La Haute Assemblée examine cet après-midi en première lecture un texte qui peut sembler technique mais qui recouvre des réalités très importantes dans nos territoires ruraux : la proposition de loi tendant à interdire la prescription acquisitive des immeubles du domaine privé des collectivités territoriales et à autoriser l’échange en matière de voies rurales, qui avait fait l’objet d’un renvoi en commission, en octobre dernier.
Cette proposition de loi a un double objectif. Elle vise, d’une part, à rendre imprescriptible l’ensemble des biens immeubles appartenant au domaine privé des collectivités territoriales et, d’autre part, à surmonter la jurisprudence du Conseil d’État prohibant l’échange des chemins ruraux.
Le droit de la propriété des personnes publiques se fonde sur la distinction entre domaine public et domaine privé, l’appartenance d’un bien à l’un ou à l’autre déterminant le régime juridique qui lui est applicable, ainsi que la compétence juridictionnelle en cas de litige : juridiction administrative ou juridiction judiciaire.
Cependant, les caractéristiques propres à certains biens justifient que leur régime déroge, sur certains points, à cette distinction. Tel est le cas des chemins ruraux, comme l’explique, avec beaucoup de pertinence, M. Tandonnet dans l’exposé des motifs de sa proposition de loi et comme cela a été rappelé au cours des débats.
La commission des lois a fait le choix de centrer ses travaux sur ces biens en particulier, la question de la prescription acquisitive étant en effet très sensible sur l’ensemble des chemins ruraux.
La France compte près de 750 000 kilomètres de chemins ruraux. Ces espaces ne cessent de démontrer leur intérêt pour le développement de nos territoires, pour les activités agricoles et touristiques, pour la préservation de notre environnement.
Ce sont des voies de circulation, aussi bien pour les cultivateurs et les forestiers que pour les résidents des hameaux.
Ce sont également des viviers de la biodiversité, protecteurs contre l’érosion des sols et donc des supports pour le maintien de la Trame verte et bleue.
Ce sont enfin, au moment où nous cherchons à valoriser les territoires ruraux en matière d’agritourisme et, d’une manière plus générale, de tourisme rural, des atouts pour la valorisation de nos territoires pour les randonneurs ou les cyclistes. Je pense notamment à l’écotourisme, qui s’appuie sur les « déplacements doux », et vous savez à quel point je suis attentif aux questions liées au tourisme rural.
Les chemins ruraux font toutefois l’objet de nombreuses appropriations, en particulier parce qu’ils peuvent parfois constituer une gêne pour les exploitations et les nouveaux modes de culture. Ils sont alors labourés, clôturés et donc soumis à une prescription acquisitive.
Vous souhaitez endiguer ce mouvement, pour mieux garantir la survie et la préservation des chemins existants. C’est ce dont nous allons débattre aujourd’hui et c’est un objectif largement partagé par le Gouvernement.
Pour remédier à la « vulnérabilité » des chemins ruraux, vous souhaitez lever les difficultés et les contentieux trop nombreux qui résultent aujourd’hui du droit, parfois qualifié d’hybride, qui s’applique aux chemins ruraux.
Dans cette optique, vous avez entendu explorer de la manière la plus ample les mesures à même d’assurer la protection des chemins ruraux ainsi que leurs implications juridiques. C’est la raison pour laquelle, alors que l’objet du texte était très largement consensuel au sein de votre hémicycle, vous aviez choisi, en octobre dernier, de renvoyer ce texte en commission pour en approfondir l’examen sur certains points.
Cette décision avait été soutenue par le Gouvernement ; il s’en félicite aujourd’hui, car ces semaines d’examen supplémentaires ont effectivement permis aux membres de votre commission de définir un cadre encore plus efficace de protection des chemins ruraux et d’apporter des précisions utiles sur les mesures à prendre.
Ce cadre, le Gouvernement y souscrit dans sa globalité. Il estime en effet, tout comme la commission des lois, qu’il n’est pas judicieux de rendre les biens du domaine privé des collectivités territoriales imprescriptibles dans le but d’empêcher l’application à leur encontre de la prescription acquisitive.
