Non seulement les normes sont excessives – ainsi, un yaourt hier qualifié de « 100 % végétal » ne peut plus être considéré comme tel aujourd’hui, sous prétexte qu’il contient de l’eau, ce qui a toujours été le cas… –, mais, je le répète, il arrive que leur interprétation diffère d’une administration ou d’une région à l’autre : par exemple, un fromage peut s’appeler « fromage aux noix » dans une région, tandis que, dans une autre, un fromage identique se voit refuser cette appellation !
Monsieur le ministre, il faut agir vite et fort pour mettre fin aux lourdeurs administratives dont souffre notre économie, d’autant que l’allègement des procédures et l’accélération de la délivrance des autorisations et des permis de conduire sont des mesures qui ne coûtent pratiquement rien à l’État. Imaginez que, dans mon département d’Ille-et-Vilaine, une entreprise désireuse de renforcer son autonomie énergétique par l’installation d’une éolienne a dû attendre quatre ans pour parvenir à ses fins, quand, en Allemagne, six mois suffisent !
Il faut également harmoniser, au moins au niveau européen, les réglementations imposées aux entreprises en matière de traçabilité des produits. Je pense en particulier au poulet d’importation, au soja OGM et aux fruits et légumes espagnols pour la culture desquels sont utilisés, par dérogation, des produits interdits dans le reste de l’Europe. Sans parler des produits incorporés aux plats cuisinés – chacun ici se souvient de la viande de cheval retrouvée dans des lasagnes.
Le troisième levier que nous devons actionner est celui de l’attractivité et du coût du travail.
Les métiers des industries agroalimentaires souffrent d’une image négative très peu attractive, liée certes à des présupposés, mais aussi à de réels facteurs de pénibilité du travail, en particulier les horaires matinaux, l’exposition au froid et les risques de troubles musculaires. De ce fait, certains postes demeurent non pourvus, ce qui met nos industries en difficulté.
Il importe de lutter contre ce déficit d’attractivité en valorisant les métiers très divers qu’offre l’industrie agroalimentaire, qui ne sont pas tous manuels : nous avons la chance, en effet, de disposer d’une industrie constituée de nombreuses PME, et comportant donc des centres de décision en région. Il convient aussi d’adapter les dispositifs de formation et d’offrir aux salariés de ce secteur de réels parcours professionnels.
Parmi les facteurs expliquant la perte de compétitivité de notre industrie agroalimentaire, l’écart de coût du travail avec l’Allemagne figure au premier rang. Les usines allemandes, nous le savons, emploient massivement du personnel venu des pays d’Europe de l’Est, dont les salaires sont établis selon les critères du pays d’origine. Outre-Rhin, entre 50 % et 80 % des personnels d’usine travaillent sous ce régime, notamment dans les chaînes d’abattage et de découpe.
Afin d’augmenter la productivité et de limiter les tâches manuelles difficiles pour les salariés, il convient de poursuivre l’action que vous avez entreprise, monsieur le ministre, pour encourager la modernisation et la robotisation des chaînes d’abattage et de découpe.
De manière plus générale, la modernisation du secteur constitue, monsieur le ministre, avec le soutien à l’innovation, le quatrième levier sur lequel il me semble que nous devons agir.
La restructuration des industries agroalimentaires françaises permettrait de renforcer leur compétitivité. En effet, en s’agrandissant ou en coopérant entre elles, les PME, dont le tissu représente une part importante du secteur, pourraient plus facilement développer une stratégie globale d’innovation et d’expansion à l’étranger.
De ce point de vue, monsieur le ministre, le programme d’investissements d’avenir que vous avez lancé à la fin de l’année dernière est une excellente initiative. Reste que nos dirigeants de PME sont tout bonnement tétanisés par la complexité des dossiers à présenter. Faudra-t-il qu’ils aient tous réussi le concours de l’ENA pour survivre dans cet enfer administratif ?
Il faut saluer et encourager les initiatives innovantes, à l’image de la « Milk Valley », le pôle de compétence laitière, d’envergure internationale, mis en place dans le Grand Ouest, qui illustre la capacité des acteurs régionaux à innover en associant les industriels et chercheurs, ou encore du projet à forte valeur ajoutée mis en œuvre en Bretagne par le groupe Tilly, en rupture totale avec le modèle avicole traditionnel : après avoir été sauvé de la liquidation judiciaire vers laquelle il s’acheminait à la suite de la suppression des aides européennes, ce groupe, sous la conduite de nouveaux actionnaires, s’est engagé dans un projet innovant visant à assurer l’alimentation des poulets à partir d’algues, grâce aux recherches locales menées depuis des décennies sur les molécules d’algues.
Vous semblez trouver, monsieur le ministre, que mon propos mérite d’être nuancé ; je maintiens que le projet mis en œuvre par ce groupe est un exemple d’innovation, grâce auquel un grand nombre d’emplois ont été sauvegardés.
La production comme la transformation doivent se concevoir en fonction d’un marché qui n’est pas monolithique : les entreprises doivent être présentes sur toute la gamme. En effet, si certains consommateurs privilégient le haut de gamme en achetant des produits AOC ou détenteurs d’un label, 80 % d’entre eux fondent leur achat sur le critère du prix. Les entreprises ont donc besoin d’être accompagnées pour développer des capacités de décryptage des tendances de consommation et de détection des clefs d’accès aux marchés porteurs ; il s’agit de les aider à mettre sur le marché des produits correspondant aux attentes des clients.
