Intervention de Astrid Mignon Colombet

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 11 mars 2015 à 9h15
Interdire la prescription acquisitive des immeubles du domaine privé des collectivités territoriales et autoriser l'échange en matière de voies rurales — Examen des amendements au texte de la commission

Astrid Mignon Colombet, avocate associée au cabinet Soulez Larivière & associés :

C'est du point de vue de l'avocate pénaliste que je vous présenterai une pratique, qui connaît depuis dix ans un essor considérable : des entreprises françaises ont conclu avec le parquet américain des accords de justice négociés. Pour avoir été parmi les premiers à défendre une entreprise française dans une telle procédure, mon cabinet en est un expert. Cette pratique était peu connue en France, jusqu'à ce qu'en 2014 l'opinion publique de notre pays soit frappée par l'énormité de l'amende infligée à BNP Paribas, à la suite d'un accord de guilty plea : 9 milliards de dollars, pour avoir enfreint les règles américaines sur l'embargo. Six mois plus tard, des allégations de corruption contraignaient Alstom à s'acquitter de 772 millions de dollars. Plusieurs entreprises françaises avaient déjà dû signer des accords appelés deferred prosecution agreements (DPA), transactions pénales sans équivalent en France, pour des montants de plusieurs millions de dollars.

Il en est résulté un sentiment de grande vulnérabilité des entreprises françaises, désormais régies par un système juridique qui leur est entièrement étranger et dans lequel il est davantage question du montant des amendes que de la vérité des faits. Il s'agit de comprendre ce modèle global en construction, dans lequel évoluent d'ores et déjà nos entreprises, soumises aux règles américaines par l'extra-territorialité des normes, afin de développer une réponse adaptée à notre culture judiciaire et aux pratiques de nos entreprises.

Depuis l'adoption de la loi américaine sur les sanctions économiques (Foreign Corrupt Practices Act), toute opération en dollars effectuée par une entreprise française et transitant par un compte bancaire aux États-Unis relève de la compétence des tribunaux américains. Le procès américain étant long, onéreux et radical dans ses conséquences - il peut conduire à la disparition de la société mise en cause -, les entreprises cherchent à y échapper, quitte à conclure des deals de justice dont les montants nous semblent énormes. Ces procédures n'ont pas d'équivalent en France. L'entreprise qui opte pour un guilty plea reconnaît formellement sa culpabilité ; elle renonce du même coup aux marchés publics et à la possibilité de soumissionner aux appels d'offres. Plus étrangers encore à nos habitudes, les deferred prosecution agreements ne matérialisent pas une condamnation : afin d'obtenir l'abandon des poursuites, l'entreprise reconnaît les faits par un statement of fact, non sa culpabilité, et se soumet pour une durée variant de un à trois ans à des mesures de prévention sous le contrôle d'un moniteur. Troisième type d'accord, le non prosecution agreement : avant même l'ouverture des poursuites, l'entreprise reconnaît des éléments de fait et s'acquitte d'une amende. Le procureur conserve bien sûr la possibilité d'initier des poursuites pendant toute la durée de l'accord, comme dans un classement avec condition en droit français.

Si tout semble séparer les systèmes français et américain, l'écart tend actuellement à se réduire sous l'impulsion du droit global. La loi française du 6 décembre 2013 contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière a amené une augmentation considérable des amendes dont sont passibles les personnes morales - elles peuvent désormais être égales au double du produit de l'infraction. La banque UBS a ainsi versé une caution de 1,1 milliard d'euros. En outre, une réflexion est parallèlement en cours aux États-Unis afin de mieux réglementer les deals de justice, dépourvus de base législative précise, en renforçant le contrôle du juge judiciaire sur ces accords.

