Intervention de Pierre Sirinelli

Commission de la culture, de l'éducation et de la communication — Réunion du 10 mars 2015 à 16h00
Rapport sur la révision de la directive 2001-29-ce sur l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteur et des droits voisins dans la société de l'information — Audition de M. Pierre Sirinelli professeur à l'université paris-i-panthéon sorbonne membre du conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique

Pierre Sirinelli, professeur à l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne, membre du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA) :

Je vous remercie de m'accueillir dans votre commission. La ministre de la culture et de la communication a estimé que les conclusions du rapport que je lui ai remis pourraient constituer la base de la position officielle de la France, sous réserve des observations du législateur.

Ce rapport, rédigé à l'issue de 18 mois de travaux, avait deux objectifs : dresser la synthèse des opinions exprimées et proposer des pistes de réforme acceptables tant par les ayants droit que par les utilisateurs d'oeuvres, soit les consommateurs comme ceux qui mettent les contenus à la disposition du public par des vecteurs de communication.

La première partie du rapport dresse le bilan des auditions : une éventuelle révision de la directive ne suscite qu'un enthousiasme très modéré pour ne pas parler de défiance. Cette prudence résulte de quelques effets d'annonce : à titre d'illustration, à l'automne 2013, la Commission européenne a envoyé un questionnaire aux États membres, dont la tonalité laissait présager une multiplication des exceptions aux droits d'auteur. Le rapport de Mme Reda, seule élue du parti Pirate au Parlement européen, a accru la méfiance : dans sa synthèse, deux pages sur trois sont consacrées aux exceptions aux droits d'auteur et aux droits voisins, tandis que la dernière réduit le champ du droit exclusif. Les ayants droit ont eu le sentiment que la réouverture n'irait que dans le sens d'un affaiblissement des droits d'auteur.

Pour justifier une réouverture, il conviendrait de démontrer que les solutions élaborées en 2001 doivent être modifiées. Les quelque cent personnes que nous avons auditionnées appellent à la cohérence : la directive de 2001 n'est pas la seule relative à l'environnement culturel. Pourquoi alors ne pas revenir sur les directives services de médias audiovisuels (SMA), contrefaçon ou encore commerce électronique ? Elle a été élaborée concomitamment à la directive e-commerce et elles se complètent : ainsi l'article 8 de la directive relative aux droits d'auteur renvoie à la directive e-commerce tandis que l'article 5 de la première met en oeuvre les articles 12 à 15 de la deuxième. En outre, cette dernière paraît dépassée : aujourd'hui, YouTube est à l'origine d'un débit égal à tout Internet lors de l'adoption de ce texte.

Les personnes auditionnées estiment que le Gouvernement français devrait prendre des initiatives en faveur d'une réforme parallèle des deux directives ou, du moins, pour revenir sur les articles 12 à 15 de la directive e-commerce au sein d'un texte propre aux droits d'auteur. La directive e-commerce est transversale, alors que les Américains ont un texte propre au copyright. Or, ces effets transversaux ne sont pas heureux dans les activités culturelles où les problématiques sont différentes.

La ministre de la culture et de la communication a proposé d'intégrer les effets de la directive e-commerce dans le champ du droit d'auteur en créant un nouveau statut, et partant de nouvelles obligations, entre les éditeurs et les hébergeurs. Le Conseil d'État a publié l'été dernier un rapport sur les libertés et le numérique dans lequel il préconise la création d'un tel statut. Le CSPLA étudie également la création d'un statut intermédiaire. Néanmoins, il faudra modifier la norme européenne avant d'envisager l'instauration d'un tel régime en France. La ministre a défendu cette proposition devant d'autres États membres et à Bruxelles.

La Sacem (Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique), quant à elle, voudrait instaurer une compensation équitable pour contrebalancer le préjudice que la directive e-commerce provoque dans le champ du droit d'auteur : en fait, elle estime que les moteurs de recherche et les prétendus hébergeurs comme YouTube ou Dailymotion mettent en cause le monopole d'exploitation et les droits patrimoniaux des auteurs. Or, ces activités étant prises en considération par la directive e-commerce, elles entrent dans le champ d'une irresponsabilité conditionnée : il est impossible d'engager la responsabilité des opérateurs techniques. La Sacem estime, en conséquence, qu'il conviendrait de compenser cette exception aux droits d'auteur. Cette thèse n'a pas que des partisans : ainsi, les producteurs voudraient être plus ambitieux, afin que la directive e-commerce ne produise plus d'effet dans le champ des industries culturelles.