En premier lieu, une telle disposition emporte des conséquences juridiques potentiellement risquées dans la mesure où elle remet en cause la frontière entre le régime du domaine privé et le régime du domaine public.
En second lieu, introduire l’imprescriptibilité des immeubles du domaine privé représenterait un vrai bouleversement. Au-delà du risque de confusion entre les domanialités, il faudrait alors effectuer une revue précise de tous les types d’immeubles appartenant au domaine privé. En effet, c’est l’unique moyen par lequel nous serions en mesure d’évaluer les conséquences pratiques d’un tel renversement de la règle.
Concernant la proposition de limiter l’imprescriptibilité aux seuls chemins ruraux, le Gouvernement partage le constat de la commission des lois : cette disposition créerait, là aussi, une confusion puisqu’elle accorderait à un élément du domaine privé une caractéristique juridiquement propre au domaine public.
Lors de l’examen en commission, un amendement visant à inciter les communes à procéder au recensement de leurs chemins ruraux a été adopté. Cette disposition semble de nature à faciliter la mise en œuvre par les communes d’une stratégie cohérente en matière de protection des chemins ruraux.
Cela va dans le bon sens, car il est difficile, pour une municipalité, notamment dans les territoires ruraux, d’avoir une connaissance exhaustive et tout à fait précise des dizaines de kilomètres de chemins ruraux qui jalonnent son territoire. Il arrive d’ailleurs qu’une commune découvre qu’un tiers est fondé à lui opposer la prescription acquisitive le jour où elle prend l’initiative de mettre un de ces biens en valeur.
Il s’agit donc d’aider les collectivités et les élus qui les administrent dans leurs efforts de mise en valeur, d’investissement, voire tout simplement de sauvegarde de leur patrimoine historique ou de la physionomie de leur terroir. Il faudra veiller à ce que cette disposition soit effectivement applicable dans les faits, et il convient de savoir quels sont les chemins ruraux pour pouvoir les protéger.
Enfin, l’introduction du principe d’échange de parcelles des chemins ruraux paraît particulièrement intéressante dans la mesure où celui-ci permettra de combler un vide juridique.
La plupart du temps, le maire qui essaie de redresser les chemins de sa commune ou de les restructurer doit procéder par voie de vente. Il en résulte souvent deux actes successifs : une vente et un achat engendrant des frais inutiles, ainsi que des discussions sans fin sur la valeur des terrains. Or un simple échange permettrait de conserver ou même de récupérer le chemin déjà prescrit ou en voie de prescription, son nouveau tracé évitant par exemple de passer au bord d’une ferme, de couper un champ labouré ou d’entraver un système d’irrigation ; ce sont là des réalités très concrètes que vous connaissez toutes et tous ici.
Cette simplification permettra non seulement de réduire les frais, mais aussi de sécuriser l’opération, car le projet de rétablissement sera conçu en une seule opération avec le propriétaire concerné, évitant ainsi de nombreux contentieux pour nos petites communes.
Tel qu’il est conçu, le dispositif d’échange proposé par votre rapporteur n’aura vocation à être mis en œuvre que dans l’hypothèse où il s’agira de faire perdurer le chemin rural, en ajustant son tracé par échanges de parcelles. Ce resserrement du champ d’application du dispositif nous semble une bonne solution, car il garantit que celui-ci ne sera pas un biais pour abandonner un chemin rural.
Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, vous le voyez, le Gouvernement soutient dans ses grandes lignes le texte que vous examinez aujourd’hui. Celui-ci apporte des garanties importantes pour la protection de nos chemins ruraux et va dans le sens d’un renforcement nécessaire de la maîtrise publique du foncier.
Cette ressource fait l’objet de tensions fortes, du fait notamment des phénomènes de périurbanisation, de l’artificialisation des sols, de la nécessaire préservation des espaces naturels et agricoles. Ce n’est qu’au travers de sa maîtrise raisonnée par la puissance publique que nous pourrons garantir un développement équilibré et durable de tous les territoires de la France.
Aussi, sous réserve de l’adoption des quelques évolutions techniques que j’ai indiquées dans mon propos, le Gouvernement est favorable à la présente proposition de loi.