Intervention de David Assouline

Réunion du 24 mars 2015 à 14h30
Débat sur le thème : « internet et la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse »

Photo de David AssoulineDavid Assouline :

Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, c’est un débat fondamental qui nous réunit aujourd’hui, car il touche à nos valeurs universelles, notamment à la liberté d’expression, véritable pilier de la République et de la démocratie.

C’est aussi un débat contemporain puisque, dans la tradition française, la liberté d’expression est étroitement liée à la législation sur la presse, en particulier à la loi fondatrice de 1881, conçue à une époque où le véhicule essentiel de la liberté d’expression était la presse papier, l’imprimerie.

C’est enfin un débat moderne, car la révolution numérique a complètement transformé les conditions et les possibilités d’expression et de communication, percutant de plein fouet la presse, mettant en question sa pérennité, son modèle économique, le métier de journaliste, ainsi que sa place spécifique dans la fabrication et la transmission d’information, du fait de la possibilité nouvelle, offerte à tout un chacun à travers internet, de s’exprimer sans retenue tout en bénéficiant des dispositions légales qui protègent les journalistes, sans être pour autant soumis aux mêmes contraintes que ces derniers, en termes notamment de responsabilité et de déontologie. C’est bien là que réside le problème !

Il s’agit d’un débat difficile, car il y va de la liberté d’expression, bien précieux qu’il faut préserver et défendre sans relâche, sans compromis ni compromission.

Il n’est pas question de pratiquer le « deux poids deux mesures ». Tout dernièrement, Charlie Hebdo a payé au prix le plus fort l’exercice du droit à la libre expression. C’est la liberté d’expression, en effet, qui était visée à travers cet organe de presse. À ce propos, j’observe que l’attentat contre Charlie Hebdo a été préparé par une campagne, menée prétendument au nom de cette même liberté d’expression, selon laquelle Charlie Hebdo stigmatisait une catégorie de la population et pouvait presque être taxé de racisme. Dans le même temps, les auteurs de ces accusations s’indignaient que l’on sanctionne Dieudonné, considérant que la liberté d’expression implique celle d’être raciste ! Opérant un véritable retournement, ils défendent Dieudonné au nom de la liberté d’expression et accusent faussement Charlie Hebdo de racisme. Ce journal pratique depuis toujours la caricature et la moquerie envers les religions, qui relèvent de la liberté d’expression.

Il ne faut donc pas entretenir les confusions. La liberté d’expression et la liberté de la presse doivent être garanties, défendues. Pour ce faire, le meilleur moyen est de recadrer le débat et de s’attaquer aux « dents creuses », si je puis dire, apparues dans notre législation à la suite de la révolution d’internet.

En 1998 déjà, le Conseil d’État estimait que l’ensemble de la législation, notamment celle qui garantit l’ordre public, avait vocation à s’appliquer aux acteurs d’internet. La loi de 1881, pierre angulaire de notre droit de la presse, pose pour principe, dans la continuité de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, que la presse est libre, mais que cette liberté est encadrée afin de sanctionner les abus, tels que la diffamation ou l’injure. Plus tard, s’attachant à épouser l’évolution de notre société, le législateur a réprimé l’incitation à la haine raciale avec la loi Pleven de 1972 ou le négationnisme, concernant en particulier les crimes perpétrés par le régime nazi, avec la loi Gayssot de 1990.

Notre droit n’empêche pas la libre expression, il la limite quand elle est inspirée par la volonté de s’attaquer au pacte républicain, aux principes qui fondent la République. En la matière, il ne serait pas bon de verser dans le libéralisme à tout crin. Notre droit, prenant acte de certaines dérives qu’a connues la presse – pensons à l’affaire Salengro, par exemple –, permet d’éviter que le journalisme ne retourne ses armes contre lui-même.

Aujourd’hui, on constate la mise en ligne de textes ou de vidéos remettant en cause l’interprétation de certains épisodes de notre histoire ou attisant une concurrence mémorielle qui n’a pas lieu d’être, le développement de théories conspirationnistes, tout internaute ayant la possibilité de trafiquer des images ou de réaliser des montages. Toutes les informations sont mises sur le même plan, qu’elles émanent de journalistes professionnels ou de n’importe quel internaute disposant de quelques moyens techniques. La contestation croissante des élites, la mise en question des politiques, des journalistes, qui contribuent à nourrir le populisme, en France comme dans d’autres pays, conduisent même à considérer les informations délivrées par les médias traditionnels comme moins crédibles que celles qui sont diffusées sur internet par un simple citoyen anonyme…

Devant une telle situation, on ne peut pas rester les bras croisés. La loi de 2009 favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet dispose que l’éditeur est pleinement responsable des informations publiées sur son site, mais bénéficie d’un régime atténué, par rapport à celui de la presse écrite, pour les contributions de ses lecteurs, par exemple les commentaires de ceux-ci sur les contenus mis en ligne. Hélas, ces forums de discussion sont vite devenus les viviers du n’importe quoi, ce qui oblige les sites d’information responsables à les fermer, faute de pouvoir les modérer. Cela illustre la nécessité d’apporter certaines limites à la liberté d’expression et à la possibilité, pour tout citoyen, de participer à l’élaboration de l’information.

Concernant les sites basés à l’étranger, les hébergeurs sont trop longs à réagir, quand ils réagissent. Le Gouvernement commence à apporter des réponses, notamment avec le décret relatif au blocage des sites provoquant à des actes de terrorisme ou en faisant l’apologie pris le mois dernier en application de la loi de novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme. Les sociétés gestionnaires des réseaux sociaux, les hébergeurs et les fournisseurs d’accès doivent être pleinement responsabilisés et agir de façon plus efficace et plus directe quand cela est nécessaire. Eu égard aux bénéfices énormes qu’ils réalisent, ils ont les moyens financiers et humains d’assurer une telle régulation. Ils doivent cesser de considérer qu’il ne s’agit là pour eux que d’une responsabilité accessoire.

Dans ce débat très sensible, difficile, les républicains doivent éviter deux écueils.

Le premier consiste à restreindre la liberté d’expression pour l’ensemble de la société, voire à attenter à la liberté de la presse, au nom de la nécessaire lutte contre le racisme, l’antisémitisme et le djihadisme. Internet est un outil très ambivalent, ce n’est ni la pire ni la meilleure des choses. Il ne faut pas le diaboliser. L’imprimerie était une invention géniale, mais, si elle a permis d’éveiller les esprits et de réaliser des avancées considérables dans le domaine de la pensée et de la science, elle a aussi servi à diffuser à grande échelle des textes ignobles. Dans le même esprit, la télévision, souvent dénoncée comme un facteur d’abêtissement, recèle des potentialités gigantesques. Il en va de même pour internet.

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