Pourquoi, nous a-t-on également dit, ne pas revoir la directive contrefaçon suivant une logique follow the money, afin d'assécher les modèles économiques en vigueur ? Des initiatives ont été prises en ce sens en France et au Royaume-Uni. L'idée est de demander aux agences de publicité et aux annonceurs de ne pas financer les activités prédatrices des propres industries culturelles. Une autorité administrative indépendante pourrait faire respecter ce principe. L'on pourrait encore impliquer les opérateurs de paiement, comme Visa ou MasterCard, pour qu'ils ne soient pas associés à l'argent de la contrefaçon. Des chartes de bonne conduite sont à l'étude à cet effet.

Un Livre blanc a été rédigé l'année dernière mais le commissaire qui l'avait commandé n'en a pas voulu ; ce non-paper circule néanmoins sur Internet. La situation s'étant durcie, la Commission européenne veut être plus audacieuse.

À l'heure actuelle, la Cour de justice de l'Union européenne interprète de façon réductrice le champ du droit d'auteur, d'où un affaiblissement du droit par la jurisprudence préoccupant pour les ayants droit. La Commission européenne, jugeant complexe le sujet du droit exclusif, préfère se concentrer sur les exceptions et sur la territorialité.

Pour ce qui concerne la territorialité, un vice-président de la Commission européenne dénonce régulièrement le scandale que représenterait l'impossibilité de regarder les programmes estoniens à Bruxelles. Soutenu par le président de la Commission, il veut éviter ce qu'il appelle le géo-blocage. Cela signifierait qu'un ayant droit achetant les droits pour un État membre les acquerrait pour l'ensemble de l'Union et les diffuserait donc dans les 28 États membres. Ce bouleversement total du mode de production et de financement européen menacerait de disparition le système français et sa chronologie des médias. À l'heure actuelle, aucun opérateur européen ne dispose des moyens financiers pour acheter les droits d'un blockbuster américain afin de le diffuser en Europe. Le fantasme de l'exilé estonien à Bruxelles a pour conséquence immédiate d'ouvrir le marché européen aux gros opérateurs américains, Netflix ou Google. Cette menace doit être prise au sérieux car elle concerne à la fois les droits d'auteur mais également les industries culturelles européennes dans leur ensemble.

Le rapport Reda n'est composé que d'exceptions : à force de « trous », le droit d'auteur ressemblerait à un gruyère ! À Bruxelles, le bureau des droits d'auteur a été déplacé au sein de la direction générale (DG) Connect, c'est-à-dire avec le numérique, ce qui signifie que les « tuyaux » deviennent plus importants que les contenus. Les exceptions risquent de se multiplier car certaines sont réclamées par d'autres directions générales, au-delà de celle qui gère les droits d'auteur. Il y aura donc des exceptions sur le data mining, sur les bibliothèques, sur le user generated content (UGC) et sur les oeuvres transformatrices. Le CLSPA estime que l'Europe ne doit pas adopter un système d'exception à l'américaine, de type fair use.

Il existe deux systèmes d'exceptions dans le monde : en Europe, le législateur fixe des exceptions qui figurent dans une liste limitative. Le système américain, lui, préfère un examen des nouveaux usages sur le marché économique afin de déterminer s'ils concurrencent les modes normaux d'exploitation. A posteriori, le juge décide si l'usage est licite ou pas. Dans ce système, la prévisibilité n'existe pas et il faut des moyens considérables pour payer les meilleurs avocats qui vont plaider jusque devant la Cour suprême. Faudra-t-il attendre que la Cour de justice de l'Union européenne ait dit si l'usage de tel mode d'expression est fair use dans tel État membre ? Ce système ne correspond ni à notre mentalité juridique, ni à l'approche économique de notre marché.

Les Britanniques étaient jusqu'à un passé récent plutôt favorables au fair use, mais le Premier ministre a changé d'avis, il y a un an. Désormais, seuls les Pays-Bas, point d'entrée des lobbys américains, défendent ce concept. Bien sûr, Google milite pour le fair use, estimant que ses moteurs de recherche ne méconnaissent pas le droit d'auteur.

La question est de savoir s'il faut créer de nouvelles exceptions ou rendre obligatoires les vingt facultatives de la directive de 2001. Ainsi, il existe, en Italie, une exception au profit des fanfares militaires ; nul besoin de l'imposer aux Vingt-huit. Pourtant, il est aujourd'hui question de rendre des exceptions obligatoires. Encore faudrait-il vérifier leur nécessité absolue, notamment au niveau transfrontalier.

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