Intervention de Catherine Morin-Desailly

Réunion du 24 mars 2015 à 14h30
Débat sur le thème : « internet et la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse »

Photo de Catherine Morin-DesaillyCatherine Morin-Desailly :

Monsieur le président, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, internet, promesse d’une liberté d’expression sans frontières, est-il en passe de devenir un outil de surveillance sans limite ? J’ai choisi de poser en ces termes notre débat sur internet et la liberté de la presse, laquelle ne doit pas être confondue avec la liberté d’expression dont jouissent l’ensemble des citoyens.

Depuis la loi du 29 juillet 1881, la France protège ses journalistes par une législation ad hoc leur assurant un exercice libre de leur profession et la protection de leurs sources, en contrepartie du respect de certaines interdictions visant à garantir la fiabilité et l’« honorabilité » des informations diffusées et proscrivant notamment la provocation à la violence et à la haine, la publication de faux, la diffamation et l’injure, la diffusion d’informations sur une procédure judiciaire en cours, la violation du droit à l’image.

Cinq siècles après Gutenberg et moins de cent ans après l’invention du tube cathodique, ces règles demeurent, même si l’émergence du numérique a révolutionné les modalités de partage de l’information, en termes de vitesse de diffusion ou de facilité d’accès aux contenus. Internet a profondément ébranlé le modèle économique et bouleversé les méthodes de travail de la presse, obligée de se réinventer face à de nouvelles concurrences.

Aux côtés des organes traditionnels, une multitude de journalistes indépendants et de blogueurs « citoyens » a émergé, proposant au monde une information nouvelle, dans des conditions parfois périlleuses, en particulier en provenance de pays où la presse traditionnelle peine à œuvrer librement. Je citerai l’exemple de l’Iran, où, sous l’administration du président Ahmadinejad, un grand nombre de reporters et de chroniqueurs de renom de la presse écrite se sont tournés vers internet pour éviter la censure, contribuant à l’édification de la blogosphère en farsi. Le rapport annuel du Comité pour la protection des journalistes, faisant état des journalistes incarcérés de par le monde, estime que plus de la moitié de ceux qui ont été privés de parole étaient publiés sur le web.

Si internet représente une opportunité pour la presse, il constitue aussi une menace : les événements tragiques du mois de janvier ont rappelé combien la diffusion planétaire d’une information rendait nos journalistes vulnérables, jusque dans un pays chantre de la liberté de la presse et de la liberté d’opinion.

Mais ne nous y trompons pas : la menace que j’évoque ne se limite pas au danger, si grand soit-il, que les ennemis de la liberté font peser sur ceux qui défendent un exercice pleinement indépendant du journalisme d’information et d’opinion ; elle peut également être institutionnelle et politique, lorsque les États, au nom de la sécurité, multiplient les systèmes de surveillance.

Alors, bien sûr, nos démocraties ne censurent ni n’intimident ou n’emprisonnent les journalistes, comme elles n’empêchent pas l’échange d’informations entre citoyens en multipliant les restrictions techniques sur la Toile. Il n’en demeure pas moins que de légitimes interrogations se font jour dès lors qu’internet semble devenir un redoutable outil de surveillance.

En facilitant le stockage et le traitement des données, le big data a incité, de fait, à une collecte exponentielle de données, notamment personnelles, exploitées tant par les géants du net que par les services de renseignement, comme l’affaire Snowden l’a amplement révélé.

Jusqu’à présent, la France semblait protégée de tels abus : qu’en sera-t-il demain ?

Pour l’application de l’article 20 de la loi du 18 décembre 2013 relative à la programmation militaire, le Gouvernement a discrètement pris, le 24 décembre dernier, un décret relatif à l’accès administratif aux données de connexion. Or cet article, qui autorise la collecte de données personnelles et la surveillance des communications téléphoniques et sur internet en temps réel par l’administration, porte atteinte à la vie privée des citoyens, ainsi qu’à la liberté d’information et au secret des sources. On peut relever trois motifs d’inquiétude : l’absence de contrôle du juge pendant la procédure de mise sous surveillance, des objectifs fort larges justifiant la surveillance et un spectre très étendu des données recueillies. La commission de la culture, de l’éducation et de la communication du Sénat prendra connaissance avec intérêt de la décision que rendra le Conseil d’État sur le recours en annulation de ce décret déposé par Reporters sans frontières le 24 février dernier.

Le projet de loi relatif au renseignement pose également question. Dans son avis publié mercredi dernier, la Commission nationale de l’informatique et des libertés déplore la présence, dans ce texte, de « mesures de surveillance beaucoup plus larges et intrusives » que celles qu’autorise l’actuelle législation, citant notamment la possibilité de « collecter, de manière indifférenciée, un volume important de données, qui peuvent être relatives à des personnes tout à fait étrangères à la mission de renseignement ». Le Conseil national du numérique a, pour sa part, exprimé au Gouvernement son inquiétude quant à l’extension significative du périmètre de la surveillance prévue par le projet de loi, selon des critères jugés flous : la prévention des violences collectives et la défense des intérêts de politique étrangère.

Je partage les craintes exprimées par ces deux institutions, dont chacun connaît ici la compétence et l’indépendance de vues. Le risque de surveillance de masse existe et nous concerne tous, mais plus encore les journalistes, pour qui l’anonymat des sources pourrait ne plus être garanti.

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