesure où il ne sera pas toujours possible de se servir de foyers comme Emmaüs, en particulier en hiver. Il faut donc dégager de l'argent pour créer ce type de structures.

Je voudrais évoquer un projet relatif à la création d'un centre d'observation judiciaire, élaboré en 2006 avec le responsable d'une association qui suivait à la fois les auteurs et les victimes de violences conjugales. Ce projet n'a jamais connu d'application concrète. Aujourd'hui, la justice ne traite pas ce sujet à fond, comme il le mériterait. On justifie, par exemple, le placement sous contrôle judiciaire par le fait qu'il faut éviter le recours à la détention provisoire. Et c'est une bonne chose, mais à condition qu'il y ait une prise en charge efficace. Or les contrôleurs judiciaires sont aujourd'hui dépassés par le nombre des dossiers qu'ils ont à suivre. Faute de moyens, le contrôle n'est pas aussi approfondi qu'il le faudrait.

J'ai donc travaillé sur des projets de contrôle judiciaire renforcé, toujours avec l'association dont je parlais tout à l'heure et qui intervient à la fois sur les auteurs et les victimes, ce qui est considéré par beaucoup comme incongru.

Pour ma part, je suis complètement opposé à la dichotomie auteur/victime dans le traitement de ces violences. À mon avis, un seul organisme, une seule association, avec des intervenants multiples, qui permettent de façon pyramidale une appréciation des progrès réalisés, me paraît être la bonne solution. Sur le terrain, la difficulté à obtenir les subventions explique parfois des rivalités entre associations. Ce sont les structures qui revêtent les deux « casquettes » (traitement des victimes et des auteurs) qui offrent la prise en charge la plus intéressante, me semble-t-il.

Il est aujourd'hui nécessaire de mettre en place des contrôles judiciaires renforcés et des structures d'accueil spécifiques. Quels en sont les avantages ? Tout d'abord, éviter le recours à la détention provisoire et à une peine d'emprisonnement ferme, et éviter aux auteurs d'être désocialisés. Ensuite, suivre l'évolution des auteurs : les auteurs sont libres, durant la journée, lorsqu'ils ont un emploi ; ils sont pris en charge, le soir, par ces foyers d'hébergement.

Le suivi psychologique, assuré par un psychiatre, un psychologue et un infirmier psychiatrique, fait partie du dispositif. Ce type de structures nécessite également la présence d'un personnel dédié à la sécurité et à la discipline. Au total, le coût d'une journée en foyer, évalué à 63 euros, est beaucoup moins élevé non seulement qu'une journée de détention mais aussi qu'une journée dans un centre d'accueil pour les victimes, où les femmes séjournent avec des enfants. À Liège, la création de ce type de structures pour auteurs de violences fonctionne. La procureure de Liège est venue à Douai prendre connaissance de notre expérience. En Belgique, des structures d'accueil similaires d'une vingtaine de lits ont été mises sur pied et fonctionnent toujours très bien aujourd'hui.

Évidemment, on ne peut pas parler de prise en charge des auteurs sans envisager parallèlement celle des victimes, afin de restaurer leur dignité. N'oublions pas qu'elles vivent sous l'emprise des auteurs. Mais l'assistance matérielle est tout aussi cruciale : il arrive souvent, par exemple, que les auteurs placés en garde à vue conservent les clés de la voiture ou le livret de famille. C'est aux travailleurs sociaux qu'il revient d'aller récupérer ces objets. Les centres juridiques jouent un rôle crucial pour aider les victimes à se constituer partie civile. Les « groupes de parole » sont importants aussi : ils diffèrent bien sûr des « groupes de responsabilisation ». Pour libérer la parole de ces femmes, le dessin peut avoir une influence intéressante. Lorsqu'une victime s'exprime, cela suscite des réactions des autres participantes au groupe de parole.

Enfin, je veux insister sur le fait que, lorsqu'on travaille sur les violences faites aux femmes, on travaille pour l'avenir, et d'abord pour l'avenir des enfants, qui sont à la fois des témoins, des otages et des victimes.

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