Avant de vous présenter les conclusions auxquelles notre commission a abouti le 8 juillet 2014, je m'arrêterai sur quelques éléments de contexte. Depuis 1946, la France est un pays abolitionniste. La prostitution y est donc une activité licite ; seuls sont sanctionnés par la loi son exploitation à travers le proxénétisme et les troubles qu'elle peut causer à l'ordre public à travers le racolage.
A l'origine, l'abolitionnisme ne visait pas l'abolition de la prostitution mais plutôt celle de toute réglementation en la matière. Toutefois, le sens de ce terme a évolué, ce dont témoigne l'adoption par l'Assemblée nationale, le 6 décembre 2011, d'une proposition de résolution qui « réaffirme la position abolitionniste de la France, dont l'objectif est, à terme, une société sans prostitution ».
Quelles est la réalité de la prostitution ? On estime à environ 30 000 le nombre de personnes prostituées en France, plus de 80 % d'entre elles sont d'origine étrangère. S'il est difficile d'établir une relation de cause à effet entre les deux, nous constatons que la prostitution dite traditionnelle diminue depuis trente ans face à des réseaux au poids croissant.
Qu'elles soient ou non sous contrainte, les personnes prostituées partagent des facteurs de fragilité. Je pense aux troubles sanitaires et psychologiques, à la violence mais également à l'isolement, qui les empêche trop souvent d'exercer leurs droits. Face à cette situation, la France a renforcé sa politique de lutte contre la traite des êtres humains ces dernières années. Cependant, l'accompagnement des personnes prostituées demeure insuffisant, faute d'une ligne politique claire et de moyens financiers.
L'objet de ce texte est de donner un nouveau souffle à l'engagement abolitionniste de la France. Beaucoup n'en ont retenu que la disposition la plus symbolique, celle qui pénalise les clients des personnes prostituées, alors qu'il comporte des mesures importantes en matière de lutte contre la traite, d'accompagnement social et sanitaire des personnes prostituées ainsi que de prévention.
Nos débats se sont déroulés dans un climat constructif, de nombreux amendements adoptés sont le fruit d'un travail conjoint avec le président Jean-Pierre Godefroy. Seule la question de la pénalisation du client a réellement divisé les membres de la commission. Au total, ce texte constitue une réelle avancée dans la lutte contre ceux qui profitent de la prostitution et dans le soutien apporté aux premières victimes de ce phénomène.
Notre commission a justement renforcé les mesures d'accompagnement des personnes prostituées en transformant le « parcours de sortie de la prostitution » en un « projet d'insertion sociale et professionnelle », ouvert à l'ensemble des personnes victimes de la traite des êtres humains. Il ne s'agit pas de leur imposer un parcours prédéfini, fait d'étapes obligatoires qui risquent d'être autant d'embûches, mais plutôt de construire avec elles un projet personnalisé pour une réinsertion durable. Ce projet sera organisé sous la responsabilité du préfet, en partenariat avec une association ayant pour objet l'aide et l'accompagnement des personnes en difficulté.
L'entrée dans le projet d'insertion rendra les personnes accompagnées éligibles à la délivrance d'une autorisation provisoire de séjour et au versement d'une aide financière. Elles pourront également bénéficier de remises fiscales gracieuses.
Nous avons augmenté les ressources allouées au fonds destiné à financer ces projets d'insertion. Il sera désormais alimenté par l'ensemble des recettes provenant de la confiscation des biens et produits des proxénètes et des personnes coupables de l'infraction de traite des êtres humains, et non par une partie seulement.
Les personnes accompagnées ainsi que celles reconnues victimes du proxénétisme et de la traite seront considérées comme des publics prioritaires pour l'accès aux logements sociaux. Cette mesure continue de me laisser sceptique : le droit actuel ne suffit-il pas ? N'est-ce pas montrer du doigt une population ?
Nous avons prévu que la délivrance et le renouvellement de l'autorisation provisoire de séjour seront automatiques pour les victimes de la traite ou du proxénétisme dès lors que les critères d'engagement dans le projet d'insertion seront remplis ; le préfet aura donc désormais une compétence liée. Cette autorisation sera d'un an, et non de six mois comme le prévoyait l'Assemblée nationale.
Un seul article du texte concerne l'accompagnement sanitaire des personnes prostituées. A notre sens, la politique de réduction des risques ne doit pas relever de la seule responsabilité de l'État, sans quoi nous limiterons la capacité d'initiative des autres acteurs, dont les collectivités territoriales. De façon symbolique, nous avons déplacé cet article d'un titre du code de la santé publique consacré à la lutte contre les infections sexuellement transmissibles vers le livre Ier de celui-ci qui concerne la protection des personnes en matière de santé. De fait, les problèmes de santé auxquels des personnes prostituées ne peuvent se réduire aux seules infections sexuellement transmissibles.
En deuxième lieu, pour améliorer la prévention, nous avons créé un nouvel article dans le code de l'éducation qui prévoit une information sur les réalités de la prostitution par groupe d'âges homogènes dans les collèges et lycées - intervenir dès l'école primaire nous a paru prématuré. Cette information sera l'occasion d'aborder les représentations sociales du corps humain. Nous avons également complété les dispositions du code de l'éducation relatives à l'éducation sexuelle en prévoyant qu'elle doit présenter « une vision égalitaire des relations entre les femmes et les hommes » et « contribuer à l'apprentissage du respect dû au corps humain ».
En troisième lieu, la commission spéciale a renforcé le volet du texte consacré à la lutte contre la traite, par deux mesures. D'abord, elle a introduit un article additionnel qui traduit en droit l'une des mesures du plan national de lutte contre la traite adopté le 14 mai 2014 : donner compétence aux inspecteurs du travail pour constater les infractions de traite des êtres humains. Ensuite, elle a élargi la formation des travailleurs sociaux à l'identification des situations de prostitution, de proxénétisme et de traite des êtres humains.
J'en viens aux dispositions pénales du quatrième volet de cette proposition de loi. Nous avons maintenu la suppression du délit de racolage. Aucun amendement n'avait d'ailleurs été déposé pour le rétablir. En revanche, après de longs débats, nous avons supprimé l'article 16, qui prévoyait la pénalisation du client avec la création d'une contravention de cinquième classe, de même que l'article 17, qui créait une peine complémentaire consistant en un stage de sensibilisation à la lutte contre l'achat d'actes sexuels. Pour ma part, j'étais favorable à l'instauration de cette nouvelle incrimination, grâce à laquelle nous aurions, enfin, responsabilisé les clients. Mais la majorité des membres de la commission spéciale ont craint qu'elle ne dégrade la situation sociale et sanitaire des personnes prostituées.
Enfin, la commission spéciale a renommé le texte « proposition de loi visant à la lutte contre la traite des êtres humains à des fins d'exploitation sexuelle, contre le proxénétisme et pour l'accompagnement des personnes prostituées ». Ce nouvel intitulé est cohérent avec un texte amputé de l'une de ses dispositions essentielles, celle concernant la responsabilisation du client.
Je regrette qu'il en soit ainsi. Néanmoins, compte tenu des améliorations substantielles que nous avons apportées à la proposition de loi sur d'autres sujets, notamment sur l'accompagnement social, j'ai choisi de m'abstenir, plutôt que de voter contre.
Sans doute les esprits n'étaient-ils pas encore suffisamment mûrs au Sénat pour affirmer dans la loi qu'il n'est pas acceptable de disposer du corps de l'autre pour satisfaire ses besoins sexuels contre de l'argent. Tout en respectant la position majoritaire de la commission spéciale, je continuerai de défendre mes convictions personnelles en séance. Le débat reste ouvert.