Les entreprises ont également besoin de développer des stratégies de diversification de leurs circuits de distribution, pour desserrer l’étau que leur impose la grande distribution. La distribution de type multicanal doit permettre aux entreprises de toucher leur clientèle potentielle à travers un plus grand nombre de points de contact ; elle insufflera un nouveau dynamisme marchand propre à accroître la consommation et à permettre à l’entreprise d’attirer de nouveaux clients en diversifiant son offre.
À cet égard, l’intégration du numérique dans les stratégies commerciales et marketing des entreprises représente un réel potentiel de développement pour les industries agroalimentaires, qui ont besoin de retrouver une relation plus directe avec les consommateurs.
Ainsi, dans l’alimentation, la vente en ligne est promise à une progression significative, on le sait, grâce à la capacité d’innovation digitale des acteurs de la distribution, mais aussi à l’augmentation des achats par internet. C’est une bonne occasion de développer une relation plus directe entre les producteurs et les consommateurs, contrairement à la situation actuelle, dominée par la grande distribution.
Cette observation me conduit au cinquième et dernier levier dont je souhaite parler : la lutte contre les abus de la grande distribution.
Face à des grands groupes de distribution peu nombreux et bien implantés, dont on peut considérer qu’ils jouissent d’une position dominante, de nombreux industriels, qui sont à 97 % des TPE ou des PME, se retrouvent dans un rapport de force complètement biaisé, en position – je pèse mes mots – de faiblesse destructrice.
Distributeurs et fournisseurs sont certes confrontés à la stagnation de la consommation alimentaire intérieure. Dans ce contexte, les enseignes se livrent une guerre des prix sans merci pour conquérir des miettes de marché ou ne pas en perdre. Dès lors, les distributeurs sont enclins à rechercher la stabilité dans les tarifs de leurs fournisseurs, lesquels se retrouvent étranglés au point d’être incapables de dégager les marges nécessaires à leur modernisation, voire à leur survie.
Vous connaissez, monsieur le ministre, la tension violente – je pourrais parler de maltraitance – dont s’accompagne la période des négociations annuelles entre la distribution et les producteurs. Lors de ces négociations, les dirigeants de PME doivent se battre contre des clients tout-puissants, qui représentent parfois 20 % de leur chiffre d’affaires – une proportion énorme pour une PME. Le rapport de force se fait sentir dans toute sa violence lorsque certains distributeurs procèdent, y compris pendant les périodes de négociations, à des déréférencements sauvages de produits.
La grande distribution a joué dans notre pays un rôle extrêmement positif, créant des volumes, encourageant l’innovation et favorisant l’optimisation de la production. Seulement, à un moment où le marché intérieur stagne, la guerre des prix entre les opérateurs de la distribution est une folie destructrice.
Un yaourt vaut aujourd’hui moins cher qu’il y a dix ans, alors que le produit n’a cessé d’évoluer grâce à l’innovation !
Cette année, le contexte est encore plus difficile pour les producteurs, qui doivent faire face au rapprochement de puissantes centrales d’achat. Résultat : les fournisseurs se retrouvent face à quatre acteurs de poids quasiment égal, représentant chacun entre 20 % et 25 % du marché. Dans ces conditions, les pouvoirs publics doivent faire preuve d’une vigilance accrue, afin d’assurer la régularité et l’équité des transactions pour tous les maillons de la chaîne alimentaire. La distribution porte une responsabilité dans le maintien des savoir-faire nationaux.
Monsieur le ministre, vous le savez, aujourd’hui, c’est le produit local qui finance le produit de grande consommation. C’est ce que veut dire Serge Papin, président de Système U, lorsqu’il explique que, en Bretagne, c’est le coco de Paimpol – un haricot blanc excellent que je vous invite à déguster – qui finance le Coca-Cola américain ! En d’autres termes, les grandes surfaces vendent plus cher des produits fabriqués par les PME.
Monsieur le ministre, vous défendez l’industrie agroalimentaire avec conviction. En vérité, nous devons tous soutenir ce secteur, aussi bien sur le marché européen et mondial que sur le marché national.
À cet égard, le plan industriel agroalimentaire pour la nouvelle France industrielle, lancé en juin 2014 au service de produits innovants et d’une alimentation sûre, saine et durable, mérite d’être salué ; élaboré en concertation avec les industriels, ce plan a accueilli plus de 530 projets d’entreprises agroalimentaires sélectionnés par appel à projets. Monsieur le ministre, dans quelle mesure les outils de financement destinés aux entreprises qui mènent ces projets seront-ils mobilisés ?
Le Gouvernement et nous-mêmes devons être à l’origine d’un pacte d’avenir et de confiance entre tous les acteurs concernés, salariés, consommateurs, pouvoirs publics, chercheurs et industriels, afin de pérenniser une filière exemplaire, dont l’activité contribue à la performance économique de notre pays et concourt à garantir non seulement notre cohésion sociale, mais aussi l’équilibre de notre organisation territoriale. Nous, sénateurs, ne pouvons qu’y être éminemment sensibles, nous qui nous préoccupons régulièrement de l’hyper-ruralité.
Monsieur le ministre, l’agroalimentaire ne doit pas être la sidérurgie de demain !