Sur la question de la perte des repères républicains, qui serait révélée par la vie dans les établissements scolaires, il importe de retrouver des qualités d'analyse absentes de bien des commentaires médiatiques dans les semaines qui ont suivi les événements de janvier dernier. La réalité de situations singulières si graves, si inadmissibles, si inquiétantes soient elles ne peuvent être confondue avec un constat général qui témoigne, au contraire, de l'attachement d'une immense majorité des élèves aux valeurs qui garantissent les principes fondamentaux de liberté, d'égalité et de fraternité. On pourrait multiplier les témoignages qui écarteraient les hypothèses selon lesquelles la perte des valeurs républicains constituerait une caractéristique généralisée de la vie des écoles, des collèges et des lycées.
L'analyse des incidents doit faire la part des choses afin de distinguer ce qui témoigne d'un refus des valeurs républicaines et le reste. L'émotion que les attentats de janvier ont suscitée a parfois conduit à interpréter comme de la radicalisation des comportements qui ne relèvent en fait que des traits particuliers de l'adolescence : la provocation des adultes par l'expression de propos outranciers, la volonté de se soustraire à une réaction générale par anticonformisme ou par opposition systématique. Ces comportements obéissent à des phénomènes de sociabilité adolescente dont les historiens ont montré que, contrairement au sentiment d'une dégradation des comportements juvéniles, ils avaient de tout temps, sous des formes différentes, inquiété les adultes.
Reconnaissons que le choix d'une minute de silence dans des délais qui empêchaient tout travail préparatoire des enseignants conduisait à exagérer le risque de réaction spontanée.
La première condition d'une lutte contre le développement de réaction radicales est d'être capable d'une telle distinction afin d'éviter de confondre la défense des valeurs républicaines avec la justification de modèles éducatifs autoritaristes qui, au prétexte de la gravité de certaines dérives, justifieraient de privilégier des réponses disciplinaires, des exclusions et des prescriptions comportementales.
La seconde condition est que nous admettions que la construction des valeurs républicaines est un travail éducatif long et patient. L'école ne peut exiger de ses élèves un état spontané qui satisferait immédiatement à toutes les exigences citoyennes. Les valeurs ne procèdent pas d'une adhésion morale spontanée ou contrainte par l'autorité coercitive des enseignants, elles sont le résultat d'une construction intellectuelle permise par une autorité qui s'inscrit dans la capacité des enseignants à transmettre des savoirs et à construire des compétences. Il ne s'agit pas de renoncer au respect des règles mais de considérer que la mission première de l'école est de donner aux élèves les connaissances qui leur permettent de comprendre que la loi et ses contraintes garantissent la liberté individuelle et collective. Cela ne peut pas se confondre avec les illusions d'un conformisme comportemental. Une telle éducation ne peut se concevoir sans que l'école permette l'expression des opinions des élèves. Une telle liberté n'est contradictoire ni avec la lutte contre les préjugés et les stéréotypes, ni avec l'exigence que cette liberté d'expression se construise de pair avec le respect des opinions des autres.
Ce travail, l'école le poursuit depuis longtemps et les jugements rapides qui ont mis en doute sa responsabilité suscitent l'incompréhension des fonctionnaires de l'éducation nationale qui, au quotidien, tant dans leurs enseignements disciplinaires que dans la vie scolaire, font de la formation du citoyen un objectif majeur de leur exercice professionnel et l'investissent en toute conscience de ses enjeux. Les difficultés rencontrées par les enseignants après les attentats s'inscrivent tout d'abord dans la nature exceptionnelle des événements. Un regard extérieur pourrait s'étonner de ces difficultés, considérant que l'éducation à la citoyenneté devrait s'inscrire dans la base même des compétences de tout enseignant. Le témoignage des enseignants souligne cependant l'immense complexité à trouver des réponses éducatives dont l'ambition ne se limite pas à la régulation des comportements mais vise la construction des valeurs. Permettez-moi une anecdote. À sa maitresse qui expliquait le droit de libre expression de la presse et, particulièrement, dans ses formes les plus satiriques, un élève exprimait son étonnement, percevant cette affirmation comme contradictoire avec la norme habituelle en classe interdisant de se moquer de ses camarades. Il n'est pas facile de répondre à ce type de questions. Les débats qui ont suivi les attentats de janvier ont témoigné de la complexité de ces questions dans le monde adulte, il ne faut pas négliger que cette complexité est plus grande encore avec chez les enfants et les adolescents. Pour faire face à cette complexité, les enseignants ont besoin de formation. Or, il faut reconnaître que la situation de la formation initiale et continue reste des plus préoccupantes. La mise en oeuvre d'une formation de 1 000 enseignants constitue une étape positive, mais nous pouvons être inquiets des moyens qui seront alloués à l'étape suivante, celle d'une généralisation qui, à partir de ce premier noyau, constitue une logique indispensable pour aider l'ensemble des enseignants.
Je voudrais, pour terminer, dire notre détermination en tant qu'inspecteurs, au travers de nos missions d'inspection et de formation, à contribuer à renforcer la capacité de l'école à former des citoyens instruits et responsables, capables de défendre les valeurs de la République parce qu'ils ont compris son essence même et sa nécessité sociale. Mais je ne peux affirmer cette détermination sans rappeler qu'il faut se garder d'imaginer que l'école puisse y suffire. Connaître et comprendre des droits, c'est aussi être certain de la capacité de la République à en garantir l'effectivité. Or, nous devons constater une corrélation entre les incidents les plus inquiétants qui ont pu se dérouler dans les établissements scolaire et l'environnement social et économique de ces établissements. Il serait simpliste de considérer qu'il y aurait une causalité univoque, mais les valeurs de la République resteront incompréhensibles pour les élèves de ces quartiers s'ils ne peuvent constater l'effectivité de ces valeurs dans leur vie quotidienne. L'école ne parviendra pas à ce que ces élèves s'approprient la construction intellectuelle de valeurs si ces valeurs se présentent pour eux sans lien avec la réalité sociale, économique, juridique, politique de leurs environnements quotidiens. Force est de constater qu'aujourd'hui, pour beaucoup d'élèves, cela fait obstacle à la construction d'une confiance dans la République, confiance qui reste une condition nécessaire pour permettre une adhésion pleine et entière à ses valeurs.