Intervention de Jean Bizet

Réunion du 12 mars 2015 à 15h00
Débat sur l'avenir de l'industrie agroalimentaire

Photo de Jean BizetJean Bizet :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, voilà quelques jours, le Président de la République a évoqué « la France qui gagne » lors d’une visite d’une jeune entreprise innovante, spécialisée dans le textile. Il aurait pu dire la même chose pour l’industrie agroalimentaire.

C’est parfait, ou plutôt imparfait tant on a l’impression que ce succès appartient au passé et, si l’on y regarde d’un peu plus près, la situation de notre industrie commence à se fragiliser et perdre des parts de marché.

Nous sommes face à une situation paradoxale : partout dans le monde, les industriels de l’agroalimentaire sont optimistes, sauf en France. Partout en Europe, nos concurrents envient notre situation et nos atouts incontestables, en termes de qualité et d’image, et l’on sait combien l’image est importante auprès des consommateurs. En outre, pour l’agroalimentaire, la France est aussi une marque. Pourtant, malgré ces atouts, nous sommes à la peine et nos concurrents progressent.

Il ne s’agit pas d’accuser tel ou tel, car – soyons très clairs et honnêtes – cette dégradation ne date pas d’aujourd’hui. Il ne s’agit pas non plus de donner des conseils aux entreprises, qui sont les mieux placées pour faire les bons choix. Toutefois, il s’agit de réfléchir à ce que, tous ensemble, élus et pouvoirs publics, nous pouvons faire pour les soutenir.

Je vais aborder deux sujets : les questions institutionnelles et juridiques, d’une part, et les questions économiques et stratégiques, d’autre part.

Sur le premier point, il est clair que les industries agroalimentaires sont handicapées par deux types de contraintes.

Il y a, d’abord, le droit lui-même, en particulier l’excès de normes, chacun d’entre nous l’a dit. Il existe certes des normes européennes, mais aussi et surtout des normes nationales. Ainsi, dans le domaine agricole, nous avons la conditionnalité qui est liée au respect des règlements européens, et les bonnes conduites agroenvironnementales, ou BCAE, qui elles, sont des règles nationales. Chaque pays a donc les siennes et la France a sans aucun doute les plus rigoureuses. Nous voulons toujours faire mieux et en voulant faire mieux, monsieur le ministre, on fait mal.

Sur le terrain, les agriculteurs sont plus handicapés par les règles françaises que par les règles européennes. Il faut dire halte à la surréglementation. Le Gouvernement doit bien prendre conscience de l’exaspération des acteurs sur le terrain, qu’ils soient producteurs ou transformateurs. Plus les normes sont nombreuses et plus elles sont difficiles à respecter.

À trop vouloir bien faire, on se met en incohérence avec tous, qu’ils soient producteurs ou transformateurs. C’est grave ! Il faudra bien un jour, enfin, que l’administration, les administrations facilitent la vie des opérateurs sur le terrain, au lieu de la leur compliquer.

À côté du droit, il y a, ensuite, l’interprétation du droit.

Je souhaite évoquer les doutes sur la pertinence de l’engagement de l’Autorité de la concurrence dans le domaine industriel. Des exemples récents me permettent d’illustrer ces craintes. Je n’en exposerai qu’un seul.

Voilà quatre ans, la coopérative Agrial a fusionné avec Elle & Vire. Figuraient, dans la corbeille de la mariée, deux petites cidreries, que l’Autorité de la concurrence a obligé de vendre compte tenu des risques de concentration et de position dominante qu’elles représentaient. Soit ! Mais que s’est-il passé depuis ? Agrial a donc vendu ses cidreries à son concurrent Val de Rance, qui a, au passage, réalisé une bonne opération, puisque Agrial était obligé de vendre et qu’il était le seul acheteur. Mieux, l’Autorité de la concurrence a obligé Agrial à garantir l’activité des cidreries. Ainsi, Agrial fournit des pommes à son concurrent pour une cidrerie qu’elle a été obligée de lui vendre. Pour finir, une des deux cidreries a fermé. Le résultat final est un vrai gâchis !

