Intervention de Robert Hue

Réunion du 24 mars 2015 à 14h30
Débat sur le thème : « internet et la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse »

Photo de Robert HueRobert Hue :

Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, en 2012, dans une décision concernant la Turquie, la CEDH énonçait qu’« internet est aujourd’hui devenu l’un des principaux moyens d’exercice par les individus de leur droit à la liberté d’expression et d’information ».

Internet est au cœur de toutes les interrogations juridiques et sociales. Son développement exponentiel, ouvrant des possibilités d’échanges infinies entre internautes du monde entier, mêlant des informations en tous genres, a permis une immense liberté d’expression sur la Toile. L’enjeu est colossal.

Si internet est un outil formidable de communication et d’échange collaboratif, il peut malheureusement aussi se révéler un véritable instrument d’endoctrinement de l’opinion. L’efficacité de la propagande obscurantiste affinée de Daech, pour ne prendre qu’un exemple, ou la prolifération des théories complotistes à chaque événement, sapant littéralement les bases de la confiance en l’État, doivent nous inciter à adapter notre droit.

Nous devons nous doter des outils législatifs pertinents et efficaces pour prendre en compte ce nouveau facteur du numérique. Lors de l’examen de la loi du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, nous avions déjà eu ce débat. La loi de 1881 a montré ses limites face aux nouveaux moyens de communication que sont les réseaux sociaux, les sites internet, les vidéos diffusées en ligne.

Cette loi a procédé au transfert du régime des délits de provocation au terrorisme et d’apologie du terrorisme de la loi du 29 juillet 1881 vers le code pénal, permettant de durcir considérablement le régime applicable à de tels délits. Par ailleurs, elle a autorisé le blocage administratif des sites djihadistes.

Les premiers blocages sont intervenus voilà quelques jours. Il s’agit d’un pas en avant dans la lutte contre le terrorisme, mais d’un petit pas : il reste encore une longue route à parcourir pour contrer cette menace devenue permanente. Les biais de ces blocages administratifs avaient été soulignés. Ils apparaissent avec netteté aujourd’hui. Première conséquence prévisible des blocages intervenant en dehors de toute décision de justice, les propriétaires de sites incriminés peuvent se poser en victimes de la censure. Où commence la liberté d’expression, où s’arrête-t-elle ? L’absence de contrôle de ces blocages par le pouvoir judiciaire est préjudiciable, ainsi que nous l’avions souligné au mois de novembre dernier.

Par ailleurs, outre qu’il existe de nombreuses manières de le contourner – je pense à l’accès aux pages « en cache », à l’utilisation de serveurs DNS alternatifs pour échapper à la redirection des fournisseurs d’accès à internet ou au recours à un réseau chiffré –, le blocage des sites n’a été que partiel. Certains opérateurs, et non des moindres, n’ont pas appliqué le dispositif du Gouvernement. À ces difficultés bien connues s’ajoute immanquablement la publicité faite aux sites concernés à cette occasion…

En France, la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique avait permis de créer un équilibre dans le cadre d’une responsabilisation de l’hébergeur. Ce dernier n’est pas responsable par principe des contenus qu’il héberge, mais il peut le devenir si, ayant connaissance d’un contenu manifestement illicite, il n’agit pas promptement pour le retirer.

Toutefois, il est aujourd'hui difficile de contraindre les hébergeurs à retirer rapidement les contenus illicites, notamment lorsqu’ils sont basés à l’étranger. Aux États-Unis, les hébergeurs se réfugient souvent derrière la protection du freedom of speech, la liberté d’expression entendue dans sa conception la plus large, telle que la définit le premier amendement de la Constitution des États-Unis. Ainsi, Twitter a longtemps refusé de bloquer ou de censurer des mots clés antisémites ou homophobes, avant de nouer un partenariat avec des associations pour tenter de mieux contrôler la diffusion de tels propos. Si ce géant du net, notamment, a annoncé des mesures contre la propagande djihadiste, les évolutions de cette conception restent à confirmer.

Alors que le groupe Anonymous a publié récemment une liste de plus de 9 000 comptes Twitter liés à l’État islamique, afin d’exercer une pression sur cet hébergeur, la puissance publique peut-elle se contenter de se reposer sur la société civile ? Ne peut-elle anticiper certaines évolutions, reconquérir un pouvoir, ou tout au moins une influence sur le cours des choses ?

Le ministre de l'intérieur, M. Bernard Cazeneuve, doit réunir au mois d’avril les géants du net, afin de conclure un code de bonne conduite, mais nous pouvons légitimement nous demander si de telles mesures seront suffisantes pour endiguer un mouvement toujours croissant. Aujourd’hui, Google, Facebook, Twitter et d’autres règnent sur la Toile. Mais d’autres apparaîtront certainement demain et se développeront sans être signataires de ce code de bonne conduite.

Notre société rencontre aujourd'hui des difficultés tenant à la fragilité de l’équilibre entre la préservation des libertés individuelles, d’un côté, et la sécurité, de l’autre. À ce titre, la question de la gouvernance d’internet est plus que jamais prégnante ! Elle touche aussi à la manière dont nous voulons redéfinir les contours de la liberté d’expression.

La loi du 29 juillet 1881 offre un régime trop protecteur à ceux qui portent atteinte aux valeurs de la République. Cependant, le délit d’apologie du terrorisme peut devenir contestable, donc dangereux pour les libertés publiques si son utilisation n’est pas nettement définie. Pourrait-on l’invoquer quand il s’agit d’une simple contestation sociale de l’ordre en place ? Ou pourrait-on, comme cela s’est vu dernièrement, mettre en cause un enfant de huit ans sur la base de cette infraction, en ignorant les vertus préventives de l’éducation ou de la construction d’un lien social sur la base d’une confiance réciproque ?

La tendance naturelle au renforcement de l’arsenal législatif pour contrer les débordements de la liberté d’expression ne doit pas faire oublier que l’action publique a vocation à agir en amont et en aval, dans le respect des principes du droit. Nous ne souhaitons absolument pas, bien sûr, que l’on en arrive à élaborer un Patriot Act à la française. Éducation, civisme, égalité des chances : voilà les thèmes sur lesquels les difficultés rencontrées dans l’application de la loi de 1881 doivent nous amener aujourd’hui à réfléchir. Se poser les bonnes questions, c’est déjà y répondre partiellement.

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