Dans ce rapprochement progressif, il ne reste à la France qu'un pas à accomplir si elle souhaite intégrer ce modèle en construction. Si l'instauration d'une justice pénale négociée suppose pour nous, selon l'expression du président du tribunal de grande instance de Paris, une « révolution culturelle », ses propres déclarations du 19 janvier dernier laissent penser qu'elle est déjà en marche : il prône le développement d'une procédure de « plaider coupable » dans les affaires de délinquance économique et financière, en recourant à la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC). Sa création répondrait aux rapports sévères de l'OCDE sur les délais de traitement des dossiers par les juridictions françaises. La célérité ne peut cependant être l'unique motif pour recourir à des procédures de justice négociée, car la reconnaissance de culpabilité postulée par la CRPC entraîne de lourdes conséquences pour l'accès aux marchés. Or le DPA, tel qu'il est pratiqué aux États-Unis et en Grande-Bretagne, ne présente pas cet inconvénient : il n'oblige l'entreprise qu'à reconnaître des faits. Les outils d'une justice négociée doivent autoriser une discussion réelle avec le procureur. Selon le rapport de l'OCDE de 2014, 69 % des affaires de corruption transnationales sont résolues par la voie de la justice négociée. Celle-ci doit absolument être développée en France, si nous voulons entrer dans la logique globale à laquelle sont d'ores et déjà confrontées les entreprises françaises.

La naissance dans notre pays d'une culture judiciaire positive de la prévention des délits économiques et financiers dépend de la possibilité de discuter avec le procureur, alors que notre approche actuelle est uniquement répressive. La prévention est la grande absente des politiques françaises de lutte contre la corruption, quoique les grandes entreprises françaises aient déjà développé des politiques de mise en conformité (compliance) aux normes anti-corruption, mais hors de tout cadre juridique français. Aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, en revanche, les programmes de compliance mis en place par les entreprises peuvent avoir un effet bénéfique et être pris en compte en cas de poursuites.

Le développement d'une justice de coopération peut, dans le cadre des conventions internationales existantes, suivre deux pistes. Mieux appliquer, tout d'abord, dans le contexte international la règle non bis in idem, qui interdit de poursuivre une personne deux fois pour les mêmes faits. Elle est inscrite dans la convention de l'OCDE sur la lutte contre la corruption et figure dans le pacte international de 1966 sur les droits civils et politiques. Alors que la corruption est réprimée par une convention internationale, elle donne lieu à des poursuites différentes dans différents pays. Comment adapter la règle non bis in idem à la spécificité de ces infractions ? La convention de l'OCDE comporte pourtant déjà un mécanisme par lequel les États peuvent se concerter en amont des poursuites afin de déterminer lequel est le mieux à même de les exercer. Un exemple récent montre que l'abandon des poursuites est bien plus facilement décidé par un État lorsqu'un procureur local d'un autre État a déjà pris l'initiative de sanctionner l'entreprise en cause : la société SBM Offshore a annoncé le 12 novembre 2014 qu'elle acceptait de payer 240 millions d'euros au ministère public néerlandais pour des faits de corruption d'agent public étranger et que le département de la justice américain, satisfait de cette sanction, renonçait à la poursuivre.

La revalorisation de notre loi de blocage du 26 juillet 1968 constitue une seconde piste. Alors que les enquêtes américaines auxquelles sont exposées les entreprises françaises sont bien plus intrusives que les nôtres, notre loi de blocage est méconnue par les juges américains et anglais. Depuis l'arrêt de la Cour suprême concernant Aérospatiale en 1987, son application est régulièrement rejetée aux États-Unis au motif qu'elle n'est pas suffisamment effective et n'a donné lieu en France qu'à une seule condamnation pénale en trente ans. L'expression « loi de blocage » est d'ailleurs impropre : elle laisse croire à une interdiction de communiquer des documents aux autorités étrangères, alors qu'elle vise à aiguiller leurs enquêtes vers les procédures prévues par les traités internationaux, comme la convention de La Haye sur l'obtention des preuves. Cette approche constructive doit être encouragée et la loi de 1968 comprise comme gardienne des conventions internationales.

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