Voilà une intervention de l’Autorité de la concurrence aux effets contestables, on en conviendra. Dans son appréciation, l’Autorité se fondait sur la notion de marché pertinent. Les effets des concentrations sont analysés en fonction du marché. La situation n’est évidemment pas la même selon que l’on vend des avions ou du jus de pomme !

La règle est européenne ; son application est nationale et européenne selon les seuils. C’est une marge d’interprétation qui est en débat, et dans certains pays, la question ne se pose même pas.

Aux Pays-Bas, par exemple, toutes les concentrations sont analysées dans une perspective européenne. Il n’y a pas de marché national. En France, c’est différent, et l’analyse se fait au cas par cas, avec le risque, qui a été évoqué, d’une fermeture d’usine comme cela s’est produit. Si l’Autorité de la concurrence s’était mise dans une perspective européenne, cela ne serait assurément pas arrivé.

Il me semble que, dans le droit de la concurrence, l’analyse du marché pertinent doit privilégier l’approche européenne et ne garder une vision nationale que dans des cas exceptionnels.

Surtout, ces décisions nuisent à l’émergence de grands groupes de taille européenne.

J’ai évoqué ce sujet avec le président Juncker le 5 février dernier et en compagnie du président du Sénat.

Il est très bien de se doter d’autorités indépendantes, mais cette indépendance ne doit pas nuire à nos entreprises et les empêcher de croître.

Monsieur le ministre, la commission des affaires européennes du Sénat est très attentive à ce sujet. Nous sommes tout à fait prêts à travailler avec le concours de votre ministère pour faire évoluer la situation au niveau communautaire et encadrer davantage l’autorité nationale.

Après les questions juridiques, le deuxième point que je souhaite évoquer concerne les questions de stratégie.

Ce sont les entreprises qui mettent au point une stratégie industrielle, mais c’est à l’État d’élaborer une stratégie économique.

Je l’ai dit, l’agroalimentaire est un de nos points forts. Il faut toujours, et dans tous les domaines, valoriser ses points forts. L’État doit accompagner les entreprises, et certains pays sont beaucoup plus orientés vers le soutien de leurs entreprises que la France. Ce n’est pas pour rien que les Pays-Bas et l’Allemagne sont de grands exportateurs. Tout est fait pour que leurs entreprises exportent, sans tracasserie administrative supplémentaire ou menace d’impôt nouveau.

C’est un choix stratégique.

J’ai assisté récemment à une rencontre franco-allemande sur l’agroalimentaire. Le discours du ministre allemand était très clair et tout orienté sur un seul but, je dis bien un seul : la compétitivité. C’est la priorité absolue. Face à cela, les Français répondent aménagement du territoire, traditions, culture, emploi, paysage, ruralité, environnement. C’est bien, mais nous nous dispersons, et ce faisant nous nous fragilisons.

Or la période qui s’annonce est cruciale.

Ayant déjà dépassé le temps qui m’est imparti, je n’évoquerai que très brièvement le rapport que nos collègues Michel Raison et Claude Haut finalisent actuellement sur la filière laitière. Il faudra bien, un jour dans notre pays, prendre en considération certaines des orientations qu’il contient, pour éviter de fragiliser encore un peu plus notre tissu.

Permettez-moi juste un dernier mot sur les Abattoirs industriels de la Manche.

On risque la fermeture du seul abattoir porcin de Basse-Normandie. Soyons clairs : cette situation est la conséquence de fautes de gestion dont le ministère n’est nullement responsable. À ce propos, je tiens à saluer la capacité d’écoute de vos services, monsieur le ministre, ainsi que votre souci de trouver un repreneur. C’est parfois difficile d’y parvenir.

En revanche, cette situation illustre malheureusement le manque de vision politique depuis vingt ans sur l’organisation des filières. On ne peut pas conforter les outils de production si on laisse trop de place aux thèses environnementalistes et si on ne garantit pas les approvisionnements. Nous produisions 25 millions de porcs voilà vingt ans, nous en produisons à peine 19 millions aujourd’hui.

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